LES ARTS
Revue Mensuelle des Musées, Collections
Expositions
QUATRIÈME ANNÉE - 1905
i*^®^lji
PARIS
GOUPIL & C
EDITEURS-IMPRIMEURS
MANZI, JOYANT & C% Editeurs-Imprimeurs, Successeurs
34, BOULKVARD DES CAPUCINES. 34
LES ARTS
N" 37
PARIS — LONDRES — BERLIN — NEW-YORK
Janvier 1905
Cliché Uiaun. Clément j" Ci#.
REMBRANDT VAN RYN. — portrait uk ci.aks berchem
(Collection du duc Je Wcstmiiisieri
Cliché lîraiin. Clémcnl y de.
CLAUDE GELLÉE, dit CLAUDE LORRAIN. — i.'aboration nu veau doh
(Collection du duc de Westminster}
LA COLLECTION DU DUC DE WESTMINSTER
A GROSVENOR HOUSE
NK ancienne collection de tableaux, comme
une ville ancienne, présente sa physionomie
— une physionomie complexe. De même
qu'un visage humain est un document sur
lequel est tracée l'histoire des vicissitudes
qu'ont traversées des générations d'an-
cêtres inconnus, une importante collection
est une anthologie des sentiments esthé-
tiques ou prétendus tels, des préférences et des goûts de ses
propriétaires successifs. Comme un être humain aussi, une
pareille collection a ses qualités dominantes, ses vertus et ses
défauts. En outre, si certaines collections sont, si l'on peut ainsi
parler, des Pic de la Mirandole et excellent en tout, d'autres
ont, en même temps que des faiblesses, des mérites très pro-
noncés. C'est à cette seconde catégorie qu'appartient la collec-
tion du duc de Westminster. De grandes écoles et de grandes
périodes d'art n'y sont pas représentées par un seul chef-
d'œuvre. On ne trouve, à Grosvenor House, aucune toile
importante des écoles italiennes des xv^ et xvi" siècles, aucun
exemple des paysagistes français du xix*^ siècle, aucun de
l'école de Norwich ni des périodes comprenant la grande
époque de l'art continental des préraphaélites anglais. Deux
époques de l'art y sont seules représentées par des œuvres de
premier ordre. Mais, heureusement, ces deux périodes sont
l'une, la plus grande de l'art continental, l'autre comme la
plus grande de l'art anglais. La première va de 1600 à 1660;
c'est celle de Rembrandt et de Velasquez, celle de Rubens et
de Van Dyck, celle des Poussin et de Claude. La seconde
s'étend de 1770 à 1790; c'est celle de Reynolds, de Gains-
borough, de Romney.
On trouve, à Grosvenor House, des (tuvres de toutes les
époques principales de Rubens. Dans Patisias et Glyccrc,
nous avons un tableau de sa première manière, une œuvre à
laquelle a probablement collaboré Breughel. Elle représente
le peintre lui-même en amoureux, et elle a un air de famille
avec le portrait de Rubens et d'Isabelle Brant, qui esta
Munich fn» io5o). Les fleurs jaillissent devant l'artiste et sa
fiancée. Glycère tient une guirlande de Heurs à la main. C'est
un tableau printanier, peint au printemps de la vie du
maitre.
A la première partie de la période moyenne de Rubens
appartient Agar renvoyée par Abraham et Sarah, tableau
qui ressemble beaucoup à une toile représentant le même
sujet, qui se trouve au musée de l'Ermitage, à Saint-Péters-
bourg. Dans ce tableau, comme dans d'autres de la même
catégorie, Rubens nous apparaît comme un des chefs d'une
nouvelle renaissance, d'un mouvement qui atteignit;! sa plus
parfaite expression dans les œnivres religieuses de Rembrandt.
De même que Giotto, trois siècles auparavant, avait osé
rompre avec les conventions artistiques et peindre une mère
et un enfant au lieu d'un simple symbole, de même aussi les
grands maîtres du xvu= siècle ont osé donner à des scènes
de l'histoire religieuse un caractère humain et émouvant.
Rubens, comme il l'a dit lui-même, a voulu choisir « un
sujet qui ne fût ni sacré ni profane », et il a exprimé des sen-
timents humains, parce que c'est à des sentiments humains
qu'il faisait appel. « Je l'ai peint sur bois, ajouta-t-il, parce
' que les petits tableaux réussissent mieux sur un panneau que
sur la toile (1). »
(0 M/ïX RooSES. — Rubens, Paris st Amsterdam, igoS, p. 276-277.
LA COLLECTION DU DUC DE WESTMINSTER
Enfin, on trouve, dans cette collection, trois des tableaux
peints d'après les dessins f)riginaux faits pour une série de
tapisseries commande'cs, en 1625, par l'archiduchesse
Isabelle, pour un couvent de Madrid. Ce sont : Abraham
offrant le pain et le vin à Melchissédec, les Israélites recueil-
lant la manne dans le désert et les Quatre Évangélistes. Un
quatrième tableau, appartenant à cette même série, les Pères
de l'Église, est à Eaton Hall, le château du duc de
Westminster, près de Chester. Ces tableaux, exécutés par
les élèves de Rubcns, ont été retouchés par le maître. Dans
ces œuvres, la puissante virilité de Rubens tourne à l'expres-
sion animale. Les Israélites recueillant la manne est une
toile qui nous présente un débordement de chairs rou-
geâtres pareil à celui qu'offre l'étal d'un boucher de Smiih-
ficld aux approches de Noël. Et ce n'est que de la chair, de
la chair sans os. Les héros de Rubens, d'ailleurs, n'ont ni
âme ni charpente. En revanche, ils ont plus que leur part
de chair. Ces immenses compositions sont grossières, vul-
■nu y t.
CLAUDE GKLLEE, i>it CLAUDE LOlt
(CoUectinn du
gaires, bruyantes et magnifiques. Elles sont l'œuvre d'un
barbare de génie, passé maître dans la technique de la pein-
ture à l'huile, qui sut comnuiniquer à ses élèves, aussi long-
temps que ceux-ci restaient avec lui, quelque chose de sa
merveilleuse maîtrise dans l'emploi des matériaux du peintre.
Comme contraste étrange avec ces œuvres, on voit, dans
la galerie voisine, le Portrait de don Baltasar Carlos. Au
lieu de barbares peints par des barbares, voici le portrait
d'un gentilhomme peint par un gentilhomme. Un critique
aussi autorisé que M. de Beruete attribue ce portrait à
HAIN. — l'.VVS.VliK AVKO. 1.E KKI-OS KS KdYPTB
dm- de Westminster)
Mazo, tout en reconnaissant ses belles qualités. Je n'en
reste pas moins convaincu que les principaux personnages
de ce tableau sont de Velasquez lui-même. Non seulement
ils ont toutes les particularités de style du maître, — parti-
cularités qui. je l'accorde, peuvent, dans une certaine me-
sure, être imitées. — mais ils ont aussi ce qui est inimitable:
la qualité du grand maître. Le fond et certains des person-
nages secondaires sont évidemment l'œuvre d'un élève ei
peuvent être de Mazo.
Un autre des géants de l'art du svi' siècle. Rembrandt.
est mieux repre'senté que Velasqucz. On ne compte pas
moins, sur les muis de Grosvenor House, de six toiles
pouvant lui être attribuées, mais trois seulement sont incon-
testablement de sa main. De ces dernières, la plus belle est
la Salutation, peinte en 1640, l'année où naquit la seconde
Cornélia de Rembrandt, l'année qui précéda celle où
Titus vit le jour. L'artiste v a déployé sa merveilleuse
faculté de concevoir et d'exprimer d'une façon nouvelle et
originale un sujet biblique. Ouelle sincérité de sentiment!
Comme l'artiste sait nous faire partager les craintes de la
mère, les inquiétudes du père, qui, avec une lente, pénible
et sénile hâte, descend les marches, la main appuyée sur
l'épaule d'un enfant! Avec quelle habileté Rembrandt a su
rendre la douceur, le calme, la modeste confiance de Marie!
Kt que cette saine jeune femme diffère de la mélancolique,
lymphatique et sentimentale madone de ce décadent typi-
que, Sandro Boiticelli !
Non moins caractéristiques sont les portraits présumés
Clittie lii-autt. tli^ment ^ Lie.
A. VAN UVCK. — I-OUTH.VIT DE
(ColUctiim du duc
de Claes Berchem et de sa femme. Dans ces tableaux la
technique est en harmonie avec la nature du sujet. Le por-
trait de la temme nous montre une honnête et simple
ménagère bourgeoise. Il est exécuté avec le soin et le fini les
plus extrêmes dont Rembrandt soit capable. Le portrait de
reTr/""i P'"^'■,f 'demen., est d'un faire moins serré.
^/h.n. "P '^■'"'"'' P°''"'^''^ '^' Rembrandt. Knire
le chapeau no.r a larges ailes et le col blanc, il v a une phy-
s.onom.e sur laquelle de fortes et profondes émotions ont
V.VN UÏCK, DIT AU TOUHXESOL
de Westminster)
laissé des traces. Comme tous les tableaux de Rembrandt,
il respire la vie. Dans le nombre infini des traits et des tons,
Rembrandt choisissait ceux-là seuls qui pouvaient lui servir
à traduire une impression, non pas seulement de l'homme
extérieur, mais de l'âme, de l'intelligence, de la personna-
lité tout entière du modèle.
La peinture française de cette époque est bien repré-
sentée à Grosvenor House, où se trouvent des œuvres attri-
buées à Claude Lorrain et quelques tableaux qui portent les
Clichi Brou», Clémenl jf Cit.
D. VELASQUE^. — portrait de baltasar carlos
(Collection du duc de Wesiminster)
LES ARTS
noms de Gaspard et de Nicolas Poussin. Parmi les Claude
sont r Adoration du Veau d'or (iv i3), Grandeur de l'Em-
pire romain (n" i5). Décadence de l'Empire romain (n" 63),
Danse villageoise (n" lôj, et deux beaux paysages de rannée
i65i, qui avaient fait partie de la collection Blondcl de
Gagny. Ce sont bien des œuvres du maître par excellence du
paysage classique, de l'artisic qui, le premier, a su repré-
senter un coucher de soleil. En matière d'art, il n'y a pas de
géne'ration spontanée, et Claude lui-même devait beaucoup
à ses prédécesseurs immédiats dans l'an du paysage : Anni-
bal Carrache et le Dominiquin. On trouve, dans cette col-
lection, la preuve directe de ce que Claude devait à ce
dernier, car un beau paysage de Zampieri orne le salon
d'attente de Grosvenor House. Claude est néanmoins un
des artistes qui ont le plus créé. Il n'a pas seulement fait
vivre quelques types; comme Simon Martini et Michel-
Ange, il a inventé tout un monde à lui, un monde oij il n'y
a ni douleur ni besoin, ni labeur ni orage. Le soleil y luit
dans un ciel serein. Une atmosphère douce inonde le
paysage. Sur les bords de larges et calmes cours d'eau s'élè-
vent des temples de marbre. D'heureux bergers, sous les
ramures, y chantent
, leurs amours, et des
paysans dansent sur
le gazon vert. Ce
monde idéal, l'art ma-
gique de Claude sait
lui donner la réalité.
Nous sommes trans-
portés loin du ciel
gris de Londres, cette
ville de brouillard et
de boue; nous ou-
blions la splendeur et
le confort d'un palais
ducal anglais ; nous
sommes, aux côtés
d'Amaryllis, à l'ombre
des rameaux d'un des
arbres du paradis lu-
mineux de Claude.
Tous les tableaux
du maitre qui sont à
Grosvenor House
appartiennent à la tin
de sa seconde période
et ont été peints entre
i65o et 1660. L'Ado-
ration du Veau d'or
est le plus connu de
tous, mais il ne nous
plaît pas autant que
les deux paysages
peints en i65i.
Il y a, dans la col-
lection de Grosvenor
House, au moinsdeux
autres tableaux im-
portants de cette
époque : un Paysage
avec bestiaux (Ferme
à la Haye), de Paul
Potter, et l'Enfant
Jésus endormi, de
Murillo. Le pavsage
de Potter fut 'peint
pour le protecteur de
Cliché «roun, C'.émnil ^ Cie.
REMBRANDT VAN RYN.
ICoUection du duc
cet artiste, M. Van Slingelandt, de Dort, en 1647, et est un
de ses meilleurs ouvrages. L'Enfant Jésus endormi, de
Murillo, a été l'objet d'une longue controverse, depuis que
le professeur Veniuri l'a attribué au Corrège. Il n'est pas
possible de discuter ici les arguments pour et contre cette
attribution. Rien de ce qu'a assuré le savant professeur n'a
pu ébranler notre conviction que l'attribution tradition-
nelle de ce tableau à Murillo est exacte. Les « particularités
de style » de cette ituvre, relevées par le professeur Venturi,
se retrouvent dans d'autres peintures de Murillo tout autant
que dans certaines œuvres du Corrège; quant aux gros poi-
gnets et aux chevilles épaisses de l'enfant et au raccourci
manqué du bras droit, ils sont très caractéristiques du peintre
espagnol. Mais il est inutile de recourir à des détails anato-
miques en discutant cette question : l'ensemble du tableau
dénote, au premier coup d'œil, une origine espagnole. A sa
tonalité, à sa technique un peu lâchée, de même qu'à certains
détails, tels que la draperie rouge à gauche de la composition,
on reconnaît une a*uvre de Murillo ou de son école.
Grosvenor House renferme trois chefs-d'œuvre des grands
maîtres anglais du
xviii<= siècle. Ce
sont : la Porte de la
chaumière 1772; et
l'Infant bleu, de
Gainsborough, et
Mrs. Siddons, de Sir
.loshua Reynolds. La
Porte de la chaumière
est un des meilleurs
paysages d'un grand
artiste, qui se con-
sidérait lui-même
comme étant essen-
tiellement un paysa-
giste. Le public, sur
ce point, n'était pas
d'accord avec Gains-
borough ; mais sa
conviction n'en resta
pas moins ferme.
<i On ne veut pas les
acheter, vous savez,
disait-il à lord Lans-
downe, peu de temps
avant sa mort, en
montrant quelques-
uns de ses paysages.
Je suis un paysagiste
et on me demande des
portraits. Regardez ce
satané bras; j'y ai tra-
vaillé toute la matinée
et je ne puis parvenir
à le redresser. » Le
paysage de Gainsbo-
rough est essentielle-
ment anglais. Il est
peint dans une gamme
sombre et calme, et
plein de grâce dans
l'ensemble. Le feuil-
lage est traité large-
ment, les masses sont
bien agencées; et par-
dessus tout, là com me
— l'onxiiAiT DU l'ahtiste
de Westminster)
LA COLLECTION DU DUC DE WESTMINSTER
ClicM Bran», CUmtnl y Cir,
REMBRANDT VAN RYN. - i.a salutation
(Collection du duc de Westminster)
REMBRANDT VAN RYN. _ lhommk au kaucon
(Collection du duc de Westminster)
LA COLLECTION DU DUC DE WESTMINSTER
r.lich,- lîntiw. CU'.tmit y Ci:
REMBRANDT VAN RYN. — la femmk a l'kventail
(Collection du duc de Westminster)
LES ARTS
dans toutes les œuvres de Gainsborough, les qualités tech-
niques sont incomparables. Comme paysagiste, Gainsborough
a subi l'influence de Rubens, bien qu'il doive quelque chose a
Salvator Rosa et à Claude. C'est grâce à Rubens qu'il s'est
émancipé de la technique guindée des paysagistes hollandais.
Dans ses dernières années, sa manière, comme paysagiste,
tend à devenir lâchée et sans précision. Il sacrifie de plus en
plus les détails afin de transcrire ses impressions alors qu'elles
sont encore vives et nettes. Cependant, la Porte de la chau-
mière appartient à sa meilleure époque, à l'époque où il
s'était affranchi de l'influence hollandaise et où il n'avait pas
encore acquis la manière hâtive et superficielle de sa dernière
période.
Un plus fameux spécimen encore de Gainsborough, qui
figure dans cctie collection, est l'Enfant bleu, le portrait du
jeune Jonathan Buttall, fils d'un riche marchand de fer de
Soho. D'après une vieille tradition, ce portrait aurait été
peint en 1779, dans le but de réfuter une opinion exprimée
par le grand rival de Gainsborough, Reynolds, dans son
huitième Discours, lu en décembre 1778 aux élèves de l'Aca-
CUehi; RroK». Cléwe.it ^ Cie. PAtJL POTTER —
(CoLUclioii du duc
demie royale. « Il faut, à mon avis, disait Sir Joshua, avoir
présente à l'esprit cette règle invariable que les masses de
lumière d'un tableau doivent toujours êirc d'un ton chaud et
fondu, jaune, rouge ou blanc jaunâtre, et que le bleu, le
gris et le vert doivent être exclus presque entièrement de ces
masses et ne servir qu'à soutenir et à faire ressortir les tons
chauds; pour cet objet, une très petite quantité de teintes
froides suffit. Renversez cet ordre de choses... et il sera
irnpossible à l'art, même par les mains de Rubens ou du
Titien, de faire un tableau grandiose et harmonieux. .
Cependant SirWalterArmstrong et d'autres critiques mo-
dernes, qui ont étudié Gainsborough, estiment que ce tableau
■ l'EHMl! A LA HAYE
de Westminster}
a été peint, non en 1779, mais en 1770, et que l'Enfant bleu a.
motivé l'opinion de Sir .loshua Reynolds, au lieu d'avoir été
peint pour la réfuter. Ce tableau est loin d'être le seul
dans lequel Gainsborough a montré une préférence pour
le bleu. Le même ton domine dans son Master Edward
Gardiner, exécuté vers 1767, dans son Honorable Edivard
Bouverie, dans son Lord Archibald Hamilton, dans son
Honorable Anne Duncombe et dans sa Lady Sheffield.
E Enfant bleu est un triomphe de maîtrise et de dextérité;
mais cela n'en constitue pas le charme principal; il est encore
une étude de caractère presque aussi pénétrante et profonde
qu'un portrait de Rembrandt ou de Durer. Cet enfant intelli-
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(.'JiWa- /îrduii. Clément jf Cic.
TH. GAINSBOROUGH. — the blcf. boy
( Colleclion du duc de Westminster)
gcnt et gracieux a une physionomie pleine d'Imniour et de
curiosité — d'un humour qui n'exclut pas le sérieux, et d'une
curiosité qui, n'étant ni vulgaire, ni timide, est une des qua-
lités essentielles d'un esprit jeune et sain.
La troisième des grandes œuvres de l'école anglaise que
renferme Grosvenor House est le portrait de Mrs. Siddons
eiimuse tragique, par Sir Joshua Reynolds, peint en 1784, à
l'époque où l'actrice était dans sa vingt-huitième année. Elle
est représentée assise sur une espèce de trône, au milieu
d'une nuée. Le Remords et la Pitié se tiennent derrière elle.
Ce tableau est conçu dans une gamme de couleurs fort
simple, 011 dominent le brun et le jaune. Le dessin et la com-
position dénotent incontestablement l'influence de Michel-
Ange. Au point de vue artistique, la Mrs. Siddons de Sir
Joshua procède directement des prophètes et des sibylles de
la chapelle Sixiine. En outre, comme le dit Sir Waltcr
Armstrong, ce tableau « est la seule œuvre importante et
entièrement réussie de Sir .loshua Reynolds où il ait appli-
qué littéralement ses théories sur le grand style ». Dans
son quatrième Discours, il avait dit à ses élèves comment ils
pourraient donner à leurs œuvres « un air de grandeur ».
« Il faut éviter tout effet de lumière insignifiant ou artiticiel
et tout excès de variété de tons; le calme et la simplicité
doivent régner dans l'œuvre tout entière, et Ton y arrive en
grande partie par un coloris large, uniforme et simple. » Cet
enseignement, Reynolds, d'ordinaire, ne le mettait pas en
pratique. Mais, dans sa Mrs. Sidduns, le maître unit, au
moins une fois, le précepte à l'exemple, et le résultat
démontre qu'une peinture de grand style peut être exé-
cutée d'après sa formule par un artiste de génie.
Des paysages
de Claude, des
portraits de Rem-
brandt et de Vc-
lasquez, de Gains-
borough et de
Reynolds, voilà
les œuvres qui
donnent à la col-
lection de Gros-
venor House son
caractère particu-
lier. De toutes ces
œ'uvres, il n'en est
pas qui aient pour
nousplusd'attrait
que les tableaux de
Claude. Comme
dans les œuvres
des peintres de l'é-
cole d'Ombrie. le
ciely estinfini; en
les contemplant,
il semble qu'on
échappe à la vul-
garité, à la cohue,
à la laideur de la
vie urbaine mo-
derne. A ceux qui
prétendent que ce
ciel est irréel et
éphémère, nous
répondrons qu'il
est aussi réel et
durable que n'im-
porte laquelle des
Arcadies con-
nues. Et ceux là
seuls qui n'ont
pas conscience de
l'horreur de la
Réalitépourraient
avoir lacruauté de
priver la pauvre
humanité de ses
rêves, de ses con-
solations et de ses
illusions.
LANIITOS-DUCIIIAS.
Clémetil y Cie.
P.-P. RUIiENS. — LES QUATUE lîVANfil'jLISTIiS
(Collection du duc de Westminster)
Clkhi Ihmm, Clcmeiil H Cit.
JOSHUA REYNOLDS. - portrait de mrs. siddons
(Collection du duc de Wesimiiister/
TRIBUNE DES ARTS
Sur les Primitifs français
Dans le débat qui s'ouvre dans cette Revue sur les Primitifs traiivais, la Direction entend conserver une entière impartialité, et
n'intervenir que pour le modérer et le contenir dans des formes courtoises: Si elle l'a ajourné, ce fut pour éviter qu'il perdit son caractère
impersonnel et scientifique. On peut croire qu'à présent la violence des contradictions s'est atténuée, et comme les communications qui nous
arrivent de tous cotés nous prouvent à quel point nos abonnés s'intéressent à ces problèmes, nous ne croyons pas devoir retarder plus
longtemps une polémique qu'a rendue plus nécessaire encore l'article de M. Jean Guiffrcy .sur le Retable du Parlement de Paris, paru
dans le numéro 35 des Arts. Nous insérons donc, en laissant à l'auteur la responsabilité entière de ses assertions historiques et artis-
tiques, la lettre suivante qui a au moins l'intérêt de porter de nouveau l'attention sur rattribution à Van Eyck de la Vierge au Donateur du
Musée du Louvre. Nous n'ignorons pas que cette question fut déjà débattue, mais par des arguments différents. Nous sommes obliges
d'ajourner au prochain numéro d'autres communications non moins intéressantes et plus générales. Mais on ne perdra rien pour attendre.
Nous tenons à le répéter : chacun est ici pour son compte. Toutes les communications que nous accueillons, qu'elles soient signées ou que
leurs auteurs aient gardé l'anonymat devant le public, émanent de personnalités qui, par leurs études, ont acquis ou cru acquérir une compé-
tence en ces matières fort nouvelles et sur qui bien des rêveries demeurent possibles.
N. D. L. R.
L'Auteur et les Personnages
DU TABLEAU DÉNOMMÉ
Le Retable du Parlement
Lors de la dernière exposition, à Paris, des
Primitifs français, pendant les mois d'été de
l'année 1904, on a beaucoup remarqué un
retable, qui, depuis lors, a été revendiqué par
le Musée du Louvre et est entré récemment
dans ce Musée.
Les Arts ont publié , dans leur numéro 35,
une reproduction de ce retable qui a été
baptisé : Retable du Parlement de Paris.
A propos de cette œuvre, on a beaucoup
discuté : d'abord sur l'auteur du retable, en
qui les uns ont voulu voir un peintre français,
tandis que d'autres tenaient l'auteur pour un
étranger. Je crois l'auteur du retable Français.
On n'a pas moins discuté sur les person-
nages représentés dans cette œuvre d'une
importance capitale pour l'histoire française.
La pancarte mise au bas du retable du Parle-
ment indique que les personnages représentés
là sont : d'une part, saint Louis et saint Jean-
Baptiste, d'autre part : Charlemagne et saint
Denis.
Ces attributions ne me paraissent pas
exactes, et je vais essayer d'expliquer pourquoi.
L'auteur du retable est un peintre français.
Il me paraît être l'auteur d'un autre tableau
(attribué à tort, selon moi, à Jean Van Eyck) la
'Vierge au Donateur, exposé pendant long-
temps dans le Salon carré du Louvre, mainte-
nant placé dans la salle Van Eyck et attribué
à Van Eyck.
Si l'on regarde attentivement cette 'Vierge
au Donateur, les personnages qui sont au
second plan, regardant vers le paysage, on y
retrouvera l'un des personnages du fond du
retable du Parlement de Paris, celui qui, vêtu
d'un habit rouge court à manches bouffantes,
tourne le dos au spectateur et regarde couler
la rivière.
Les personnages représentés dans le retable
du Parlement ne sont pas non plus ce qu'on
a dit : ni le personnage placé à la droite du
Père n'est saint Louis (il n'a, ni dans le
visage ni dans l'altitude rien de saint Louis,
ni le personnage fleurdelisé aussi, placé, un
glaive en main, à la gauche du Père, n'est
Charlemagne. Ces personnages sont bien deux
rois de France, mais ils ne se nomment ni
Louis, ni Charlemagne. 11 n'est pas très dif-
ficile de le prouver.
Et d'abord, parlons des questions de vrai-
semblance. Comment un roi de P'rance, en
1471 — c'est la date approximative où l'on
dit que le retable fut peint — eût-il autorisé
un peintre, assurément l'un des plus grands
du royaume, un peintre travaillant pour le
Parlement de Paris, à représenter Charle-
magne à la gauche du Père Eternel? Dans quel
but, ce roi de France aurait-il autorisé une
semblable représentation qui aurait tendu à
déconsidérer, aux yeux de tous, l'un des véné-
rables ancêtres de la monarchie française,
L'Empereur à la barbe Horie.
Cela ne peut pas se soutenir avec vraisem-
blance un seul instant. Jamais un historien
français ne considérera cette attribution
comme vraisemblable pendant une seule
minute. Ce n'est pas sur des fantaisies et des
imaginations que travaillait un peintre d'État,
comme l'auteur du retable, ni en 1430, ni en
143-, ni à aucune autre de ces époques éloi-
gnées.
Stendhal, dont on néglige trop le rare bon
sens et les vastes connaissances d'histoire, a
pourtant émis, sur ces choses du passé, des
indications définitives dont il fait bon de se
souvenir quelquefois. Stendhal a dit que, dans
ces temps anciens, les artistes ne mentaient
pas, et qu'ils n'ont jamais songé à altérer la
vérité, ni à peindre leurs imaginations ou fan-
taisies.
Ces peintres étaient d'admirables, de fidèles
copistes des modèles qu'ils avaient sous les
yeux, d'une rc'alitc plus ou moins poétique,
plus ou moins belle, mais toujours rendue très
sincèrement. Que se proposait donc l'auteur
du retable du Parlement de Paris? De repré-
senter pour ce Parlement les plus grands per-
sonnages de l'Etat, les deux rois de France
d alors, l'un à la gauche du Père; le roi franco-
anglais Henri V, l'autre là la droite du Père)
le jeune roi de France d'alors : Charles VII
sacré à Reims, sous les yeux de Jeanne d'Arc,
le 17 juillet 1429.
Le roi Charles VII, régent depuis 1418,
ayant été sacré à Reims, le 17 juillet 1429, il
était tout naturel qu'il se fit peindre en son
habit du sacre de 1429, et qu il choisit, pour le
peindre, celui qu'il considérait comme le plus
exact et en même temps le plus religieux pein-
tre de son époque, le peintre du roi de F'rance,
le Tourangeau Jean Fouquet.
C'est ce que fit le roi de France, et c'est
ainsi qu'a fait le roi Charles X quand il a
commandé son portrait, en habit de sacre, à
Ingres.
Le roi représenté à la droite du Père Éter-
nel, en 1429 ou en 1430, est donc tout sim-
plement le roi de France d'alors, le jeune
Charles Vil, celui qui vient de respirer à
Reims, pendant son sacre, la fumée de l'encens
qu'a respirée aussi Jeanne d'Arc.
Il n'est même pas très difficile de discerner
les traits du roi bien rcconnaissables, aujour-
d'hui que bien des fac-similés existent du
Charles VII à genoux, entouré de sa garde
écossaise, aujourd'hui que le Musée du Louvre
a réuni dans la même salle des Primitifs fran-
çais et qu'il a mis face à face le Charles VII
de 1429 ou 1437 (retable du Parlement de
Paris, peint par Jean Fouquet et leCharles VII
du même Fouquet, le Charles VII de l'an 1430
Les Orijçines de la Peinture française
ON se propose de donner dans ce qui suit, un éiat succinct
et mis en ordre des origines de la peinture française.
Ces origines n'ont encore donné lieu qu'à des
articles spéciaux et isolés, ou à quelques compilations trop
confuses dans leurabondance, pourctre compriseset retenues.
Au terme de tant de recherches et de travaux, dont tous n'ont
pas été sans féconds résultats, on manque encore d'un corps
d'histoire où se trouve rédigé pour l'usage du public, ce
qu'ils contiennent de plus important. Le moment paraît venu
de le former, et de tirer de cette matière une instruction
capable de se faire accueillir de tous les amis de l'art.
Ce n'est pas que beaucoup de points ne demeurent encore
obscurs à ceux qui veulent s'en informer. Mais cette obscu-
rité, si épaisse par endroits, et qui n'achève qu'à peine de se
lever sur les faits les plus importants, n'empêche pas d'arrêter
assez de traits essentiels. Les faits certains ne sont pas si
rares qu'on croit. A l'observateur impartial ils offrent de quoi
asseoir un jugement quant au principal de cette histoire.
On ne doit pas oublier que tout ce qu'elle offre, a un abou-
tissement dans l'école de peinture française du xvii« siècle.
Cette école est justement célèbre. Quelques-uns des plus
beaux génies de l'histoire des arts y sont contenus. Son pres-
tige par eux alla si loin, qu'elle avait enrin conquis l'Europe.
Ce fut l'avantage du xviii« siècle, héritier des magnifiques
efforts dont s'illustra le règne de Louis XIV. Ces efforts
commencent avec Vouet. On les trouve ensuite si bien
suivis, que ce qui précède n'a pu manquer de faire l'effet
d'un préambule, d'une introduction, où le siècle de la
Renaissance a tenu longtemps toute la place.
Il faut joindre maintenant les siècles antérieurs, et
grossir ces préliminaires de tout ce que la science moderne
a découvert du Moyen .\ge. Par elle le champ du passé
s'éclaire, par elle se corrige et se définit mainte idée
vague ou inexacte, longtemps accueillie faute de mieux.
Il s'agit, en peu de mots, de consigner ces idées, et de
refaire avec le secours qu'elles dopnent, la nécessaire his-
toire de ces commencements.
I'^'^ PARTir:. — DES ORIGINES A LA MORT DU DUC DE BERBI
Les origines de la peinture française ne doivent pas
être recherchées au delà du règne de Philippe le Bel.
Ce qui précède n'est fait que des antiques pratiques où
s'immobilisa d'abord le Moyen Age : effet d'un enseigne-
ment purement traditionnel, sans nul retour sur la nature
et sur les modèles du passé. Du moins ce qu'on peut trou-
ver de tel dans un album comme celui de Villard de Hon-
nccourt, est-il parfaitement incapable de régénérer la
peinture. Cet ouvrage célèbre ne présente pas un trait où
l'imitation ne se montre serve de la plus froide abstraction
et de la plus triviale routine. Inappréciable pour l'histoire
de l'art, ce livre est daté d'avant i25o, approximativement
d'après i23o. Il est contemporain de saint Louis. L'au-
teur, issu du Vermandois, était sujet du roi de France. Ce
qu'on y découvre est à l'unisson de tous les autres ouvrages
du temps : psautier de la reine Ingeburge à Chantilly, et
de saint Louis au Cabinet des Kstampes, vitraux, peintures
murales comme celles de l'église de Montmorillon. Tous
ces objets n'ont de prix que celui de la matière, parfois
chère; ce que l'art y joint n'est que les derniers effets des
traditions lointaines yct momifiées de Rome, que nous
nommons style byzantin.
L'Italie place au temps de Cimabue la fin de ce style
chez elle. C'est la seconde moitié du xiii' siècle, et, pour
fixer par convention une date, l'année 1267, que la Madone
de ce peintre fut portée en procession par le peuple, de son
atelier à Sainte- Marie- Nouvelle, à laquelle elle était
destinée.
Ce qui empêche de marquer en France précisément le
temps d'un pareil changement, point d'origine de notre
école, c'est moins l'incertitude du fait que l'extrême rareté
des pièces qui permettent de le constater. Sous le règne de
l'iiii lu: lit: iMiMl'in. 1 1:
Tapissoi-io du l'Apocalx pse lissée par Jean Bataille sur les dessins de Jcin de Drilgos
jxiv« siècle)
Cathédrale d'Angers
CHehé Ilratoi, Clément ^ Cte
RICHARD II ROI D'ANGLETERRE ET PLUSIEURS SAINTS
Volet gauche de diptyque (xive siècle)
^____ Collection de Lord Pembroke
Cliché Dratiii, Clémeiil j' Cir.
LA VIERGE ET l.'ENFANT JESUS AVEC LES ANGES
Volet droit de diptyque (xiv siècle)
Collection Je Lord Pembroke
20
LES ARTS
Cliché P. Saui'anaud.
LE BAISER D1-: JUDAS. — LA FI.Ar.EI.I.ATION. — LE PORTEMENT DE CROIX
Fragment du Parement de Narboiine, grisaille sursoie (xiv» siècle)
Musée du. Louvre
Philippe le Bel, les noms d'Etienne d'Auxerre et d'Evrard
d'Orléans n'offrent jusqu'ici nulle prise à l'investigation. Le
premier ne porte même pas le nom' de peintre du roi, et l'on
manque des preuves positives que le second ait été quelque
chose de plus que peintre en bâtiment. Que si l'on recourt
aux ouvrages anonymes, aux fresques de la cathédrale de
Clermont, par exemple, à certaine Vierge au Donateur que
des concordances datent d'environ i3t2, on n'y constate nui
amendement de la barbarie tradition-
nelle. Dans le domaine de la miniature,
même ressemblance avec l'âge précé-
dent. L'atelier d'Honoré et de Richard
de Verdun, d'où l'on croit que sortit,
eni296, le Bréviaire de Philippe le Bel,
ne produit rien que de conforme aux
vieux psautiers de saint Louis. Mêmes
visages grimaçants et disproportionnés,
même dessin mécanique, même trait
écrasé, même rehaut mince et cru,
même coloris froid et brutal.
Le premier ouvrage où l'on voie^
poindre, tout noyé de pratiques anciennes, le commence-
ment d'un art nouveau, est le livre des Miracles de saint
Denis, quelquefois nommé Bible de Philippe le Long, parce
qu'il fut écrit pour ce prince, probablement en iBij. On ne
sait qui peignit ce manuscrit, mais la ressemblance qu'il pré-
sente avec une Bible heureusement signée, et datée de dix ans
plus tard, permet de le rapporter à une école certaine, .lean
Pucelle, et deux compagnons, Anciau de Sens et Jacques
Macy, ont inscrit leurs noms sur celle-
ci; noms naguère inconnus, auxquels il
s'agit désormais, faute de mieux, de
faire commencer l'école française. Les
comptes mentionnent Macy depuis i 3i 3,
sous le nom de Maciot enlumineur.
Quanta Pucelle, son nom jetait alors un
éclat, attesté cinquante ans plus tard par
le souvenir qu'en gardent les inventaires.
On le voit, dès i 324, dessiner le sceau de
l'hôpital Saint-J acques-aux-Pèlerins.
Avant I 328, sous Charles le Bel, il peint
un livre d'oraisons pour la Reine.
LE PROI'IIICTE JOI'iL
Miniature de la Uiblc do 1327, par Pucelle, Anciau et Mac
BtbUolhtque nationale (Paris)
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
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M. Dclislca fourni la
preuve que ces artistis
furent également auteurs,
avec un quatrième du
nom de Chevrier, du
Bréviaire de Belleville.
pièce excellente dans son
genre el le premier en
date des beaux ouvrages
français. La différence
avec la Bible est telle, et
le progrès du style entre
deux est si grand que,
quelles que soient les
apparences d'après les-
quelles M . Delisle assigne
la date extrême de i343,
on se résout à peine à
reculer si loin l'exécution
de ce bréviaire.
La cause de cechange-
ment de style et de ce
progrès chez nos minia-
turistes, est attestée par
ce style même. Il est in-
contestable que rien, dans
les ouvrages nationaux
plus anciens, n'y a la
moindre ressemblance
quant à la pratique de
l'art. Plusieurs traits au
contraire obligent de le
rapprocher de celui que
Giotto et ses élèves prati-
quaient depuis
trente ans en Ita-
lie, fruit de l'étude
renouveléedel'an-
lique et de la na-
ture. Un goût de
draperie large et
tombante, des che-
velures ondulées
sur les tempes, de
longues barbes
soigneusement
bouclées, une sy-
métrie et une pro-
portion des visa-
ges d'où vient à
ces petites pein-
tures un air de
dignité inconnu
jusqu'alors, l'exé-
cution fondue et le
coloris léger, attes-
tent la parenté de
Florence avec
notre école com-
mençante. Il est
vrai que celle de
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Bihliothique nationale (Paris)
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Miniature du Bri>viairc de BellcTtlle. parPucelle, Aariaa. Uary et ChcTrier (Xiv*Mcrlc)
Bibliothtijue nationale f Paris)
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Lettre iiiitiaU- de \.\ Hiblo «le 13:i7. par PuccUo,
Aiiciau cl Macy
Bibliothèque nationale (Parisf
I.V «hSl HHKi TIOX
îlînîaliirv du Bréviaire de Bclli.>vitK'. par Pucclk*, ADciau, Uac^ et Cbcvricr (Xiv* siêrle)
BikUotJkifme matiommU fPmrisf
Photo Alexandre [Bruxeltaj.
JEAN DUC DE BERRI ACCOMPAGNE DE SES SAINTS PATRONS
Miniature des Belles Heures du duc de Berri, par Jacquemart de Hesdin (xiv<: siècle)
Bibliothèque royale (Bruxelles)
''*'"'"""""'"•' ^"■"""•""^ LA VIERGE ET L'ENFANT JÉSUS
Miniature des Belles Heures du duc de Berri, par Jacquemart de Hesdio (xiv« siècle)
Bibliothèque royale (Bruxelles)
24
LES ARTS
Fir.THK nn pnnpni:TE
Miniature du Psautier du duc de Itcn-i. par ncnuncvcu (xiv sîcric)
Blbliothcque nationale I Paris}
Sienne s'y reconnaît encore mieux, dans le pli diversifié des
tuniques ondulantes et dans le contraste des attitudes. Comme
on ne saurait, de deux écoles pareilles, douter que l'une
enseigna l'autre, et qu'il n'y a pas moyen de rapporter cet
honneur à la plus nouvelle-
ment née des deux, il faut
bien convenir qu'en ceci les
Français tinrent le rang de
disciples de l'Italie.
De savoir comment cet
enseignement se fit, sur quelles
relations il s'établit, c'est une
question que poseront ceux-
là seuls qui ne soupçonnent
pas la fréquence et la conti-
nuité des voyages d'alors. Elle
était telle qu'on a peine à
comprendre que notre pays
ait même mis si longtemps
à se pénétrer du nouveau style.
Aussi bien, en la circonstance,
les faits précis ne manquent
pas. Je ne sais s'il faut comp-
ter pour beaucoup le séjour
des peintres siennois en Avi-
gnon, où les papes établis dans
cette ville (depuis iSog) les
appelèrent. En ce temps de
communications lentes, la
région de Paris, où se tenait
la cour, ne se trouva guère
FioTTniî nv pnopii::TR
Miniature du Pfaulier du duc do Herri, par Reaunevoil (Xiv sii-rlc)
Bihlintbi-que natiniiale (Paris)
plus près d'Avignon que de l'Italie même, et ce qu'on eût
tiré d'une part se laissait aussi bien tirer de l'autre. Mais un
fait qu'il ne faut pas omettre, est l'engagement de trois
peintres romains comme peintres du roi, sous Philippe le
Bel. Les premiers à porter ce
titre, on les voit depuis i3o4
travailler de leur art au châ-
teau de Poitiers. Peut-être un
jour ce fait, mieux expliqué,
fournira le commencement de
l'histoire de la peinture dans
noire pavs. Ils se nommaient
Philippe Rizuii, Jean son fils,
et Nicolas Desmars ou Mars.
Pendant vingt ans et sous
quatre règnes, ils conservèrent
la faveur royale, et ce long
temps permet de leur suppo-
ser un rôle dans la ditfusion
de l'italianisme.
Sur la sollicitude des sou-
verains se règle, dans l'his-
toire des vieilles monarchies,
à peu près constamment la
prospérité de l'art. Sans autre
secours que ce qui précède, il
est diflicile de marquer quelle
fut d'abord celle des rois de
France. On n'en voit presque
aucune à Philippe de Valois,
et nous n'avons d'avis positif
jiîw Ttvc. DE nKnni fl), piin.ippr le mardi nue de noi'RoonxE f'tl
KT QUATRE AUTHlCà SEU'.NEURS REÇUS AU PARADIS PAR SAINT PIERRE
Miniature des Grandes Heures du duc de Berri, par .lacqucmart do Hosdin (xiv» siècle)
Bihlinthèijue nationale (Paris)
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
25
de presque pas un seul ouvrage que ce prince ait commandé.
Jean le Bon, n'étant encore que duc de Normandie, s't-tait
attaché des peintres de miniature. A son nom se lie princi-
palement le nom de Girard d'Orléans. Or on ne demanderait
qu'à suivre, quant à ce dernier, l'opinion qui le tient pour
grand peintre, s'il s'y trouvait quelque fondement palpable.
Par malheur, depuis 1344 qu'il émerge à la lumière des
textes, jusqu'en i36i qu'il disparait, on ne le voit presque
payé que de litières, pièces d'échiquier, mannequins d'es-
sayage, fauteuils du roi, chaises de nécessité et autres basses
besognes. L'abondance de pareilles mentions nous instruit
du genre de services qu'un prince comme Jean le Bon atten-
dait d'un peintre en titre, et de l'idée qu'il se faisait de celte
fonction. Il faut y joindre la peinture en grisaille de quel-
ques-uns de ces ajustements de messe nommés chapelles
quotidiennes ou de Carême, dont le parement de Narbonne,
au Louvre, offre un curieux échantillon. >
En i35o, dès le début de son règne, le même roi Jean fil
peindre son château de Vaudreuil, près Pont-de-l'Arche.
Jean Costa y exécuta des scènes héroïques dans la galerie, et
de dévotion dans la chapelle. De quel siyle elles étaient, c'est
ce qu'on ne peut dire. Les peintures murales subsistantes de
ce temps-là sont extrêmement rares dans nos contrées, et les
Miniature
l.V l'RlisHNTATIOX 1)K LA VIKHOE
des Grandes Heures du duc do Berri, par Jacquemart de Hcsdin (xiv« siècle)
Bibliothèque nationale (Paris j
ùwixmmk
hmmxt
1.KS .XOCKS DE f.ANA
Miniature des Grandes ttcurcs du duc de ncrri, par Jacquemart de Uesdio (uv« sic'cie)
Bibliothèque nationale {Paris)
débris qu'on en propose sont sansdate, et presque unique-
ment d'ornement. Dans cet embarras, on ne peut que se
rejeter aux approximations que fournit le célèbre portrait du
roi Jean, sur fond d'or, du Cabinet des Manuscrits de Paris.
Il en est peu de moins favorables. Quelque intérêt que
l'on prenne à cette peinture à cause de son antiquité, com-
ment y joindre la moindre estime d'un art à vrai dire
tout barbare ? L'italianisme y perce, mais sans profit. Le
contour n'y figure qu'une charge fade et grossière, tout
modelé en est absent, ce qu'on voit du vêtement n'a pas
de forme. Ainsi tout ce qu'on peut saisir de l'état des
arts en France à cette époque, ne permet pas encore de
parler d'une école, je dis autre que de miniature.
C'est de celle-ci qu'il sagit de ne point quitter le fil.
Le goût que marqua Charles V pour les livres fournit
la matière d'y revenir. On sait que la librairie i^comme
on disait alors) du Louvre eut tous les soins de ce
monarque. Ils commencent avant son avènement, qui fut
en 1364. Sa Bible historiale, son Bréviaire, ses Grandes
Chroniques de France, les Voyages de Jean de Mandeville,
tous manuscrits que conserve la Bibliothèque de Paris,
26
LES ARTS
sont là pour en marquer l'effet. Il est vrai que ces ouvrages
témoignent, chez le Roi, de plus de sollicitude que de vrai
discernement. Le luxe qu'on voit à plusieurs y contraste
avec une certaine infériorité de l'art. Rcmiet, dont le nom
s'est retrouvé aux marges des Pèlerinages de Guillaume de
Deguillcvilie, fourniten i3()4un exemple de ces enlumineurs.
Chose à retenir, les artistes parisiens ne semblent pas avoir
V.
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soutenu, dans cette seconde partie du siècle, l'honneur des
exemples laissés par Pucclle et ses compagnons. Et s'il est
vrai que l'école de miniature en France n'en maintint pas
moins son renom, s'acheminant même à une apogée dont il
n'y a pas d'exemple ailleurs, cela tient aux peintres issus de
Flandre qui parurent alors à Paris, bientôt fameux par les
ouvrages que le duc de Berri commandait.
Depuis un demi-siècle déjà,
les Pays-Bas avaient com-
mencé de jouer leur rôle dans
le renouveau qui transformait
les États du nord. Sous la
comtesse Mahaud (morte en
i339), la province d'Artois
s'illustre par de grands tra-
vaux d'art. Mandé par elle,
Pierre de Bruxelles décore le
château de Conflans-lès-Paris
des sujets de l'histoire du
comte Robert, son père.
Comme pour attester de ce
côté pareillement l'influence
et le goijt de l'Italie, nous
voyons cette princesse acheter
d'un marchand de Gand, plu-
sieurs tableaux des maîtres
de ce pays. Ce goût et cette
influence sont encore mieux
prouvés par le style des suc-
cesseurs flamands de Pucelle.
On n'en compte pas moins
de trois générations. La pre-
mière est représentée par Jean
Bondolf de Bruges, peintre
en titre du roi Charles V au
moins depuis i368. Une mi-
niature du musée Meermann-
Westreenen de la Haye, où
le Roi se montre recevant la
présentation d'un ouvrage,
révèle son style et ses talents.
L'un et l'autre sont de sorte
qu'on a pu supposer que l'é-
cole d'enluminure entretenue
depuis par le duc de Berri,
avait subsisté de sesexemplcs.
Pour ce dernier, depuis
I 384, travaille Jacquemart de
Hesdin, attiré pareillement
des Pavs-Bas, dans Bourges,
où se tenait d'ordinaire la
cour de ce prince. Il n'en
fut pas en P'rance, jusqu'à la
Renaissance, de plus magni-
fique ni de plus favorable aux
arts. L'effet de cette faveur
s'étendait à toute chose. Grand
bâtisseur autant qu'amateur
délicat, on ne comptait pas
au duc de Berri moins de dix-
sept châteaux ou hôtels. Le
ous mcce: crûtboonaa nvfA
tmmnutfiumtâtttctr-
pmmaiumaeiiâ
MOiitme .' ontnt£ lomo xmk.
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^uimtmi rrtton opout œ.
niauit t qitoiumnai fKUb â
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mmai uaurroamitnmroro
S ^^» oîoaoïicm inmin
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wiiumiu»» iirairioaitmis*
IIAVIP) DICVAM- SALI.
Miniature du Bréviaire de Bellcville, par Pucclle, Anciau, Macy et Chevrier (xiv siècle)
Bibliothèque nationale (Paris) *
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
27
Cliché Giraudon.
L'HISTOIRE D'ADAM ET D'EVE
Miniature des Très Riches Heures du duc de Berri, par Paul, Jean et Armand de Limbourg
Musée Condé (Chantilly)
28
LES ARTS
récit des travaux de tout genre qu'il ordonna, les inventaires
de ce qu'il possédait, attestent chez ce frère de Charles V les
aptitudes d'un vrai Mécène, égal à ceux que l'Italie produisit
depuis en si grand nombre, le seul digne de ce nom qu'ait vu
notre Moyen Age. Mais, de tous les arts qu'aima ce prince,
nul ne ressentit sa protection plus que celui des manuscrits
à peintures. Là l'ut le premier objet de ses soins, le trait qu'en
faisant son histoire, la postérité ne se lasse pas d'admirer.
Jacquemart peignit pour lui ce qu'on nomme ses Grandes
Heures, de la Bibliothèque de Paris, et les Belles Heures
conservées à Bruxelles. Enfin Beauneveu de Valenciennes,
avant tout connu comme sculpteur, et que Charles V d'abord
LE COURO.NMÎMKNT OK L.\ VIEKGE
Miniature des Tr6s Itichcs Heures du duc de Berri, par Paul, Jean et Armand do Limbourg
Musée fondé (Chantilly)
employa à ce titre, passé depuis i 386 au service du duc de
Berri, est l'auteur du Psautier de ce prince, au Cabinet des
Manuscrits.
Tels sont les artistes que d'abord il importe de rassembler
dans un tableau de l'art de miniature en France sur la fin du
xiv= siècle.
A cette école, qu'il faut bien que nous nommions fla-
mande, M. Courajod rapporte les commencements de ce
qu'il assure avoir été le propre génie de la Renaissance,
lequel ne fleurit en Italie qu'ensuite et par imitation. Mais il
faut remarquer que les faits dont il appuie un si remarquable
renversement de l'histoire, n'auraient jamais suflî à prouver
son système, sansl'appointde
théories générales, et d'une
métaphysique de l'art aussi
frivole qu'éclatante. Tous les
esprits rassis tiennent pour
entreprise folle de rayer les
noms de Giotto et d'Orcagna
de l'histoire de la peinture
moderne. Aussi bien, com-
mentdissimuler que Florence
et Sienne avaient fatj-onnénos
Flamands ? Cela est tout à fait
incontestable. Les types giot-
tesques emplissent leurs com-
positions, et maint endroit
chez eux a plus de ressem-
blance aux Lorcnzelti qu'à
Pucelle. Il est vrai qu'ils y
ont joint plusieurs insuffi-
sances, et de sensibles diffor-
mités, qu'on aurait tort
d'appeler des traits de natu-
ralisme. Plus ambitieux,
comme il parait, qu'on ne fut
avant eux dans l'école, destylc
noble et de grands arrange-
ments, il ne faut pas s'éton-
ner que des fautes souvent
grossières soient devenues
chez eux le prix de cette diffi-
cile entreprise.
Au moins a-t-elle cet effet,
que leur style neconvient pas
moins à de grands ouvrages
qu'à la décoration des livres,
et l'on n'est pas surpris d'ap-
prendre que Jean de Bruges
avait dessiné des tapisseries.
Celles de la cathédrale d'An-
gers, tissées en iBjS pour
Louis d'Anjou, autre frère
du roi, le furent en effet sur
ses cartons. Sans doute Jean
de Saint -Omer, aussi des
Pays-Bas, qui décora vers le
même temps, de tableaux le
tombeau de la reine Jeanne
d'Fivreux, les avait peints de
ce même style. Il s'imposa
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
29
depuis iSjo à tout ce qui s'exécute chez nous de grande
dimension. Des tableaux comme ceux de MM. Weber et
Cardon, exposésaux Primitifs
français, de grandes pièces
comme le parement de Nar-
bonne, des dessins de vastes
compositions comme le sup-
posé Beauneveu du Louvre,
le diptyque de Richard il, à
Wilton-House, en reprodui-
sent exactement la draperie
abondante et tioiianie, les
crânes élevés en dôme bordés
de mèches ondoyantes, les
doigts osseux, les attaches
maigres, la recherche déjà
récompensée, de dignité et
d'élégance.
Faut-il chercher dans
quelques-uns de ces ouvrages,
l'œuvre de Jean d'Orléans,
peintre comme Jean de
Bruges, quoique à de moin-
dres gages, de Charles V, fils
du vieux Girard, dont on le
voitsurtout,dans les comptes,
recommencer les vulgaires
besognes? Quelques tableaux,
mentionnés de sa main, n'en
ouvrent pas moins pour lui
un champ à l'hypothèse.
Faut-il y chercher l'œuvre de
Jean Oranger et de Michel
Salmon, peintres du duc de
Berri, dont nous ne tenons
guère que les noms? A qui,
d'autre part, attribuer l'excel-
lent portrait à l'aquarelle du
duc Louis II d'Anjou, de
notre Cabinet des Estampes,
éclos quelques années plus
tard, sous l'influence des mi-
niatures ?
Jean d'Orléans prolongea
sa carrière fort avant sous le
règne de Charles VI (com-
mencé en I 38o). Son fils Fran-
çois servit ce dernier roi,
dont les comptes rapportent
qu'il moula le visage pour la
cérémonie des funérailles. Il
avait fait aussi, en 1400, des
cartons de tapisseries pour
Isabeau de Bavière. Pour la
même princesse encore tra-
vaille Colart de Laon, tantôt
à des tableaux, tantôt à déco-
rer des meubles.
Vers ce temps-là com-
mence de briller, sous le pa-
tronage d'un quatrième fils
du roi Jean, la fameuse école de Bourgogne. Deux raisons
font qu'elle n'a point de place ici. C'est premièrement que,
ClHh* Ginivdoil. JKSl s CilMll IT CHKZ l'AllMlK
Minialuro des Ti-ès Riches Heures du duc de Berri, par Taul, Jean et Armand de Limbour);
Musit Comdé{CkantUl!/)
toute émanée des Pays-Bas, elle est même antérieure aux
premiers princes français qui de Dijon régnèrent sur ces
contrées. Jean de Hasselt, le plus ancien de leurs peintres,
fut hérité par Philippe le Hardi du comte de Flandre Louis
de Maie, son beau-père. Ceux qui succédèrent dans cette
Cliché Girauât
LE DUC DE BEHH. A TABLE E.VTBETENANT Sl« FAMILIEHS (JANVIKH,
Mm.ature de, ïrés niches Heu-e, d,. duc de Berri, par Paul, Jean et Armand de Limbourfi
Musée Condé (Chantilly)
charge, tous pareillement issus des Pays-Ras, Hainaui,
Artois, Gueldre, Brabant ou Flandres, étrangers travaillant
dans une cour étrangère, n'ont aucun titre à figurer dans
une histoire de l'école française. Le plus célèbre est Jean
Van Eyck, que personne ne songea jamais à mêler à cette
histoire. Il n'y a pas plus de
raison d'y mettre ceux qui
précèdent. On ne trouvera
donc ici que le nom et pour
mémoire,d'un JeandeBeau-
meIz,d'un Brouderlam,d'un
Malouel, d'un Bellechose,
d'un Maisoncelle, dont la
personne et les ouvrages,
vrais préliminaires à l'his-
toire que nous a laissée Van
Mander, ne ressortit à per-
sonne autre qu'aux histo-
riens de l'art des Flandres.
Cependant le règne de
Charles VI, ouvert comme
florissait l'école de minia-
ture dont il vient d'être
parlé, ne devait pas finir
sans avoir vu le plus ma-
gnifique triomphe de cet
art. Unerecrudescence d'in-
fluence italienne, que re-
cueillait une troisième géné-
ration flamande, la prépara.
Cet.tegénération sccompose
de Jacques Cône et des trois
frères Paul, Jean et Armand
de Limbourg.
Le premier, dont on ne
peut certifier d'ouvrages,
s'impose à l'attention par
le séjour qu'il fit en Italie,
appelé à Milan pour le soin
de la cathédrale, dont on
requérait de lui les dessins.
En 1398 cet artiste se trou-
vait à Paris. Il y revint au
plus tard, en 1404. qu'on le
trouve employé avec des
compagnons, à peindre une
Bible pour le duc de Bour-
gogne. On a pu sans invrai-
semblance reconnaître dans
cet ouvrage la Bible déjà
commencée par Paul et Jean
de Limbourg pour Philippe
le Hardi, dès 1402. Le nom
de famille de ces derniers
était Manuel ou Maluel.
Toutefois l'âge que suppose
le fait d'une telle commande,
empêche de les tenir pour
les neveux de Malouel, men-
tionnés cette année même
comme de jeunes enfants.
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
3i
On les trouve en 141 i au service du duc de Berri, avec leur
troisième frère Armand, et dans des termes qui marquent
une extrême faveur, en même temps que leur fortune faite.
11 parait qu'ils étaient à Paris
en ce temps-là. Depuis, Paul
s'établit à Bourges, où tout
pone à croire qu'il mourut.
Or nous tenons, dans les
ouvrages de Paul, de Jean
et d'Armand de Limbourg,
l'explication palpable de cette
brillante fortune. Un ne leur
est, il est vrai, qu'attribué mais
sur des ressemblances cvi-
den les de SI vie : c'est une Bible
de la Bibliothèque de Paris,
que peut-être il conviendra de
reconnaître pour celle que
commanda aux deiix premiers
le duc de Bourgogne. -Le degré
de mérite qu'on y trouve cadre
avec le temps de celle-ci, où
l'on peut supposer que les trois
frères n'avaient pas encore
atteint leur plus grande habi-
leté. Celte habileté se révèle au
contraire tout entière dans les
Très Riches Heures de Chan-
tilly, peintes vers 1416 pour le
duc de Berri, chef-d'œuvre re-
connu de l'art d'enluminure.
Nous touchons à la fin de
la carrière de ce prince. En ces
dernières années, ne se con-
tentant plus de ce que les ou-
vrages des Flamands véhicu-
laient d'italianisme, on voit
qu'il avait remis la direction,
tant de sa bibliothèquj que de
ses enluminures, à l' Italien
Pierre de Vérone, enlumineur
kii-méme. sans doute ramené
de Milan par .lacques Cône,
qui l'avait connu dans cette
ville. M. de Champeaux a
remarqué ce que ce contact
direct d'ouvriers de nation
différente, adonnés des deux
parts à la miniature, eut de
résultats heureux. Les Italiens
apprirent à peindre à gouache,
comme il est attesté par des
textes formels, tandis que les
ouvriers qui travaillaient en
France reçurent d'eux en
échange, l'art des composi-
tions grandes et bien ordon-
nées, que leur métier n'avait
point connu.
C'est alors qu'on voit pa-
raître aux inventaires, pour
désigner certains manuscrits à peintures, la fameuse mention
d' « ouvrage de Lombardie ». Elle était l'expression de ces
ressources nouvelles, étalées dans les Très Riches Heures.
ai,M Ciiaudm. i,\ CIIASSB Ali l-Ar<:ON |Jt ll,I.KT|
Miniature des Très Hirlios Heures du duc de Berri, par Paul, Jean et Arniaud de Limbourg
Musée Condi (Chantilly)
33
LES ARTS
Si les Limhourg avaient vu l'Italie, c'est ce qu'aucune
preuve positive n'e'tablit. Suffit qu'ils furent instruits pour
cet ouvrage, par un homme qui en posse'dait les enseigne-
ments et les modèles. Ainsi se trouvèrent introduits dans
un art, qui jusque-là ne de'passa que peu le niveau de Giotto
et de Simon Martini, tous les progrès accomplis en un siècle
par les grands peintres de Florence. Une fresque de Thaddée
Gaddi, rigoureusement copiée, se reconnaît parmi ces minia-
tures. En vingt endroits le souvenir d'Orcagna se décèle.
Des figures imitées de l'antique prennent place. Les édifices
Cliché GiraudoH
Miniature des Très Riches H
I.A fRKSE.NTATIOX DE JKSLS Al: THMIM.B
lires du duc de Berri;par Paul, Jeau et Armand de Limbourg, d'après Thaddée Gaddi
Musée Condc (ChanHUy)
de Pise, de Florence et de Rome enrichissent plusieurs de
ces tableaux. Dans un, des moines abyssins, que l'artiste en
ce lemps-là n'eiJt pu voir qu'à Venise, ajoutent leur présence
imprévue.
Près d'une érudition et d'une culture si belle, l'art qu'elle
engendre se montre en perfection. A cinq cents ans de distance,
l'admiration qui fit nommer Très Riches ces Heures dès leur
naissance, se renouvelle chez nous. Jamais peut-éire, dans la
gaucherie qui demeure à tout ce qui précéda l'époque de la
Renaissance, on ne vit plus de souplesse et de grâce unies à
plus de majesté. Les pages d'un
calendrierque vingt reproductions
ont rendu populaire, y font l'in-
troduction décent tableaux exquis,
dont se compose la vie de la Vierge
et d'autres figurations bibliques.
Une sveltesse de proportion, une
mignardise du geste, rajeunissent
dans ces compositionsles antiques
figures de .lacquemart de Hesdin,
d'une manière tout à fait piquante.
Dans quelques-unes, l'ajustement
des cours, marié à des beautés de
port et de visage, rivalise avec tout
ce que l'Italie avait produit de plus
séduisant en ce genre. Ailleurs la
vigueur du dessin, la perfection
des architectures, le beau fondu
de l'exécution, coinposent un
charme inégalé. Un échantillon-
nage brillant de vermillon, de
vert-gai, d'azur fin, rehausse tous
CCS mérites d'un éclat sans pareil.
C'est l'Angelico en petit, mais
d'un dessin plus délicat, avec une
représentation plus achevée de
la nature. Et là-dessus, prestige
presque inconnu jusque-là, des
fonds de paysage ajoutent la
beauté de leur lumière et l'en-
chantement de leur perspective
fuyante.
Le duc de Berri mourut en
1416, que ce livre n'était pas
encore tout à fait achevé. Paul
ne devait lui survivre que de peu.
Déjà les Van Eyck vivent et
pratiquent leur art. Encore seize
ans, et le retable de l'Agneau
ouvrira, pour les écoles du nord
de l'Europe, une carrière entière-
ment nouvelle. La mort du prince
et de son enlumineur mérite de
figurer la fin de l'art ancien, tel
que la France le vit fleurir sous
les impulsions d'outremonts. Il
n'y avait pas moins d'un demi-
siècleque les Flamands en étaient
les maîtres.
\A suivre. I
L. DIMIER.
TRIBUNE DES ARTS
(le très victorieux roi de France Charles sep-
tième) qui lui fait face (i).
Toutes les données propres à éclaircir le
problème seraient sous nos yeux, à la portée
de tous, si l'on plai,ait dans la même salle la
Vierge au Donateur attribuée à tort à Jean
Van Eyckj.
Il suffit pour retrouver l'image du roi de
France de 143- de regarder dans son cadre, en
robe courte de couleur rouge, le Charles VII
de Fouquet, puis le Charles Vil de Jean Fou-
quet dans le retable du Parlement de Paris .
Ils sont identiques, et sous renipàtcment
qu'ont produit la fatigue, les années, les sou-
cis, la guerre pour la défense du royaume, on
retrouve aisément l'homme encore jeune.
JEAN VAN EY'CK. — la vikrok al- do.natkir
(Musée du Coiivrel
alerte, et si noble en son attitude paisible, en
son costume fleurdelisé de roi de France, qu'a
peint Jean Fouquet, en 1430 ou 1432.
Tout ce qui entoure le roi pacifique, en
son habit bleu brode de fleurs de lis d'or : la
Seine que l'on voit couler au pied de l'ancien
Louvre, fidèlement portraituré; derrière le roi
actuel, en iq^o ou 1432. la demeure du Par-
(i) Pour la reproduclion de ce tableau, voir tes Arts: Exposition des Primitifs français, n* 2X, p. lo.
-f »-
*1
ib
lement telle qu'elle était à cette date, person-
nages arrêtés sur le quai, du côté de Thôtel de
Nesle, représentation exacte à cette époque de
la ville de Paris, collines qui forment, au tond,
l'enceinte de la ville, tout est tidcle, tout est
un portrait véridique. Ce n'est pas un menteur
que le Tourangeau Jean Fouquet. Pourquoi
l'œuvre, certainement peinte en France, tut-
elle commandée à Jean Fouquet, et non à un
autre? Il est assez facile de l'expliquer.
Jean Fouquet avait, en 1429, la fonction
qu'avait, en i825, le maître Ingres. Jean Fou-
quet était le peintre du roi de France.
C'est comme tel qu'il fut élu pour peindre
ce retablp du Parlement.
C'est plus qu'une œuvre de peinture ordi-
naire, c'est une peinture d'Étal, une peinture
significative et démonstrative. Car, le Parle-
ment rentra à Paris en 1437.
Le personnage placé en face du roi fleur-
delisé Charles VII est saint Jean. Ce saint
Jean montre un passage de la Bible ou de
l'Évangile sur lequel est l'Agneau. Le geste de
saint Jean, qui désigne le livre, est autoritaire
et presque menaçant. Il a l'air de donner une
leçon au roi, ou tout au moins un conseil
impérieux. Et le roi de F"rance, Charles VII,
a l'air de dire : « Ce n'est pas ma faute si je
fais la guerre. » Il a, comme on peut le remar-
quer, un geste d'excuse ou d'acquiescement.
Autour de lui, la Seine coule au pied du
Louvre paisible; tout rit, tout a l'air heureux.
Les plantes de la paix, les plantes utiles et
salutaires croissent de toute part, celles que
Rabelais célèbre au chapitre iv du livre III :
« Cércs chargée de blés, Bacchus de vins, P'Iora
de fleurs, Pomone de fruits ". C'est le
Plaisant pays de France
qu'a chanté plus tard Marie Stuart.
Au contraire, de l'autre coté, à la gauche
du Père Éternel, sont les maudits. On ne voit
sur le côté gauche du Père (à la droite du
spectateur) que prisons, gibets, bourreau
d'État en costume de sa fonction, juges en train
d'assister, sur une colline, à des supplices.
Du côté gauche du Père est celui qui « an-
garie » les peuples, comme disait un mot de la
vieille France, celui qui les torture, qui les tait
pendre, tenailler. C'est le mauvais roi qui a
toujours l'épée à la main. C'est le roi inique,
le Demoboron ou le « mangeur de peuple ».
Nul doute encore que son portrait ne soit
le portrait très exact et très ressemblant de
l'ennemi le plus redoutable de la France à
cette époque, du roi d'Angleterre qui préten-
dait aussi être roi de France, du roi Henri V,
qui mourut en France, à Vincennes, en 1422,
à trente-six ans; Henri V laissait un fils, ce
Henri VI que les Anglais firent venir jeune à
Paris, et qu'ils y couronnèrent d'une double
couronne dans l'église cathédrale, le 27 no-
vembre 1431.
Le tableau peint par Jean Fouquet put être
TRIBUNE DES ARTS
peint après cette cérémonie anglaise du 27 no-
vembre 143 1, car, le tableau d'une significa-
tion vengeresse est une protestation solen-
nelle, éclatante contre cet acte. Je crois qu'il
fut peint, en 1437, pour la rentrée du Parle-
ment.
Aux pieds de Henri V, âgé de trente-six
ans, portant le globe du monde en main, Jean
Fouquet peint, allégoriquement, la tète d'un
saint décapité; ce tableau est prophétique, car,
on sait que Henri VI ou Henri de Windsor fut
enfermé à la Tour, et égorgé par le duc de
Gloucester, en 147 1, à cinquante-deux ans.
Quand on s'est assuré, d'après les portraits
authentiques, que le second roi fleurdelisé
placé à la gauche du Père est bien Henri V, roi
d'Angleterre et de France, mort à Vincennes,
en 1422, on relit avec intérêt ce qu'Emile
Montégut a dit de ce roi dans l'avertissement
qui précède sa traduction du Henri V de
Shakespeare. Emile Montégut dit :
« ... Dès le début du règne de Henri V, les
projets de réforme furent remis sur le tapis,
et ce fut pour en détourner l'aitcniion que
Chichele, âme en cette circonstance du clergé
d'Angleterre, conseilla au roi Henri la cam-
pagne de France. Henri V avait pour son père
usurpateur une nuance de mépris et quand il
fut roi pour son propre compte il eut peur que
l'expiation ne s'arrêtât pas à son prédécesseur,
mais qu'elle retombât sur lui et sur les siens.
Pour détourner la colère de Dieu, il institua
une sorte de culte à la mémoire de Richard.
« ... Tout n'était pas momerie dans ces
craintes; il y avait une profonde intuition des
redoutables etîets de l'injustice. La malédiction
de Dieu, comme apaisée par les prières du
héros, sauta, en effet, une génération; mais
alors elle consuma jusqu'au dernier homme,
la maison de Lancastre, par l'effrovable incen-
die de la guerre des Deux Roses. »
C'est exactement ce qu'a voulu montrer, en
peignant Henri V parallèlement à Charles VH
roi de France, l'auteur du retable baptisé : le
retable du Parlement. D'un côté, le roi inique;
de l'autre, le roi qui pardonne lorsqu'il rentre
à Paris avec le Parlement, en 1437.
Du côté du roi inique (Henri V d'Angle-
terre, le roi d'Angleterre et de France de 1422),
le peintre a accumulé ad probandum comme
l'on faisait alors tout ce que l'on peut imagi-
ner dans un si petit espace de supplices, d'ini-
quités, de prisons ou geôles. C'est le côté des
Violents en face des Doux, et en opposition
avec eux. Les doux sont autour de Charles VII,
le vrai roi de France, celui qui croit à la
parole de saint Jean, celui qui est à la droite
du Père, et qui, dès qu'il rentre à Paris, en
1437, grâce à Michel Lallier, pardonne et fait
acte de clémence.
Chacun sait ce qui arriva de 1436 à 1450,
et qu'en 1450 la victoire fut accordée au vrai
roi de France, Charles VII, sur l'usurpateur
anglais Henri VI le tortionnaire, et que
/
l'Anglais fut chassé de France
... Jehanne, la bonne Lorraine
Qu'Anglais bruslèrent à Rouen
(François Vik
Et nunc, reges, erudimini. Intell
judicatis terram.
« Et maintenant, rois, comprenez
sez-vous, vous qui jugez la terre. » C ]
que disait et que dit encore, à qui sa'
prêter, ce beau retable du Parlement
œuvre infiniment précieuse comnn
d'histoire, comme témoignage de la
d'un peuple, si elle n'était pas d'à
très précieuse comme œuvre d'un gra
encore incomplètement connu.
La commande de ce tableau fut
ment faite au peintre par ou pour
France Charles VII. Le Parlement
après 1436, siégeait dans le palais di [
que l'on voit peint derrière le roi. 1
ment faisait œuvre de goiit et œuvre i
tisme reconnaissant en plaçant cet 0
tableau dans sa grand'salle.
C'était, et c'est encore une haut^
sévère leçon d'histoire donnée aux i
aux violents. j
Si les portraits de Charles Vil!
France, sont assez nombreux ceux
anglais-français, Henri V, ne sont p;
Les érudits anglais en retrouvent
jours. Même, on a. du roi Henri IV i
terre, des portraits où l'on retrouve la
rouge, de forme triangulaire, •du Hei
retable.
Même le portrait du petit chien
an
d
irréprochable
L'artiste qui a peint ce tableau est
artiste français qui, avant 1422, aval
loisir d'étudier Henri V, roi anglais s:
Notre-Dame de Paris, et qui avait cor
de lui un ou plusieurs portraits en ce
de sacre, d'une ressemblance parfaite.
Parmi les trois femmes qui pleure '
pied de la croix, l'une ne serait-ell
Catherine de France, femme du roi a
Henri V, mère de Henri VI, la Catherin
Shakespeare a développé le caractère da
drame sur Henri V ?
Je le crois, sans encore oser l'ai
faute de preuves. 1
Mais j'oubliais que Shakespeare lui-
est aujourd'hui traité d'auteur surfait pa
une École, et notamment par Léon Toi
C'est à faire douter de tout.
Avant qu'on conclue pour ou coi
vérité du personnage de Henri V dans
speare, le tableau du Louvre est bon à <
ter, à méditer.
AMÉDÉE PIGEO
...~...^ .~ f -- f —
inglais, placé auprès de son maître, \
l'une exactitude parfaite, d'une resse |
Les Accroissements des Musées
LA CONSOLE DE L'HOTEL DES INVALIDES
Les salles du Mobilier du xviii= siècle viennent de s'en-
richir d'un des meubles de l'époque de Louis XV les plus
beaux et les plus rares, qui est digne de la place d'honneur
qui lui a été donnée aux côtés du bureau de Louis XV.
C'est une console de milieu de grande dimension en bois
de chêne sculpté et ciré; ce qui est une rareté parmi les
consoles du xvui^ siècle qui n'ont jamais, même lorsqu'elles
ont conservé leur dorure ancienne, la couleur et l'éclat du
chêne ciré.
Les quatre pieds contournés sont formés de faisceaux et
de feuilles de palmier, autour desquels s'enroulent des
serpents et des brandies de laurier, et sont surmontes par
des casques ouverts, couronnés de plumes. Au croisillon,
quatre trophées de vases entourés de fleurs et de serpents se
réunissent au centre pour supporter un grand trophée
d'attributs guerriers, couronnés par un casque soutenu par
une massue. La ceinture de la console est formée d'une
frise très variée de rinceaux et de feuilles de palmier; au
centre de chaque face se trouve un cartouche; ceux des
deux grandes faces sont ailés.
Cette partie du meuble est la plus belle par sa variété et
son élégance qui contrastent avec la partie inférieure d'une
très belle exécution, mais d'une importance et d'une richesse
exagérées. La ceinture supporte un superbe plateau, en
brèche d'Alep, mouluré et chantourné suivant la forme de
la console.
Nous ne connaissons pas l'artiste qui a fait ce meuble,
car il ne porte ni signature, ni marque d'ébéniste. Les
archives des Invalides ne possèdent aucun document qui
puisse nous éclairer sur son origine et sur son auteur. Les
attributs guerriers qui le décorent nous permettent de
penser qu'il a été commandé et exécuté pour les Invalides,
sous le règne de Louis XV, et il est probable que, depuis
cette époque, il n'en est jamais sorti, étant donné l'état de
conservation parfait dans lequel il se trouve. Pendant la
Révolution, on a malheureusement gratté sur chacune des
quatre faces les trois fleurs de lis qui ornaient le cartouche
et la couronne qui le surmontait. Sans cet acte de vanda-
lisme, la console nous serait parvenue absolument intacte.
Il semble étonnant qu'un meuble d'une si grande impor-
tance et d'une telle rareté n'ait pas été connu de ceux qui
ont étudié le mobilier du xvin' siècle. Ni M. Molinier dans
son Histoire du Mobilier, ni de Champeaux dans son livre
sur le Meuble ne le mentionnent. C'est que, dans l'Hôtel des
Invalides, il se trouvait dans une salle fermée — la salle
des Gouverneurs — qui est cédée au Musée de l'.^rmée et qui
doit être, un jour, ouverte au public. Si la console est
aujourd'hui exposée au Louvre, c'est au ministre de la
Guerre et au général commandant l'Hôtel des Invalides —
M. le général Niox — que nous le devons.
CARLE DREYFUS.
PORTRAIT DE FEMME
AU MUSÉE DU LOUVRE
Dans le numéro 36 des Arls, nous avons publié une
communication émanant d'un de nos correspondants, où,
pour de simples raisons de calligraphie et sans qu'on eût à
entrer dans aucun détail au sujet de la façon dont le tableau
est peint, .se trouvait mise formellement en doute l'authenti-
cité du portrait de femme attribué à l'école française du xv«
siècle et désigné dans les catalogues comme ayant été acheté
de M. Raimond Pelez le 3o mai 1846. Notre correspondant
sollicitait l'avis de MM. les Conservateurs du Louvre,
lesquels savent qu'ils sont toujours les bienvenus dans notre
maison. Nous n'avons reçu d'eux aucun renseignement.
C'est déjà comme un désistement et nous l'acceptons
comme tel. Le tableau n'a d'ailleurs pas été présenté à l'Ex-
position des Primitifs. Donc on s'en mériait. Peut-être va-t-on
jeter du lest? Sacrifler l'écriture pour conserver la peinture?
Il faut bien conserver quelque chose — fût-ce ce Musée du
Faux dont un de nos abonnés proposait jadis la création
(n" 14J et pour lequel on a déjà réuni au Louvre même
(n» 17), de si précieux objets de curiosité.
LA VIERGE ET L'ENFANT (fresque)
ATTRIBUÉE A MICHEL-ANGE
Un correspond.mt de Londres nous adresse, en réponse à la
question posée dans noire numéro ai) par un de nos abonnes de
Milan, l'indication suivante :
Dans le numéro 29 des Arts, « un .Amateur », en vous
écrivant au sujet d'un tableau attribué à Michel-Ange, dit se
rappeler avoir vu une peinture pareille à Paris, en posses-
sion du sculpteur Triqueti, puis de sa fille. Madame Deles-
sert, depuis Lee Childe.
Une dame anglaise, lectrice assidue des Arts, parente de
Madame Lee Childe, m'écrit que le tableau dont parle votre
abonné de Milan, appart ent aujourd'hui à M. Henry Paul
Harvey.
Veuillez agréer, etc.
Directeur . M. MANZl.
Imprimerie MANXt, Joyant & C'*, Asniéres.
Le «rut I e. BLONDIN.
LES ARTS
N" 38
PARIS — LONDRES — BERLIN NEW-YORK
Février^i905
LA PORCELAINE DE SEVRES
VITRINE
Cabarets. Cache-pol avec biiiii|uots île Heurs <Ie Si'Vres. — ('.ache-|K>ts provenant du Scrvire «le Madame Du Barrr. — Assiellc», salicrrs, tltéière», 1
sur fonda blancs et de couleurs. — Ancienne pAte tendre de ïèvre»
1 à décors TmiWs
TKTE-A-TÉTE A DlîcOU DIÎ CL' llU.A.MiES 1)K ILULIIS, .\(J,I l>s 1)15 RUIIAXS ni.lXS EN HEI.IKI' ET HIXOEALX D OR
Ce cabaret, décoré par Noël en 1775, a été offert par le Roi à Madame Sophie la même année. — Ancienne pSte tendre de Sevrés
LA PORCELAINE DE SÈVRES
COLLECTION CHAPPEY
pi.aqle: I. AMoun trxdant son abc au milieu de buissons de nosES
Ancienne pâte tendre de Sèvres. — Décor par Dodin (année 17C5), cadre bronze doré
(Collection Chappey}
POUR un petit nombre de privilégiés, une époque, en
France, fut par excellence celle de l'élégance, du luxe
aimable, de la conversation, et de l'agrément social.
D'autres furent plus glorieuses, plus mouvementées,
plus intéressantes pour la nation ; nulle n'estcomparable quant
à la douceur de vivre. Et, comme l'art d'un temps est le reflet
de ce temps, comme il en donne la substance morale avec la
représentation physique, l'art décoratif du xviii= siècle est
demeuré par excellence l'art social, — s'entend l'art qui
convient à une société raffinée dans sa politesse, recherchée
dans ses goûts, qui souhaite un décor analogue à sa façon de
comprendre la vie et d'en jouir.
Pour la femme, qui y fut la souveraine véritable, les
artistes du xvni« siècle se sont efforcés de créer un art digne
d'elle, un art où elle trouvât le cadre congruent à sa beauté,
un art qui ne fût point de palais, — quoiqu'ils s'entendissent
à en construire, — mais plutôt de châteaux, d'hôtels, de
petites-maisons, un art qui n'exigeât point pour se déployer
des galeries comme la Galerie d'Apollon au Louvre ou à
Saint-Cloud, ou la Galerie des Glaces à Versailles, mais qui
tint dans des salons, des boudoirs, des chambres à coucher,
des « petits appartements », qui les rendit vraiment les tem-
ples de la divinité qu'on y adorait, qui, en s'adaptant aux
goûts, aux habitudes, aux façons des fidèles, prêtât, pour les
conversations aimables, des fauteuils contournés dont les
coussins moelleux emboîtent agréablement tout le corps ;
qui offrit au déploiement des charmes dolents de la femme,
les chaises longues où la paresse se plaît, qui disposât pour
les confidences, tous ces petits canapés, à médaillons, en
gondole, en corbeille, à joue, quoi ! « canapés-confidents »
où deux personnes ne tiennent qu'à condition qu'elles
soient si sages ! En nul temps on ne chercha mieux
VITRINE
Groupes, pendule et statuettes ancien biscuit de Sèvres pâte tendre; jardinières, tasses à décors variés, ancienne porcelaine dure de Sèvres
I Collection ChappeyJ
LES ARTS
« les aises », on ne les servit avec plus de raffinement. Rien
que sur les diverses sortes de tables servant pour les jeux,
on ferait un traité; et les tables à brelan, à quadrille, à tri,
à reversi, à trictrac, les tables trou-madame y mériteraient
chacune leur chapitre. Pénétrez dans un de ces salons : vos
yeux s'égaient aux soies brochées ou aux tapisseries qui
couvrent les meubles ; ils se reposent sur les tableaux tapis-
sés aux Gobelins, à Beauvais ou à Aubusson, qui, encastres
dans des boiseries aux gracieuses sculptures dorées, prêtent
aux murs une splendeur sans égale ; ils jouent sur l'or des
pendules, des candélabres, des chenets et des appliques,
sur le laiteux des marbres des cheminées et des consoles,
ils éprouvent des délices sans pareilles en leurs rapides
voyages, mais il manquerait quelque chose à leur joie si,
pour accrocher le regard, pour rompre la monotonie des
ors, pour tacher agréablement le marbre des consoles, pour
échauffer d'un ton vif le blanc d'une boiserie, pour jeter
partout une note d'art précieux, il n'y avait la Porcelaine.
l'ond bleu de ro. à roscrvo de médaillons .■ marine et scùncs de eamp par- Morin
Ancienne pute tondre de Sèvres (Haut. : 0»,40 sans socle)
(Collection Chappey)
l'AiHi': m-: vasks
Fond rose u'il-de-perdrix — Décor »roiseaux, nionlurc en bronze ciselé et dcni-
]iar Goulhière
Ancienne porcelaine dure de Sèvres (tiaut. ; 0"',61)
(Cnltettion Chappeyl
Elle parait avec ce temps, la divine porcelaine de Sèvres,
elle parait pour tout conquérir, pour devenir la reine entre
toutes, pour demeurer le plus précieux et le plus fragile
témoignage de ce que la société la plus exquise a pu imaginer
de plus délicat pour plaire à la femme la mieux aimée.
Parée des couleurs les plus tendres et les plus seyantes ;
ornée de médaillons où les plus grands artistes se plaisent
à déployer leur talent; décorée selon des imaginations à
l'infini qui résument toute la période d'art et qui, par la
matière, la forme, la composition, le dessin, la peinture, la
monture, affirment l'étonnante habileté, le génie même des
ouvriers du siècle , la Porcelaine — et c'est du sèvres bien
sur qu'il s'agit — porte en soi la lumière, elle éclaire
comme d'une puissance interne tout ce qui l'approche,
elle éblouit par un éclat qui lui est propre; elle ne supporte
point de voisinage, elle écrase tout du luxe de ses ors, du
VITRINE
Cabarets à fond rose Du Barry et à semis Pompadour, jardinières, bols, cafetière et tasses fond bleu turquin, tasses diverses à fonds de couleur
(Collection Chappey)
LES ARTS
VASE ÉVENTAIL
Décor de rincfiaux d'or
réserve do médaillons paysages
Ancienne pfite dure de Sèvres
JAHDIMKRK
Fond l)lcu tnrti«oise à réserve de médaillons
d'après 'réniers
Ancienne pAlo t<'ndre de Sèvres
(Cottevtinn Chappeyj
VAhK h\ KM.XII.
Décor de rinceaux d'or
réserve de médaillons p;iysage3
Ancienne piMc dnrc de Sèvres
brillant de ses fleurs, de la splendeur de son décor, de l'har-
monie de ses tons, surtout, par-dessus tout, de la crème ini-
mitable de sa matière translucide. Telle elle est qu'il est
impossible de la méconnaître, quelque masque qu'elle mette,
quelque vêtement qu'elle revête, quelque travestissement
dont elle se couvre. Elle prend son bien où il lui plaît et
s'amuse à des imitations; mais les modèles qu'elle a copiés,
elle les transforme et les sublime, demeurant, elle, l'inimi-
table. Elle ne se contente pas de régner dans les salons par
SCS vases, ses statuettes, ses cache-pots, ses jardinières, ses
fleurs, elle étend sa domination sur le boudoir par ses tcte-
à-téte, ses solitaires et ses trembleuscs, sur la salle à man-
ger, où la vaisselle plate lui rend la place pour le dessert et le
café ; sur le cabinet de toilette, où elle fournit les pots à eau,
les pots à onguent, les boites à mouches, les pots à fard,
tous les accessoires de la toilette, jusqu'aux plus intimes et
aux plus secrets; elle s'insinue partout, et partout elle porte,
avec la grâce dont il semble qu'elle soit pétrie, une sorte
de solidité et d'assurance qui est propre à elle seule.
Cette impression qu'elle donne, alors que le moindre
choc sufhrait à la briser, est comme une vertu de race qui
tient à la perfection de la mise en oeuvre. Ses ors ne
CACIIIM'OT
Fond vert pomme k réserve de médaillons
Sujets militaires par Morin
JAnoiMliRE
r'ond vert pomme à réserve de mi'daillons fleurs et fruits
Contenant un bouquet de fleurs de Sèvres décorées au naturel
(Collection Chappcyi
t:Ar.n!î-P0T
Fond vert pomme à réserve de médaillons
Sujets militaires par Moria
LA PORCELAINE DE SÈVRES. — COLLECTION CHAPPEY
^
VITRINK
Vases, ciibareis, tasses, trcmbleuses, hanaps, salières, bourdalou à décors variés sur fond blanc et fonds de couleurs
Ancienne pâte tendre de Sèvres
I Collection Chappey) .
CACHE-POT DE FORME CONTOURNI-:E
Fond blanc à décor de guirlandes de fleurs
au chiffre de M'"» Du Barry
JAUIUMI.KI: Ul. IoILML ijL Al>l;ll.i.t|;l I
Fond de vannerie, entourage de Heurs de lis,
ornée d'un bouquet de lleurs de Sèvres décorées au naturel
(Collection Chappeyf
cAcuii-i'oT ni-; i-'oiniE coM'.li: i i
Fond blanc à décor de guirlandes de Heurs
au chiffre de M"" Du liarry
sont point des
ors étendus et
lavés sous qui
l'on sent le
blanc qui repa-
rait ; ce sont des
ors de métal; ils
ont la robus-
tesse et le gras
du ciselé, ils ont
la profondeur,
l'unité d'une
matière homo-
gène. Ses blancs
— parquel éton-
nant mi racle! —
nepapillotentni
ne se bigarrent;
ils ne se nuisent
ni ne luttent les
uns contre les
autres; ils se
prêtent à tous
les jeux, aussi
bien à suppor-
ter toutes les
couleurs et les
plus vives et à
leur servir de
fonds, qu'à les
faire valoir en
en recevant eux-
mêmes un éclat
nouveau. Sont-
ils blancs? Sans
doute ! Et, près
des autres
blancs, quelle
puissance ont-
ils pour tout
écraser ? Et,
sur CCS blancs,
voici s'étendre
la gamme des
tons, voici ces
roses, ces bleus,
ces verts, ces
jaunes, voici les
bleus profonds
qui, striés ou
vermicelésd'or,
sont comme
des pierres pré-
cieuses ; voici
ces roses de
fleur, ces verts
AIOUII'MIE ET SON PLATEAU
Fond blanc h décor de guirlandes de fleurs
Ancienne p;Ue tendre de Sèvres
(Collection Chappey)
VITRINE
Cabarets, grand plateau en Vincennes, jardinière à décors de Téniers sur fond bleu turquin,
plaque, groupe et statuettes décorés au naturel, vases, tasses, jardinières, décors variés
Ancienne pâte tendre de Sèvres
(Collection Chappey)
10
LES ARTS
pomme, ces Jaunes, ces incomparables jaunes par qui tout
un appartement s'éclaire.
Rien d'égal ni de comparable au monde, rien de plus
précieux, car rien n'a moins résisté à ces tempêtes qui, de
1789 à 1900, se sont, à intervalles si rapprochés, abattus sur
le pays qui produisit ces merveilles. A chaque révolution,
à chaque émeute, pillage, sac et dévastation des palais, des
châteaux et des hôtels. La première joie des émeutiers, c'est
de briser ces objets fragiles et charmants. On les jette par k-s
fenêtres, on les brise à coups de talon, à coups de sabre, à
coups de bâton. N'est-ce pas un jeu, le jeu de « casse-pot », et
quelle plus belle occasion de s'y distraire que sur les sèvres
royaux I Et non paschez le Roi seul ; princes et ducs, favorites
et fermiers généraux, les gens de la cour qui émigrent et les
gensd'argent qui se terrent ont aussi leurs porcelaines, et les
détruire est un plaisir parce qu'elles sont belles, rares, pré-
cieuses et enviables. Les emporter compromettrait. Il y a
des êtres timorés qui charbonnent sur les murs des « Mort
CIRAM» VASK
Fond hlcu de loi Ji anses de tores et ilo lanriers et cnlot godronnr doré
Médaillons : Vénus et l'Amour, par Dodin, et bouquets de fleurs
Ancienne pite tendre de Sevrés (Haut. : 0">43 sans socle)
i Ctiliection Chappeyj
VICMS KT 1. A.MOIfî
Ancien biscuit de Sèvres, paie tendre
f CtUleclinn Chappeyi
aux voleurs 1 » et qui font comme ils ont dit; mais briser
est civique, c'est l'acte généreux dune âme violente qui
déleste autant les tyrans que ce qu'ils louchent ou manient,
qui rejette au néant avec une patriotique horreur tous les
gages d'une corruption détestable. Et ainsi disparaissent
ces divins chefs-d'œuvre, ceux-ci parce qu'ils portent des
armoiries proscrites, ceux-là parce qu'ils sont chargés d'un
chiffre détesté; les uns parce qu'ils reproduisent la figure
d'un souverain, les autres parce qu'on y représenta quelque
victoire de la tyrannie, tous parce qu'ils sont beaux et que
détruire quelque part de la beauté, guillotiner des statues,
crever des tableaux, mutiler des sculptures, brûler des
monuments, saccager des maisons et briser des porcelaines,
est l'acte instinctif par lequel la populace affirme d'abord
sa liberté reconquise et proclame son droit à vivre.
Et c'est pourquoi un étonnement vous prend lorsque
l'on visite la collection formée par M. Chappey. Com-
ment, au prix de quelles recherches, de quels voyages et de
quels sacrifices est-il parvenu à réunir un pareil ensemble?
Certaines manufactures étrangères ont, à bon droit, con-
serve des spécimens des objets précieux qu'elles avaient
fabriqués et ont ainsi constitué des musées singulière-
ment complets et intéressants ; mais, à Sèvres, l'on cher-
cherait vainement, dans la manufacture, autre chose que
des moules et des dessins ; dans le Musée céramique, l'on
ramassa à de médiocres frais toutes les poteries à pâte
VITRINE
Assiettes et tasses à décors de paysages, devises, marines, etc., sur fond blanc et de couleurs. — Vasque armoriée
Ancienne pâte tendre de Sèvres
(Collection Chappejr)
LES ARTS
tendre, à pàtc dure opaque et à pâte dure translucide,
les verres et les émaux de tous les temps et de tous les
pays; terres cuites, poteries tendres lustrées, vernissées et
émaillées, faïences fines, grès cérames, porcelaine dure ou
chinoise, porcelaine tendre naturelle et artificielle, verres
incolores, verres colorés dans la masse, verres colorés par
application superficielle de couleurs vitrifiables; c'est une
encyclopédie, aussi défectueuse, stérile et médiocre qu'une
encyclopédie l'est d'ordinaire. D'après le plan d'organisa-
tion, tel qu'il avait été tracé par Brongniart et Riocreux, le
Musée céramique devait renseigner sur tout, c'est pourquoi
il n'apprend rien et, de Sèvres même, moins que rien. Si,
grâce aux moules subsistants, les biscuits s'y trouvent
représentés, la porcelaine tendre n'y parait qu'en forme
dérisoire : quatorze pièces des plus médiocres de porce-
laine blanche, douze pièces en fonds divers dont plusieurs
manquées, trente-deux pièces décorées, la plupart incom-
plètes, non terminées, postérieures à 1800 : assiettes, tasses
sans soucoupes, cuvettes sans aiguières, pots à pommade ou
coquetiers, c'est le déplorable bilan de ce que possédait le
V nui. NE
Pièces de forme : soupière, aiguière, plateau, jardinières, caclie-pots, assieUes et tasses à décors varies sur foud vert pomme et autres pièces de dillereuls décors
Aucicnae pftte tendre de Sèvres
(Coilection Chappey)
Musée céramique au moment où Brongniart et Riocreux en
ont publié la description méthodique. Depuis lors, sauf
quelques legs, presque aucun accroissement. Cela serait
une honte de plus si l'on était à les compter.
Ailleurs est-on plus heureux ? Au musée de Cluny,
où est conservée une collection considérable de faïences,
on trouve quelques porcelaines de la Chine, pas une pièce
de Sèvres; au Louvre, près des faïences de Henri II et
de Bernard Palissy, nulle place pour le sèvres. Les palais
sont plus vides encore que les musées : dans ceux-ci
encore, par suite de legs et de dons particuliers, pourra
s'égarer quelque produit de la Manufacture; dans ceux-là,
LA PORCELAINE DE SÈVRES. — COLLECTION CHAPPEY
VITRINE
Assiettes et tasses décors variés sur fond blanc et sur fonds de couleur
Ancienne pAte tendre de Sèvres
(Collection Cltjpycr)
'4
LES ARTS
où rien ne subsiste d'antérieur à Napoléon I", qui les a
restaurés et lésa remeublés en entier, les administrateurs
se sont donné pour tâche de ne rien introduire que de
contemporain et de constamment renouveler par de pires
horreurs ce qui déjà devait passer pour le sublime dans la
laideur. On ne nianque donc pas d'y rencontrer quantité de
pièces fabriquées à Sèvres depuis i8o5 jusqu'à nos jours.
Certaines des anciennes sont belles parce qu'elles fureiit
exécutées suivant un plan, qu'elles répondent à une théorie
artistique, qu'elles témoignent d'un effort, au triple point
VITRIM-:
1. — Trois grands vases et dcuN bri'ile-pariams tond bien de roi à décor de marines, Amours et sujet niytliologique. Ancienne p;Uc tcndr<' de Sèvies
2. — Série de tasses avec émaux de C.otteaux
3 et 4. — Série d'écuelles ii l'jnd de couleur et .à décors variés. — 5. — Série de tassés de Ij période révolutionnaire et du Directoire
fCoUertinn Chappcyj
de vue de la matière qui est la porcelaine dure, de la forme
qui souvent est intéressante, de la décoration surtout, où,
malgré des essais parfois malencontreux, il est impossible
de méconnaître une recherche curieuse de fonds nouveaux,
une application ingénieuse de métaux inusités, une habileté
prodigieuse de la miniature. Cela peut déplaire, mais ne peut
se confondre. Cela est d'un art peu sympathique, mais c'est
un art officiel. Ces pièces, — celles uniquement qui datent
de Napoléon et qui se rattachent à l'école napoléonienne, —
sont dès à présent intéressantes ; elles le seront sûrement
LA PORCELAINE DE SEVRES. — COLI.ICTION CUM'I'EY
\ IT R I N E
Assiettes et tasses à décors variés sur fond blanc et sur londs de couleur
Ancienne pAie tendre de Sèvres
(Collection Chappey)
^
i6
LES ARTS
davantage dans un
siècle ou deux ;
elles ont eu l'im-
mense mérite de
maintenir la re-
nommée de la
Manufacture jus-
qu'au moment où
la fabrication est
tombée à la bar-
barie des formes,
des couleurs et
même des ma-
tières ; mais elles
ne sauraient ,
d'une façon quel-
conque, être op-
posées aux pièces
exécutéesàSèvres,
enpàte tendre, du-
rant le xv[n= siècle
à peu près entier.
Seules pourtant
ces pièces en pâle
dure ont trouvé
place dans les pa-
laisqui subsistent
après que les Tui-
leries,Saint-Cloud
et Meudonont été
brûlés, puisque le
principe, en ma-
tière de mobilier
national , est d'u-
tiliser ce qu'on
fabrique dans les
OHAND VASE FORME) OVALE
Fond bleu do roi. — I.i's aoscs formées par des serpents fi^iiranl le bronze doré
fCollcclion Chappeyt
manufactures nationales et de ne rien
acheter qui soit
ancien. Devant le
Bot montant des
hideurs invenda-
bles de l'Art nou-
veau, qu'il faudra
bien quelque jour
caser dans les pa-
lais, les pièces
anciennes — celles
qui ne sont que
fêlées — disparai-
1 1" o n t quelque
jour. On les ven-
dra à l'une de ces
ventes du Do-
maine dont les
amis sont infor-
mes. La France,
admirable pro-
ductrice d'art, en
est la plus détes-
table conserva-
trice.
En France, cer-
tains particuliers
ont réuni des por-
celainesde Sèvres.
On en cite quatre
ou cinq : MM. de
Rothschild et Ma-
demoiselleGrand-
jean, pour ne
nommer que ceux
qui exposèrent en
1889 ou en 1900. Ce fut un émerveillement de voir trente
; .imiùi>' îSbîi Ai» .'Jl^?la!s!..
T^aKassm
^^'
incdii
i'r..\.\Mii:\c
Foud vert pomme a réserve de
sur fond blanc
Monture bron/.o ciselé et doré, Heurs et fruits
Epoque Louis XVI
coM'M ri:i(ii:ii
Bord bluu turquin à guirlandes de (leurs sur fond blanc
Ancienne pâte tendre <lc Sèvres
(Collection Chappcy)
FLAMBEAU
Food vert poiiinie à ré-^erve de niédiiillons
sur fond blanc
Monture bronze ciselé et doré, fleurs et fruits
Époque Louis XVI
LA PORCELAINE DE SEVRES. - COLLECTION CHAPPEY
'7
VITRINE
Collection d'assiettes et do tasses à décors variés sur fond bleu de roi
Ancienne pAte tendre de Sèvres
(Collection Chappej-J
ou quarante objets appartenant au même propriétaire, et
Ton trouva que, depuis le dispersement de la collection
Double, on n'avait jamais eu occasion d'admirer à Paris
tant de beautés ensemble. Puisque c'étaient là les collec-
tions les plus réputées, qu'on juge des autres !
Hors de France, il est en Europe de belles porcelaines
de Sèvres. Le roi George IV, lorsqu'il n'était encore que
prince de Galles et régent, avait, au nombre des officiers de
sa maison, un certain Benoit, homme actif, aventureux,
qui, malgré la guerre, entreprenait de fréquents voyages
en France et en rapportait à chaque fois quantité de
porcelaines. On n'y risquait rien en effet. La Convention,
pour mieux assurer le débit des objets qu'elle avait volés,
avait levé les droits de douane. C'est ainsi que du mobilier
des châteaux royaux et princiers, du mobilier des gens de
cour et des gens d'église, du mobilier des fermiers et des
receveurs généraux, la plus grande partie est passée en Angle-
terre. C'est ainsi qu'il faut aller en Angleterre, chez le mar-
quis d'Abercorn, Th. Baring, le duc de Cambridge, le duc
de Hamilton, Robert Holland, D. C. Marjoribanks, le comte
Spencer, surtout au musée Wallace, pour trouver des suites
de porcelaines de Sèvres dignes de remarque. A Turin, à
Pétersbourg, à Stockholm, à Berh'n, à Copenhague, à Vienne,
à Lisbonne, on rencontre, dans les palais des souverains, des
services qui attestent la magnificence du Roi très chrétien ;
on en peut trouver encore chez les descendants de quelques
ambassadeurs accrédités près de la Cour de France, tels que
le duc de Bedford, le comte de Stahremberg, le duc de
Manchester, mais si ce sont là des spécimens sans prix, —
tels le service bleu turquoise et le service rose Pompadour
du palais royal de Turin, — ils ne font connaître qu'un état,
admirable à la vérité, de la production de la Manufacture,
ils n'en révèlent qu'une époque, ils n'en montrent qu'un
artiste ; ils ne donnent aucune idée de la diversité infinie
des modèles, de l'étonnante variété des tons, cfe la fécon-
dité des sculpteurs, des mouleurs, des décorateurs et des
doreurs.
La collection de M. Chappey, au contraire, c'est Sèvres
même, c'est la Manufacture royale depuis les jours de 1-38,
où Orry de Fulvy établit à Vincenncs les frères Dubois,
transfuges de la manufacture fondée en 1695,0 Saint-Cloud,
par Chicanneau, sous les auspices du duc d'Orléans, jus-
qu'aux jours de 1800, où Alexandre Brongniart. par mépris
pour la porcelaine tendre, non seulement en abandonna
la fabrication, mais fit, dit-on, détruire les formules de
mélange, en telle sorte que jamais, depuis lors, on n'arriva
à en produire.
Soixante-deux années donc. — Encore n'en faut-il bien
compter qu'à peine cinquante, car le privilège obtenu par
Orry de Fulvy « pour l'établissement d'une manufacture
de porcelaine, façon de Saxe, au château de Vincennes », ne
date que de 1745, le transfert de la manufacture, devenue
URUMÎ- PARFUMS
fond bleu du roi à réserve de doux médailloDS décorés de jeux d'enfants dans des paysages sur fond blanc ornés do guirlandes de Heurs et de rinceaux d'or
Ancienne pâte tendre de Sèvres. — Décoré par Vieillard. — Lettre D (175C) . — Haut, sans socle : 0"'24
(ColUction Chappey)
V I T U 1 N E
Cnche-pot vunneric, orne de bouquets de fleiirs de Sèvres, cabaret, plat à barbe, tr>*mbleuscs, vases i décors variés
Ancienne pâte tendre de Sèvres
(Collection Chappey)
20
LES ARTS
LA GUERRE
Ancien biscuit de Sèvres
Tini.i:rTK i>r-: vi*:vLs. piMiiltili'
Ancien biscuit de Sevrés, p;'de tendre
I Collection Chappeyl
\.\ PAIX
Ancien biscuit <le Sevrés
royale (ijSS), à Sèvres, dans le château de la Diarme, l'an-
cienne maison de Lulli, est de 1756, et, à partir de 1791,
l'activité de la fabrication se ralentit au point que les pièces
dites révolutionnaires, en pâte tendre, h décors républicains,
sont, sauf quelques biscuits, pour ainsi dire introuvables. —
Quarante-six années, à dire tout à fait vrai, dont huit pour
"Vinccnnes et trente-huit pour Sèvres, et dans ce demi-siècle
il faut encore distini^ucr deux périodes : l'une de 1745
à 1765 OLi l'on fabrique exclusivement la porcelaine tendre,
l'autre de 1765 à 1791, ou si l'on veut à 1800, où l'on fabrique
concurremment la porcelaine tendre et la porcelaine dure. A
partir de 1 800, Sèvres ne fabrique plus que de la porcelaine dure.
Ancien biscuit de Sèvres, pAte tendre
Ancien biscuit de Sèvres
(Collection Chappeyi
\neien biscuit de Sèvi'es, pâte tendre
LA PORCELAINE DE SÈVRES. - COLLECTION CHAPPEY
VITRINE
Cache-pots, écuelles, aiguière et plateau, hourdalou, tasses et assiettes à décors variés
Ancienne pâte tendre de Vincennes et de Sèvres
(Collection Chappejrj
.iAninMi:Hr ovAi.R
I-"(ind Itli'ti tiir<|ilin, dôcop d'oiseaux
dan« dus paysaj^es
Ancienne pâte tendre de Sèvres
l'OllTI-:-IlOl"Qi:ET FOHMr: IVENTAIL
:in(l IiliMi tnr<|nin, dt-cin-s d'AnidUrs et
attributs sur fond Itlanc
Ancienne pâte tendre de Sèvres
I Collection Ckafpey}
JAHDIMHItK nVALB
luid bleu turquin, dèeor d'oivean?
dans <les paysa;çes
Ancienne ])àle tendre de Sèvres
Ces expressions : porcelaine tendre et porcelaine dure
qui re\:iennent constamment lorsqu'on parle de Sèvres, ont
besoin d'une explication : « La porcelaine à pâte tendre,
terre cuite translucide sans kaolin, à glaçure composée, dit
Auguste Demmin, est une faïence translucide à la lumière.
Sa cassure est blanche et son émail d'une blancheur pâteuse
pareille à la crème. Elle est légère et douce au toucher,
pareille à la taïence. Le dessous des pieds est partout émaillé
puisque la porcelaine tendre est cuite suspendue à des cro-
chets de fer, tandis que la porcelaine dure montre, au-dessous
des pieds, des endroits privés d'émail là où elle était posée
dans le four. Comme l'émail de cette poterie n'est qu'une
espèce de vitrification peu dure, sorte de vernis, moins dure
ménie que l'émail de la faïence et qui se cuit à peu près à la
même température que le vernis ou la couverte des poteries
vernissées, on peut l'entamer et la rayer à la lime et au
couteau et sa pâte se gratte aussi facilement sous une lame
d'acier que celle de la terre cuiie... La porcelaine de pâte
tendre ne peut servir à la cuisson puisque le feu la lait
éclater.
« La terre cuite translucide au kaolin et à glai;ure kaoli-
nique ou porcelaine à pdte dure est proprement du grès
rendu transparent. Elle est transparente à la lumière; sa
cassure est dure et blanche intérieurement comme le sucre
ou l'albaire rompu. Elle a la blancheur du lait; au-dessous
des assiettes et autres pièces, le bord du pied est dépoli ou
sans émail. Elle est généralement plus pesante que la paie
tendre et peut au besoin servir à la cuisson puisqu'elle sup-
porte le passage du froid au chaud. »
Pour la pâte rnéme, l'essentiel est que la porcelaine
OKANDE TASSI! TnIMBLtUSE A c:orvi:ili:l
Fond œil-dc-penlrix à réserve de médaillons pavsa;
ges
JAHI)IMl;UE I-OIIMIC i.otis \\
or de fleurs et fruits sur i'oiul blanc
(illAMUC TASSK TKI-:.\I»LEL"SIC A IHIU VEHCl.E
I-'otul gros bleu, décoré d'.\lnours en camaïeu rose
(Collection Chappeyj
LA PORCELAINE DE SÈVRES.
COLLECTION CHAPPEY
23
CAKKrii-iliK, SI't.KII-:». <-.Hh\JIKIt
Koiiil jfros bliîii il ivserv.' «U* im'-d lillnns tU> lltMirs cl fniîls sur fo:ul b!aoc
Ancu-nni! pîUf trmlr.' d« St-vrcs
t Collection Chapptyi
tendre a ctd ordinairement, el selon des proportions variables,
composée d'un mélange de niirc, de sel marin, de soude, de
gypse, de sable, de craie blanche ci de marne, tandis que
la porcelaine dure est formée de kaolin et de feldspath.
VASK pouTK-norijrFT
Di'rnr «II* pcrsonnnjïi's v\ pavsajîi's sur fnml blaiir
Ani'ii'iini» pAti' tt'iuht' do VÎiipimuh's
rVFKTlKRR
Fond hb'ii df nn « diH*or invlholofïi(|uo
Aiicirnno pAï»» Irndn' do S«"'vr.'«
(CùiUctiom Ckmfpt^l
v\«E is^«Tr-ih\ro»*«fT
Aarionm* pAlt* Irwirv «Ir Via
24
LES ARTS
La découverte faite à Saint-Yrieix, en 1765, sur l'impulsion
de Monseigneur d'Audibert de Lussan, archcvéciue de Bor-
deaux, et par les soins d'un apothicaire nommé Villaris,
d'un immense gisement de kaolin, permit à la France
la fabrication de la pâte dure, mais « comme l'émail ou la
couverte de la porcelaine dure ne peut être mise en fusion
convenable pour son mariage intime avec les couleurs du
décor qu'à une température si élevée que le cobalt seul
résiste tandis que les autres colorants minéraux disparaissent,
il devient impossible de décorer la porcelaine autrement que
sur la surface et à couches minces par des couleurs fondantes
et cuites au petit feu du moufle ». Ces couleurs n'entrant
presque pas dans l'émail ne peuvent avoir ni la solidité, ni
l'épaisseur nécessaires ; elles manquent de gras et de corps ;
la touche large et à effet devient presque impossible et
« c'est pourquoi l'amateur à goût artistique préférera tou-
jours la porcelaine à pâte tendre à la porcelaine à pâte dure ».
A ces arguments décisifs présentés par Auguste Demmin en
faveur de la pâte tendre, on a ajouté que, par une étrange
coïncidence, la Manufacture commença à décliner au point
de vue artistique, vers l'époque où elle entreprit la fabri-
cation de la pâte dure. On ferait alors dater cette décadence
de 1769, époque où P.-J. Macquer, commissaire du Roi
pour la chimie à la Manufacture de Sèvres, présenta à
l'Académie des Sciences les premières pièces de porcelaine
dure fabriquées avec le kaolin de Saint-Yrieix. Ce serait
rendre singulièrement brève l'existence de Sèvres et rien
n'est moins conforme à la réalité, .lamais la Manufacture
ne jeta autant d'éclat que durant les cinq dernières années
du règne de Louis XV- et les douze premières du règne
LAMOUR I)I-:SAH.MV;
Anciens bisciiils de Sèvres, pAte tendre
(Collection Chappey)
L AMOfn r.u.vijris
de Louis XVI, et ce fut son succès même, son succès
mérité et incontesté, qui compromit sa prospérité.
A l'instar de la Manufacture royale, quantité de manu-
factures avaient surgi qui toutes échappaient aux lois exis-
tantes en se prévalant de la protection d'un prince du sang :
Fabrique de Monsieur, établie à Clignancourt en 1773 par
le sieur Deruelle et marquant d'un M couronné; manu-
facture de la rue Thiroux, fondée en 1777 par le sieur
Lebœuf et honorée de la protection de la Reine qui donne
pour marque un A couronné et permet que les porcelaines
qu'on y fabrique soient dénommées porcelaines à la
Reine; manufacture du Pont-aux-Choux>où, après les belles
e sieur Mignon se
faïences qui en ont fait la réputation
met à fabriquer de la porcelaine sous le patronage du duc
d'Orléans qui donne son nom à la manufacture et permet
qu'elle marque de son chiffre ; manufacture de Sceaux
dirigée en 1772 par le sculpteur Glot sous le patronage du
duc de Penthièvre et marquant de l'ancre de grand amiral ;
manufacture du faubourg Saint-Denis, dirigée en 1779 par
Bourdon-Desplanches sous le patronage du comte d'Artois
e' marquant du CP (Charles-Philippe) couronné ; manufac-
ture, enfin, du duc d'Angoulème — il n'y a plus d'enfants
pour la porcelaine — la célèbre manufacture fondée par Dihl
en 1780, protégée par le duc d'Angoulème, âgé alors de cinq
LA PORCELAINE DE SEVRES. — COLLECTION CHAPPEY
25
TASSIî TUKMUI.ICUSI-;
»iijets d'attributs
JARniMKItR OVAI.R
d<!cor de fleurs et fruits sur fond blanc
(Collection Chappey)
TAs<«e thcmblecsb
soJeU d'i
{torPIKRIt
Fond vert poniinc .î dt^or« de Oeurs ri fmît»
ADricDne pAle tendre ilc Swrv*»
26
LES ARTS
Décor de paysages en cainaicii bleu s:ir r.ind lilaiic
ans et marquant
au LA(Louis-An-
loine) couronné.
Chantilly, à la
vérité, a fermé ses
portes vers 1/85,
mais, rien qu'à
Paris, voilà six
m a n u fa c t u r e s
princières aux-
quelles s'adresse
la clientèle qui ja-
dis allait à Sèvres
et qui, mainte-
nant, attirée par
la nouveauté, l'es-
poir de faire la
cour à la Reine et
aux princes, la
facilité de rencon-
trer chez les mar-
chands de Paris
qui sont à la mode les « objets de goût », se conienie au bon
marché de ces pièces agréables, décorées de semis de fleurs
d'or ou de couleur, de rubans et de cartouches, parfois
de figures et de
paysages, comme
en particulier les
produits souvent
excellentsdeDihl.
Cela, sans nul
doute, est singu-
lièrement i n fé-
rieur au Sèvres,
cela ne tient pas
un instant à côté,
ni pour la paie,
ni pour le décor,
ni pour les ors,
surtout pour les
ors, mais c'est la
mode, mais Sa
Majesté en veut
chez elle, mais
Monsieur en fait
ses services, mais
M. le comte d'Ar-
tois ne mange ses fruits que dans la porcelaine et chacun des
princes tient à honneur qu'on dépense bien de l'argent à sa ma-
nufacture et que chacun trouve que Sèvres n'est rien auprès.
Décor lie piiys.Ég.'s en ciinaieu bleu sur fou.l bl.inc
AK.i ii.iti; i.i 1-1. Al i:\i
Fond vorl iioinnic n i-éscrvo de médaillon de lluiirs sur fond ))lanc
Ancienne pàtc tendre de Sèvres
' CoUccUvn Chappey)
LA PORCELAINE DE SÈVRES. — COLLECTION CHAPPEY
27
SEii.ir.MnK
KoihI l'ose Du Hai-rv, oriK- dr |iîiys;ij;<'s animes sur fiiiiil blanc
Aufirnntî |»jUt' li'ndrir di- Si-vri's
(Cnllttlinn Chappei/I
A cette concurrence effrénde, la Manufacture rovale
oppose, en 1784, son privilètje et fait signifier défense aux
fabricants particuliers d'employer aucune autre couleur que
le bleu façon de Chine. Vaine tentative : les fabricants ont
trouvé des protecteurs si iniluents, et la faiblesse du Roi est
si grande que, par arrêt du Conseil du 17 janvier 1787,105
manufactures de la Reine, de Monsieur, de M. le comie
d'Artois et de M. le duc d'Angouième se trouvent reconnues
et acquièrent le droit de tout fabriquer « sauf aucun ouvrage
à fond or, ni aucun ouvrage de grand prix tels que les
l'i.AMKi: \r. i)ii>iilnri> t'i) hrmi/i'
UiM-m" tlo llciii's L'I lloiiivttos sur fond blanc
T1U II isr
DiH-tM- riliniiiji sur f,>n«l liUur
Aiirit'nno pAlo tliirv tic Si*vn^
ICotltrliom Ckmfftj)
Drcttr de llours c4 Acurcttcs Mir kmà Mi
28
LES ARTS
tableaux de porcelaine et les ouvrages et sculpture, soit
vases, figures, groupes excédant i8 pouces de hauteur, non
compris les socles, lesquels demeureront réservés à la Manu-
facture royale de porcelaine de France exclusivement à
toute autre. »
Les lettres patentes de 1787 qui consacrent la concur-
rence, ne reçurent pas plus d'exécution que celles de 84.
Les manufactures princières, même celles non reconnues,
n'en continuèrent pas moins à fabriquer toutes les pièces
qui étaient de vente, laissant à Sèvres, aux termes des lettres
patentes, ce qui était de nul usage. Et c'est là, tirée des
lettres patentes même, l'explication du discrédit où Sèvres
tombe à partir de 1787 dans le public. Il ne s'agit plus d'y
fabriquer des produits qui plaisent par des formes élé-
gantes, un décor gracieux, une exécution parfaite, mais
des œuvres dont la matière agrée aux chimistes qui la
traiterlt, et soit curieuse, rare, peut-être intéressante pour
les professionnels : par contre, elle ne l'est nullement pour
les femmes qui s'étaient éprises du sèvres et en avaient
fait la fortune. Mais, de cela qui prend souci?Sèvres est une
administration d'Etat, Sèvres dédaigne le public. Qu'importe
son goiit à ce public? 11 ne veut point de Sèvres, mais il le
paiera tout de même ; il le paiera grâce au recors et au
garnisairc. Sèvres n'est point même une administration,
c'est une institution ! Critiquer Sèvres est un acte d'oppo-
sition blâmable, un acte dont le patriotisme demande compte,
comme si la patrie tenait dans un bourdalou ou un coque-
tier ! A Sèvres, à l'aide de ces matières nouvelles, on
fabrique des vases de plus en plus grands, des plaques dont
on couvre les meubles et les carrosses, et sur lesquelles on
Décor de rinceaux, cannelures et torsades dorés simulant le bron/.c, à réserve de
Ancienne pAtc dure de Sèvres
{ CoUectinn Chappey)
médaillons à sujets mythologiques
copie des tableaux, paysages, scènes de chasse, batailles,
sujets de sainteté. A Sèvres, on n'exécute plus, pour le plaisir
de ceux qui achètent avec leur argent, des objets d'usage ou
d'ornement, mais on produit des objets de magnificence, qui
ne peuvent trouver place que dans des palais, qui étonnent
par leur matière et leur masse, la minutie de leur décoration
médiocre et l'application désordonnée de métaux inusités,
brillants au début, mais si vite tournés au noir. Ainsi fait-on
dévier l'ornementation de la porcelaine comme l'utilisation ;
amsi s'efforce-t-on, par une conceptioiî mégalomane, à pro-
duire des objets qui semblent un défi au sens pratique
et passe-t-on des vases de soixante-dix centimètres aux vases
d'un mètre, de ceux-ci aux vases d'un mètre cinquante,
pour arriver, après quatre-vingts ans d'efforts, au vase dit
« de Neptune », de trois mètres quinze de hauteur et d'un
mètre dix-sept de diamètre.
De ces choses à celles que la Manufacture mettait naguère
au jour, nulle comparaison. Le nom seul leur est commun,
et le souvenir des beautés disparues dissimule seul l'horreur
de la laideur présente. Cette laideur, et c'est là une des
VAsi:s A KKux ANsiis. — Kpoiftic Dirccloïpo
Dtri'iiratiiiii <l(t riitccuiix
niécluilluiis ut (leurs sur l'oiul jaune
HLT.KIKII KllKUl-: OVAI.K
Fond hieii tiirqiiîn ii réserve de
inédailloiis iliiiseaiix et fetiilhigcH sur fiind Idaiir
f Collection Chappey)
VASK A DKL'X A?fftKs. — Époqoc Dtrectutrr
DiT4*rali<>n fl<- rînr«-jiu\
Uh^lailkm!* df fli-un» >nr ft'iid biru
caractcrisiiques encore de la manufaclurc d'État, est toute
d'inutile el oiseuse splendeur, dédait;ne de parti pris tout
ce qui est ou serait pratique ; recherche le monumental pour
aboutir au monstrueux el, lorsqu'elle manque, le monstrueux
atteint à coup sûr le grotesque. Sous Louis-Philippe, par
une suite des traditions de Fontaine, un exécutait encore à
Sèvres des services pour les châteaux où l'un se coniraignail
à suivre les bons modèles ; il tallut, sous le second Empire,
rinitiative d'un prince qui avait à un haut degré le goûi des
arts pour qu'on créai pour lui un service de table genre
SM.ICItK A THOIS CHvnKS
Fend hliinr il rulians Iden lun|Uuise
l»I AT A itAHiir: ^
Sonùs do (leurs >ur fond Idaitr
Aiirienno porrelniito tendre «le Seviv»
i VoUtçtiom Ckmf^jft
»ur I(hnI bluK
3o
LES ARTS
antique, qui fut en son genre une
curiosité intéressante ; pour les palais
impériaux, l'on se contenta du blanc
avec des chiffres en or ; pour les pré-
sents, l'on eut des services qu'on dirait
aujourd'hui, n'éiait la marque, achetés
chez un porcelainier de province et
décorés par des débutantes d'une école
municipale de dessin.
11 est vrai qu'aux prix qu'ils étaient
facturés à l'État, ils auraient pu être
de vaisselle plate.
Quant à l'époque présente, il est
infiniment préférable de n'en point
parler.
Jadis, l'art suprême allait à ce qui
était de la décoration pratique : chacun
pour ainsi dire des objets dont l'image
est reproduite ici atteste une série de
pièces analogues constituant un en-
semble d'usage, tantôt de cinq pièces
comme certains téte-à-téte, tantôt de
dix pièces comme certains services
à café, tantôt de cent pièces et plus
comme certains services à dessert. Les
cent huit assiettes toutes différentes
de la collection Chappey évoquent
cent huit différents services à dessert,
et l'on peut prendre l'idée de ce qu'ils
étaient, au double point de vue du
nombre et de la qualité des grandes pièces, par celles du
service de Madame Du Barry. Tout ce qu'on fabriquait alors,
GROUPE D K.\KA>'TS .MUSICIKXS
Déi'or au naturel
Aneicnue pâte tendre de Sèvres
(Collection Choppey)
pondent à aucune
société, affirment
sauf peut-être les vases, était de la
décoration d'usage, et, pour s'en assu-
rer, les témoignages ne manquent pas,
ni les documents. C'était pour parer la
salle du repas, ces cache-pots avec
bouquets de fleurs, ces vases minus-
cules, ces groupes de biscuits et de
porcelaine peinte, c'était pour manger
et pour boire ces assiettes, ces théières,
ces cafetières, ces pots à crème, ces
salières, ces confituriers, ces rafrai-
chissoirs, ces marronniers, ces écuelles
à bouillon, ces sucriers pour le sucre
en poudre, ces coquetiers, ces sou-
pières; et les cuvettes, les aiguières, les
pots à poudre et à fard, les encriers,
les cassolettes, les flambeaux, les plats
à barbe, les bourdalous, c'est la vie
même qu'ils évoquent, c'est le détail
de la vie auquel ils servaient.
Ils s'y sont adaptés, ils ont été faits
pour elle ; ils en représentent à la fois
les habitudes et les goûts; ils en four-
nissent les préférences et en tradui-
sent les manies; ils attestent des per-
sonnalités et ce sont les gestes dont
on les prenait il y a deux siècles qui
s'imposent à qui prétend les toucher.
Tandis que les objets sortis depuis
cent ans de Sèvres sont, à peu d'excep-
tions près, des pièces de musée, imper-
sonnelles et glacées, qui, n'ayant
aucune utilité pratique, ne corres-
civilisation, ne se rattachent à aucune
seulement le bon ou le mauvais goiit
IIANAI'
Fond vert avec médaillon do fleurs
Ancienne pslte tendre de Sèvres
IIANAP
Fond noir avec décor de Cliinois
Ancienne pâte dure do Sèvres
(Collection Chappey)
IIANAI'
Fond bleu tur([uin à sujet mythologique
Ancienne pâte tendre de Sèvres
LA PORCELAINE DE SEVRES.
COLLECTION CHAPPEY
Fond lie (le vin, (h'cnr «lo fleurs et IViiils
Ancicnno pilto tendre de Sèvres
MAnnON.MKRK AJOI'RKR
Sinitilai;t la vannerie à <l<!>cnrs do rtihann hlous et ruses CDlrelacéff
Ancienno pàlo tendre de Sëvrcs
(Collection Chappeyi
FoDil blco, déror de fleurs «t fmîls
ADcienae pAte tendre de Serrée
TIIKIKRR Oni.-ni:-l'KHDIUX
Fond l>leu de roi à réservi' de nit'>dtiilli>ns
paysage sur l'ontl lilant;
CACIIK-POT POn\li: . M'^-'i \
Fond Meit tiirqiiuUo à réserve île inedailloit?* d Aiiiourn
- sur fund blanc
(Coltectlnn Chappeyi
CAPBTIIIIIK
Food bleu lurquoi»o à réserve do inodailltM»
sujet mvthulogiquc sur fond blanc
VASK KOUMI-: Tri.ll'K
Fond iileu liirtiuoise
Di'Ciir de lleurs et frutls
sur fond blanc
POT A CHKMK
FoihI blanc
A décors do Hours et arabesque»
STATIKTTK
Ancionno |M)rci*laino de Sevrr's
décon'e au naturel
POT A t:HK>IE
DtTor do flours
au rhilTïv de M"* Du lUrrv
TA«ft rtmMK VrUFB
f*ttnd blott lui
Dvn^r» dr ttour* «t
MIT tomd blaac
32
LES ARTS
d'art — le mauvais
bien plutôt — des
époques traversées
depuis Napoléon P^
ceux-là sont élo-
quents autant par
leurs décors que par
leurs formes ; ils
suggèrent un temps,
des mœurs, des
luxes, des splen-
deurs disparus; ils
évoquent les rois et
les favorites, les
reines et les princes,
tout ce qui fut d'é-
légance, de joliesse
et de grâce en ce
demi-siècle qui fut
la grâce même ; et
c'est pourquoi leur
collection est si pré-
cieuse : précieuse
par la rareté, pré-
cieuse par la ma-
tière, précieuse par
la décoration, pré-
cieuse avant tout
parce qu'elle est la
représentation que nul homme au monde ne pourra désor-
mais réunir aussi complète, de l'art le plus délicat qui
ait été cultivé depuis qu'il existe une société polie.
Air.UIKKH
Fond gros bleu, d('*corée de paniers do (leurs
Ancienne pAtc tendre de Sèvres
(Collectlnii Ckappey)
On sait des col-
lectionneurs de pa-
pillons qui payent
très chèrement le
butin des chasseurs
qu'ils engagent tout
exprès. Ce qu'ils
achètent, ce sontdes
papillons morts. Ici,
aussi brillants,
aussi colorés, plus
beaux et plus rares
que dans la nature,
puisqu'ils sont des
chefs-d'œuvre hu-
mains et que les
hommesqui les pro-
duisirent sont morts
depuis deux siècles,
ces papillons de por-
celaine — car à cela
seulement la pâte
tendre de Sèvres
peut se comparer —
ces papillons vivent;
ils sont immortels
malgré leur fragi-
lité. Et l'Art qui
leur a donné l'être
rend célèbre du même coup, entre les noms des grands
amateurs, le nom de celui qui aura la joie de les posséder.
FRÉDÉRIC MASSON.
AICUIHRE
Fond gros bleu, décorée de paniers de lU-iirs
Ancienne pAte tendre de Sèvres
(Collection Chappey)
J.VRDIMKHR
M(''(IailIon d)î paysages sur fon<l blanc
à semis de bleuets
Ancienne pâte dure do Sèvres
CAC.Illî-POT
Fond l)leii Itirqnin à réserve de nu-daïllons lleiirs et friiîls
sur fond l)lanr. — ■ Ancienne ]>Ate tendre do Sèvres
i)rn(*i' d'un bou<[U('t di* fleurs de Sevrés di'-corée au nalurt-l
(Collection Chappey)
.i.\uniNTi:[{i:
Médaillon <lo paysajçes sur fond blanc
à sentis de bleuets
Ancienne ])àle (hirc de Sèvres
Directeur : M. MANZI.
Imprimerie Manzi, Joyant & G**, AsniéreB.
Le Gérant : G. BLONDIN.
LES ARTS
N" 39
PARIS — LONDRES — BERLIN — NEW-YORK
Mars i90'>
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CIM,- Ihnuii. Chmfiil y i:,t.
ALEXANDRE ROSLIN. — François boicher, premier peintre ou roi
(Musée de Versailles)
« LES QUATRE SAISONS »
ES Quatre Saisons de François Boucher, qui
ont appartenu à Madame Ridgway, comp-
tent parmi les plus intéressants ensembles
de l'œuvre du maître. Ces toiles, relative-
ment petites, — puisqu'ellesn'ont que o™56
de hauteur sur o^ja de largeur, — repré-
sentent le talent de Boucher sous ses faces
diverses (scènes pastorales, scènes de
nymphes, scènes contemporaines) et, comme elles sont
encore de sa meilleure époque, on peut avec profit étudier
tout à loisir ces œuvres charmantes.
Elles ont une histoire assez complète, telle qu'il est
quelquefois possible d'en constituer pour les œuvres impor-
tantes de cette époque. Datées de ijSS, elles étaient desti-
nées, à l'origine, à décorer une pièce élégante de dimensions
moyennes, qui paraît s'être trouvée dans une des résidences
de Madame de Pompadour. Les gravures contemporaines
de Daullé, dédiées « à Madame la marquise de Pompadour,
dame du Palais de la Reine », portent chacune que le
tableau original appartient à Madame de Pompadour.
Cependant on ne retrouve pas les toiles sur l'inventaire des
tableaux de la marquise, dressé pour sa succession, et que
j'ai eu occasion de publier.
Elles ont dû être préalablement retirées par son frère,
M. de Marigny, à qui elles ont aussi appartenu : en effet, en
1782, elles sont mentionnées parmi les tableaux mis en vente
après la mort de l'ancien Directeur général des Bâtiments
du Roi. Malgré la défaveur où était tombé Boucher, aussitôt
après sa mort, elles « font » encore, à cette vente, i ,402 livres.
Il est plus que probable qu'elles avaient été commandées à
Boucher par la marquise elle-même, qui se trouvait en rela-
tions fréquentes avec lui.
Le catalogue de la vente du marquis de Ménars (Marigny)
les désigne ainsi : « Les Saisons, en quatre tableaux, faisant
pendant. Ces sujets sont connus par les estampes qu'en a
gravées Daullé. Deux de ces tableaux sont des pastorales;
l'Été y est représenté par un bain de femmes, et l'Hiver par
une dame en robe bordée de poil, assise dans un traîneau
poussé par un Tartare. T. 27 pouces sur 20 de haut. »
On a conservé à ces toiles les noms que leur donnent les
estampes célèbres de Daullé. Ce sont les Charmes du Prin-
temps, les Plaisirs de l'Eté, qui appellent une observation
anccdotique intéressante, les Délices de l'Automne et les
Amusements de l'Hiver. Regardons-les avec attention : nous
y trouverons le maître tout entier.
Les Charmes du Printemps sont naturellement une pas-
torale où, dans le plus fantaisiste des paysages, s'encadrent
les plus irréels bergers. La toile déborde ; pas un coin qui ne
soit pris; mais cette abondance met toute chose à sa place ;
on la sent née d'une imagination d'artiste, exubérante, mais
avisée. Le ciel est bleu, les arbres clairs ; il semble tomber,
des branches fleuries, sur le couple amoureux, de la poudre
blanche parfumée.
« Elle » est toute mignonne et blonde, sans caractère,
étendue sur le gazon et appuyée au genou de l'ami, qui mêle
des pâquerettes à l'or des boucles envolées. La lumière,
franchement diffuse, baigne de son onde l'enfant douce,
habillée de jaune, et les rayons se jouent dans les luisantes
cassures de l'étoffe. Le corsage décolleté, les manches bouf-
fantes et courtes, laissent voir la naissance de la gorge et les
bras nus d'une exquise blancheur. Un ruban bleu passé
au poignet retient un panier de roses, de jasmins et de
myosotis ; les fleurs s'échappent et jettent sur la large robe
des teintes pâles qui en rompent le ton vif.
Le jeune homme, assis sur la margelle d'un puits, domine
la bergerette et se penche tendrement; ses mains amou-
reuses lui tressent une couronne. Son profil chifi'onné
se détache sur la transparence d'une ombre légère; en ses
cheveux frisés, d'un châtain soutenu, est un bouquet; le
ton de ses vêtements va mourant, du manteau de satin rose
à l'habit lilas et aux bas de soie blanche.
Tout près de lui, dans la pénombre, une écharpe d'azur
éclate; un tambour de basque est là qui contient de la
lumière.
Sur des Jonchées de fleurs, une chèvre se dresse, la tête
seulement dans les rayons; une autre est couchée et semble
bêlante. Un buisson de roses, à droite, fleurit les petits
pieds de la fillette. Au loin, sur un fond d'arbres bleuté,
se dessinent une tour ronde et un pont, sous les arches
duquel coule un ruisseau.
Nous sommes en plein pays de convention ; le rêve, ici,
semble défier la nature; mais quel doux appel de couleurs
rayonnantes, quel charme de jeunesse, de printemps et de
gaieté ! Comme on le sent dans toute sa maîtrise, le peintre
charmant du plaisir, et combien il est souple encore ce
pinceau qui va bientôt s'alourdir !
Et voici l'Eté, avec sa caresse enveloppante d'air lumi-
neux, avec la grâce indiscrète des trois baigneuses dont les
corps nus s'offrent blancs et savoureux.
Ce paysage n'est encore qu'un décor voulu par l'artiste,
et d'une invraisemblance délicieuse. Le cadre resserré est
comme une tonnelle de branches fines, sous laquelle entre
à flot la lumière; les chairs roses resplendissent sous la
coulée des rayons. Sur l'azur du ciel courent de floconneux
nuages d'or. A droite, un monstrueux dauphin de pierre
laisse épancher, de ses mâchoires ouvertes, l'eau qui s'écoule
en cascade ; l'onde chantante par-dessous les roseaux vient
tenter les baigneuses. Elles se sont dévêtues, et sur un
buisson fleuri se voient leurs robes éclatantes, lilas, jaune
et blanc broché d'or.
Les trois femmes, groupées en arc de cercle, suivent une
ligne du paysage. Toute l'attention se porte sur la plus déli-
cieuse, la mieux dessinée et la plus vivante.
C'est que cette adolescente est un être réel, dont le por-
trait fut tant de fois copié avec amour. Nous voyons en
elle Murphy ou Morphise, la première pensionnaire du
(I) Depuis trois ans, Us Arts ont publié beaucoup d'œuvrcs de Boucher, beaucoup d'oeuvres considérables, beaucoup d'intéressantes, quelques-unes tout à fait hors de pair. Nous
avons la bonne fortune de présenter aujourd'hui au public les quatre tableaux achetés par M. Eugène Fischhof à la vente de Madame Ridgway. Sans pénétrer sur le domaine réservé
a notre collaborateur, M. Pierre de Nolhac, nous voulons remercier ici M. iLugone Fischhof de la gracieuse autorisation qu'il nous a donnée de reproduire directement ces inléres-
sanles toiles qui, nous voulons l'espérer, ne sont pas définitivement perdues pour les amateurs français.
N. D. L. D.
LES ARTS
Parc-aux-Cerfs, celle qui, à quinze ans, fixa le caprice de
Louis XV. C'était vers la fin de 1752, et Boucher, dont elle
était le modèle favori, passait pour avoir présenté au Roi
cette jeune beauté. On a pu la retrouver en plusieurs de ses
tableaux de cette époque, et M. E. Lassaugue vient préci-
sément, dans l'Art, d'écrire son histoire. Un tableau de
Besançon, qu'il a ingénieusement identifié, est l'étude la plus
certaine de Murphyd'après nature. Et nous avons, dans les
Plaisirs de l'Été, la même tête fine, la bouche enfantine, le
petit nez relevé. Les cheveux noirs et les yeux sombres, la
font mystérieuse, alors que son air ingénu ajoute à son
expression un piquant étrange et inattendu.
Elle est ici, réveuse,assisesousun arbre; elle n'a point ôlé
sa chemise, mais l'épaule ronde se dégage de la mousseline,
ainsi que les jambes élégantes. Sous le linon qui l'enve-
loppe, se devine la grâce de son jeune corps si joliment
abandonné; il est inondé de clarté et aussi éblouissant que
celui de sa compagne étendue n'je à ses côtés.
Est-ce encore Murphy qu'il faut voir en celle-ci, couchée
sur une draperie aux teintes pâles, et dont une jambe plonge
dans l'eau? Bien plutôt, ces chairs grasses aux touches roses,
aux formes amples, le profil perdu, rappellent la Minerve du
Jugement de Paris. La troisième baigneuse, moins jolie, se
cache, peut-être pour cela, sous les roseaux. De ce groupe
féminin émane une impression de volupté, d'harmonie et de
splendeur.
Les Délices de l' Automne ne nous posent aucun pro-
blème iconographique. La saison nous offre son riche bou-
quet de couleurs, éclatant dans la lumière d'or. Partout des
fruits et des fleurs; la nature est comme surchargée ; les
arbres ploient sous le feuillage, l'air est lourd et bleuté
comme l'horizon.
Ce serait le paysage banal des pastorales, si le pinceau
entraînant du maître ne jetait de la joie, par de larges lou-
ches. Pour les yeux, pour l'esprit, c'est une lente caresse,
une gentille émotion sans secousse, toute la poésie d'une
bouche rose qui sourit.
L'enfant mièvre et blonde est pareille à tant d'autres de
ses petites sœurs, qui naissent lumineuses du cerveau de
Boucher. Elle est moins un être qu'un motif de décor char-
mant, une blanche poupée sans âme ; mais on l'aime cepen-
dant d'être si irréelle, si blonde et si menue.
Sa robe de satin blanc est scintillante et ample ; elle se
relève sur un jupon de soie lilas, et dessous paraissent,
comme deux colombes grises, de tout petits souliers à nœuds
de rubans. Le corsage est décolleté, les bras sortent des
manches de linon; des roses pâles tombent en guirlande de
la poitrine à la taille; un étroit chapeau, entouré d'un galon
rose, se tient, comme par enchantement, sur le côté gauche
de la tête, une petite tête ronde et fade, délicieusement jolie
pourtant.
L'amoureuse est assise et s'appuie sur l'épaule du jeune
homme, qui est à genoux à ses pieds. Il jette dans sa jupe
tous les raisins de ses mains pleines ; de belles grappes, qui
tachent la robe blanche de grains ambrés et rouges. Un
panier enrubanné est posé à terre, débordant aussi de fruits
vermeils. Près de la fillette liliale, le garçon paraît plus
hardi ; ses grands yeux ravis la regardent. Sa veste est
rouge, sa culotte bleue, ses bas blancs ; le large chapeau de
feutre, qui couvrait sa tête bouclée, est tombé à terre.
Rien au fond du tableau que l'azur; et au-dessus des ber-
gers, les branches qui se penchent de deux arbres enlacés. A
gauche, des troncs renversés semés de fleurs, et plus loin,
des arbres encore. Et le tout est d'une harmonie colorée,
d'une verve lumineuse qui nous prend. Le meilleur idéal de
Boucher n'est-il pas dans ses paysages? -
Le Printemps fleuri a passé, l'Été et ses plaisirs ont suivi,
puis les Délices de l'Automne sont venues; et enfin voici
l'Hiver tout blanc de givre, sous un ciel à peine rosé. La
lumière est exquise, fondue et éparse ; elle en est comme un
grand rayon, la jolie femme assise dans un traîneau que
pousse un vaillant patineur.
L'esquif est tout doré, d'un mouvement de nacelle, avec
un cygne à la proue. La blonde dame se repose sur des cous-
sins de velours vert. Une fourrure retombe de ses épaules
découvertes et fait délicieusement ressortir le ton nacré des
chairs ; une autre, autour de son cou. se ferme par un de ces
nœuds Louis XV, si coquets, si badins, semés comme des
fleurs sur les grands habits de soie. L'ample robe est de satin
blanc, d'un ton plus chaud que le blanc qui l'entoure; un
manteau rose la recouvre, bouffant à larges plis.
Les mains seules paraissent frileuses, elles se cachent
dans un manchon de velours fourré. Les petits pieds,
chaussés d'adorables sabots, s'avancent sur le coussin. La
fine tête ne craint pas la bise, elle n'est coiffée que de ses
clairs cheveux poudrés à frimas, retenus par des perles et un
ruban bleu qui flotte au vent.
Dans un gracieux élan, le jeune homme pousse le traî-
neau. Ce n'est nullement un serviteur, ni même le « Tartare »
ducatalogue de M. de Marigny; c'est un gentilhomme qui
s'amuse, comme la belle dame qu'il conduit. Il est douillette-
ment couvert. Une toque de fourrure descend bas sur le
cou ; un manteau rouge met sa couleur éclatante dans cette
ambiance de blanc pur, et retombe sur un habit bleu. Les
mains sont gantées de blanc, et les patins, à rubans de soie,
se recourbent en pointe de fer.
La neige a tout recouvert de son fin duvet ; on sent le sol
moelleux sous son tapis éblouissant; de capricieuses giran-
doles sont suspendues aux branches mortes des arbres
givrés, et un moulin abandonné a sa roue immobile dans
l'eau congelée du courant.
Pendant ce temps, l'amoureux, penché sur son amou-
reuse, lui conte de bien agréables choses, à voir l'air attentif
et heureux de la promeneuse blanche. Et c'est l'impression
qui demeure de ce tableau d'hiver; Boucher devait mettre
la note galante, en cette représentation d'un des plaisirs les
plus goiîtés par la mode du xviii« siècle.
Ces sujets des Saisons, d'un motif un peu monotone, se
prêtaient cependant à l'harmonieuse décoration des appar-
tements aux sculptures fines et sans surcharge somptueuse,
telles que l'imposait l'architecture de Louis XV. Aussi furent-
ils souvent répétés. Dans ses toiles fameuses, Lancret notam-
ment avait développé le même thème, avec une plus large
mise en scène, une composition plus étendue et de plus
nombreux personnages. Le tout est heureux et joliment
maniéré; mais Boucher de si loin l'emporte par la verve de
son pinceau et les tons de sa palette!
Lui-même donna, en 1/53, pour le plafond de la Salle
du Conseil, à Fontainebleau, les Quatre Saisons qui devaient
accompagner le Soleil qui chasse la Nuit. Ses Saisons, cette
fois, n'étaient que des enfants, de beaux bambins potelés
roulant dans la lumière, sur les nuages, sur le gazon... Mais
Boucher est d'abord le peintre de la grâce féminine, le
coloriste des chairs de femme, l'évocateur de la volupté, le
metteur en scène de la fantaisie amoureuse.
C'est là surtout qu'il le faut chercher. Factice et sincère
à la fois, il croit à l'artificiel de son siècle, et son œuvre
est peut-être la réalité d'une illusion, la vérité d'un men-
songe. Et, pour tout le plaisir des yeux qu'il nous donne,
comme nous lui pardonnons facilement son invraisemblance
et sa convention!
PIERRE DE NOLHA.C.
THiiTYQUi;. — École flamande, commencement du xvi« siocîe
l'OUTHAIT nu l'KMMn
Ecole miluiuise, (in du xv« Biècle
(Collection Chabricre-ArUs)
LA COLLECTION
CHABRIÈRE=ARLÈS
APRÈS avoir étudié longuement ici mcme, la série si importante de
meubles du xvi<= siècle que M. Chabrière-Arlès avait réunis et qui
ont lait la grande célébrité de la collection, j'avais réservé les tableaux,
sculptures et objets d'art dont il avait aimé à s'entourer et qui étaient le
charme de ses loisirs.
Les tableaux sont peu nombreux, mais choisis avec un goiit très sur; il
est évident que les œuvres du xv= et du xvi= siècle étaient les préférées et
s'harmonisaient d'ailleurs plus complètement que toutes autres avec les beaux
meubles qui les avoisinaient. L'école flamande y est représentée par une
charmante Vierge dont le visage, d'un ovale si pur, se profile sur un délicat
bnd de paysage; puis par un triptyque oi.i la Vierge allaitant l'Entant Jésus
est encadrée par,le portrait du donateur, peint sur l'un des volets; il est age-
nouillé, les mains jointes devant son livre de prières ouvert sur son prie-
Dieu et accompagné de son saint protecteur; sur l'autre volet est représenté
un personnage debout, vêtu d'une longue robe bordée d'hermine et tenant un
livre ouvert à la main. D'une grande limpidité d'atmosphère, le paysage avec
ses arbres Ans sur un ciel léger, ses lointains très purs et ses accidents de
terrain assez particuliers, évoque le souvenir des paysages des maitres ita-
iens, et surtout des peintres du nord de l'Italie. C'est l'oeuvre d'un Flamand
qui avait vu la terre promise. Ils turent si nombreux ceux qui, au début du
xvi= siècle, en firent véritablement la conquête artistique, et rentrés dans les
brumes du nord subjugués par le charme méridional, ne purent jamais se
déprendre complètement. Gossaert tut de ceux-là et ce triptyque rappelle
assez sa manière.
(i) Voir les Arts, n"s 22 et 23.
LA COLLECTION CH ABRI E RE-ARLE S
Un de cts tondi llorcntins, dont Miiinz fit autrefois
l'ctudc, riippcllcrii à nos lecteurs l'cL-uvrc churmantc et ana-
lof^ue de la collection Foule que nous leur finies naguère
connaitre. (ladeaux de nuuiage ou cadeaux de relevailles,
ils sont toujours cliannanis par la jolie silhouette des archi-
tectures et la j;race des personnaf^es.
Un portrait de femme, dont le buste se présente nu, avec
la triomphante beauté de chairs toutes pénétrées de soleil et
dorées comme un fruit imir, nous propose réternelle enifjme
de ce sourire indéfinissable dont Léonard avait su éclairer
ses visages de femmes avec tant de subtilité et de délicatesse.
Convient-il de proposer ici le nom immortel du grand maiire
ou celui d'un des nombreux Milanais qui, pénétrés de son
style, firent tant d'wuvres où son caractère est reflété? Il ne
faut pas oublier que l'homme de si grand goût qui s« nommait
Kugèiie Pi(n possédait cette it-uvre remarquable et en faisait
le plus grand cas.
l'n petit diptyque de buis i;uiilfe. pciiyciiroiné et peint
1.K 11(11 iikmS D'ANJOU KT SA KKM.MB JBA^^K DK UVAI.. — IViutiirv t-uf iMii». — Knilr frunç»;», XT« itirrlr
(rotUclin* ChubrUrt-Arlitl
nous a laissé les traits du roi René d'Anjou et de Jeanne
de Laval, son épouse. Ils se présentent exactement comme
dans le petit diptyque que le roi René avait oti'ert à son
dévoué serviteur .lean de Matheron et que M. Paul Durieu
contribua jadis à faire entrer au Musée du Louvre. Le
diptyque du Louvre qu'on a attribué à Nicolas Froment
d'Avignon est cependant d'un dessin plus ferme et plus
écrit que celui-ci, bien qu'il soit encore très inférieur aux
superbes portraits où le roi René et sa femme paraissent en
donateurs dans le célèbre triptyque du Buisson arJenl de la
cathédrale d'Aix.
La sculpture n'est représentée que par un seul monument
mais d'une importance capitale. C'est une figure de marbre,
en pied, de grandeur demi-nature, le corps vêtu d'une étoiïe
10
LES ARTS
ANGE. — Marbre blanc. — École lombarde, xv= siècle
(Collection Chabri'ere- Arles j
LA COLLECTION CHABRIËRE- ARLES
1 1
II
PLATEAU DE MARIAGE. — pkintiirk sur bois. — icoLS florbntink, xv« siècle
(Collection Chabriire-Arlès \
LES ARTS
iiorîi,(Kii':s lîT si'iiKHii; — XWonio don'-. — xvi» siècle
( Collection Chabricre-A ries)
M
i.iiMAXT A I. ouTiiK. _ BroQzc. — Italie, xv]<' siècle
l'ANTiiiiHK. — Bronze. — lUUe, xv» siècle
(Collection Chabrière-Arlcs)
siLkNH. — Uroûze. — Italie, wi-^ siècle
souple lonihaiH
en plis droits et
pressés jusqu'aux
pieds, la jambe
gauche deiiii-iuie,
légèrement ten-
due en avant. Le
visaged'unegràce
toute juvénile,
avec les grands
yeux candides et
les longs cheveux
bouclés épandus
sur les épaules,
a ce charnie am-
bigu qu'on re-
trouve dans tant
de figures sem-
blables du quat-
trocento italien,
(^u'on se rappelle
le délicieux page
coFi-nK i;\ NovKH. — Art Iranrain. — \v(* si'Tlo
(Collection Chahrlèie-AïUl)
campi^ dans un
coin du grand ta-
bleau du Borgo-
gnone à la Char-
treuse de Pavic.
Ce marbre, d'une
patine chaude,
tout ambrée, offre
tous les carac-
tères de l'École
lombarde à la tin
du xv« siècle. Il
rappelle le beau
tabcrnacicdcposé
au musée archéo-
logique de Milan
et qui provient de
l'église San Tro-
vaso; les deux
groupes d'anges
qui se penchent
vers la Vierge.
NTI'HK KX VIRMKIl. — Art llMuaild. — XVI* Mccl*. — BIJOl'X CT MONTRE, — XVI* >i««l«
(CoU*elio» Chatriirt-ÀrUt)
ARTS
aioiuicht: kt I'i-Vtkau u'aicuikhr. — Faïence de Dcruta. .
I Collection Chabricre-Arlcs)
XVI» siècle
dans un mouvement d'ardente dévotion, tout en conser-
vant une timide et respectueuse retenue, sont très proches
par le style de la figure de la collection Chabricre.
Parmi les bronzes, une oeuvre admirable est la panthère
de l'ancienne collection Piot. Marchant la gueule ouverte et
le fouet dressé, elle est traitée avec la vérité, la rigueur scien-
tifique d'un écor-
ché. C'est merveille
de voir la con-
scienceintelligente
avec laquelle fut
étudié et rendu le
jeu des m lise les
sensible sous la
peau. Cette pièce,
d'une fonte splen-
dide, est de p'us
d'une patine par-
faite. Pas la moin-
dre lourdeur, pas
le plus léger em-
pâtement; c'est au
contraire surpre-
nant de vigueur et
de nerf. — Un petit
enfant dont le pied
nu s'amuse à dé-
gonfler une outre,
est une œuvre ex-
quiseduxvi= siècle.
Enfin, un petit per-
sonnage ventru,
tenant d'une main
un vase, de l'autre une coupe, représente sans doute un
Silène. Ce petit personnage, les cheveux crépus, la
lèvre ombrée d'une moustache, a un type si particulier
qu'on ne l'oublie plus. Un semblable se trouve dans
a collection Martin Le Roy. L'œuvre est attribuée à
Valerio Chiolli qui se serait inspiré du nain de Cosme
de Médicis, Mor-
dante.
Trois belles
é p é e s sont des
types remarqua-
bles de ce qui était
alors réputé sortir
desplusgrandsate-
liers d'armuriers de
l'Europe. Celles-
ci sont italiennes,
si l'on en juge par
le décor des gardes;
mais les formes
étaient à peu près
semblables aussi
bien en Italie, qu'en
France ou en Alle-
magne, depuis le
règne de Henri II
jusqu'à la fin du
règne de LouisXm.
C'est l'époque des
branches multi-
pliées, contour-
nées, entrelacées,
destinées à enve-
^ <
as ^c
z
'M
<
LES ARTS
LÉou.MiKR ii> vKRMEli.. — Époque de Luuis XV
(Collection Chabriére- Arles I
lopper la main comme un berceau. Il est visible même que
dans l'une de celles-ci, non seulement les branches de gardes
protègent le dessus de la main, mais des contre-garde
viennent en dessous prote'ger les doigts
repliés vers la paume. La première, à
gauche de notre reproduction, est décorée
en incrustations d'argent de mascarons
d'où partent des rinceaux et des tiges de
fleurs en assez tort relief; sur la lame se
lit : Rodrigue Domingo. L'épée centrale,
également incrustée d'argent, porte des tètes
d'anges ailées, au milieu de beaux rin-
ceaux. La dernière, la
plus riche d'effet avec
ses incrustations d'or et
d'argent, est décorée, sur
toutes les branches de la
garde, d'une sorte de péli-
can luttant avec un ser-
pent, motif répété sur le
quillon, alternant avec
des petits personnages
jouant des instruments de
musique. — Un objet de métal est encore
digne de retenir notre attention : c'est un
beau lustre de cuivre, tel que les églises
des Flandres en possédaient un si grand
nombre, où, dans une sorte de lanterne
surmontée d'un clocheton, se trouve une
Vierge debout ; de grandes branches
aux souples volutes partent de la base
de la lanterne, et portent à leurs extrémités des bobé-
chons à pointes. Ce très beau lustre, qui sort du type
ordinaire si vulgarisé, appartint autrefois au Lyonnais
Carrand.
.le n'ai point à parler ici des beaux cuivres arabes, ni des
deux boites en ivoire, qui furent prêtés en 190^ à l'Kxposition
d'art musulman; il en a été parlé dans la livraison des Arts
d'avril iQo3.
D'une petite série de faïences italiennes, toutes du xvi= siècle,
e ne retiendrai que deux pièces d'une qualité tout à lait
exceptionnelle, un plateau et une aiguière de
Deruta, aux reflets mordorés d'un éclat superbe,
légèrement verdàtre et assourdi. Le plateau,
décoré de compartiments alternés décorés de
feuilles et d'imbrications, porte en son centre
un profil de femme, commec'est l'habitude dans
les plats des ateliers de Deruta. Ce beau pla-
teau, sur le mur qu'il décore, harmonise ses reflets avec
ceux de quelques beaux plats hispano-moresques.
Une petite collection d'horloges et de montres de la
Renaissance est chez M. Chabrière d'un très grand intérêt de
curiosité. Elle n'a pas été faite de façon systématique, avec
l'idée volontaire et arrêtée de taire l'histoire de cette industrie
si intéressante. Cela a été fait magistralement à Paris par les
recherches obstinées de M. Paul Garnier. Mais nous rencon-
trons ici quelques objets de tout premier ordre qui pro-
i.É(iUArli;H KN AKdKNT. — Éiioque de Louis XV
i Collection Chabrière- Arles)
LA COLLECTION CHA liRfJ: RE-ARLFS
-n
vt-m-'^^^ 'TM^^^s^mmu^^jMi^^^s^jsîSi
^.^tJ^^SÏM^^
ftiînvicR nK vov.vfiR nx viîhmkh, aiv vriviRs uv hAriMii>'. — ICpoqnc de Loiiin XV
(Collection Chahrii rc-Àrl'es)
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to, ■ ■■'v.-siç**!^-:
I .ijiMi nifiiiii»ji.'.itm«j'»iJwiamMi»
TKSCTi^V^
I i:Tn iii.s i:n vKiivti:ii. ai \ vmmkh lu;** .\o\h.ik> l.j><Hiit<« <I« Louis XV
fColUctinn. CkahrUre^Àrièsf
liPliES INCRUSTEES DOR ET UAROEM. — Ilalio, XVI
/Collection Chabricre-Àilis)
viennent en grande partie de la collection Spitzer, si riche
en monuments de ce genre. Les petites horloges ne diffèrent
alors le plus souvent des montres, que par les figures qui les
portent, ici une petite cariatide et là un Atlas (cette dernière
signée Pierre Loutau, un horloger de Lyon, provient de la
collection Spitzer, après avoir passé par celle de Carrand .
Une petite sphère astronomique montée sur une base trian-
gulaire renfermant un mouvement d'horlogerie à trois
cadrans, porte la marque de Pierre Noytolon, un autre
ouvrier lyonnais ancienne collection Maxmaron à Dijon).
Les montres que nous donnons dans la reproduction
entourées d'une très belle ceinture en vermeil, ajourée et
ciselée, d'origine flamande, — offrent toutes des cadrans
finement gravés enfermés dans des boites en cristal de roche.
Il nous reste, avant de terminer, à parler des deux trésors
de la collection Chabrière-Arlès, qui sont célèbres dans le
monde des amateurs, les deux services de table en vermeil,
l'un aux armes du Dauphin, fils de Louis XV ; l'autre aux
armes des Noailles, qui furent l'objet d'une très grande
admiration à l'Exposition rétrospective du Petit Palais en
1900.
Le service du Dauphin, conservé dans sa boite de gainerie
originale, se compose de pièces de vermeil d'une ciselure
superbe; quelques autres sont en porcelaine de Chine mon-
tées. Ce service est passé par les mains du marquis d'Afos.
La nécessité où l'on se trouva à la fin du xvii<= siècle d'en-
voyer, sur l'ordre du Roi, tant de pièces d'orfèvrerie à la
Monnaie pour y être fondues et monnayées afin de subvenir
aux dépenses de la guerre, fut une des causes de ruine les
plus certaines de ces objets si beaux et si précieux. Quelques-
uns furent heureusement sauvés et ceux-là n'auraient peut-
être pas échappé aux fureurs révolutionnaires de la fin du
xviiis siècle, si quelques émigrés ne les avaient emportés avec
eux à l'étranger. C'est à une raison de ce genre que nous
devons l'existence de ce merveilleux service aux armes de
Noailles. composé d'une grande cafetière en vermeil, d'une
autre plus petite, de deux douzaines de grandes et de petites
cuillères. Ces cuillères n'ont pas toutes des manches sem-
blables; certains sont ajourés de deux branches entrelacées
avec une étonnante souplesse. Les cafetières d'un galbe par-
fait et d'une grande élégance portent une splcndide décoration,
de longues guirlandes de feuillages en vigoureux reliefs
au-dessous desquelles des médaillons portent gravés légère-
ment des enfants jouant avec un bouc.
En dehors de ces deux services, M. Chabrière, amateur
passionné d'orfèvrerie du xvin= siècle, possédait encore
deux légumiers, l'un en argent décoré des plus délicats et
fins motifs gravés, l'autre en vermeil, de relief plus vigou-
reux et de ciselure prodigieuse, où des cygnes alternent avec
des gerbes de fleurs ou de légumes et deux anses merveil-
leusement ajourées de deux branches entrelacées. Puis encore
un sucrier d'argent d'un type rarissime; la forme en est
légèrement surbaissée et manque un peu d'élégance, mais le
décor quadrillé interrompant des bustes laurés d'empereurs
romains, est d'un type admirable et très peu connu.
Je n'ai pu qu'indiquer très brièvement quelles étaient les
merveilles dont il avait plu à M. Chabrière-Arlès de s'en-
tourer. Les joies qu'elles lui procuraient n'étaient point
égoïstes : nul n'ouvrait plus gracieusement ses portes à qui
était susceptible de tirer de ces visites une intime satisfaction,
un souvenir durable et charmant. Nombreux sont ceux qui
eii conserveront.
GASTON MIGEON.
I.A VIFIIOK l>R MIHKIIlCOKItK, PAR R.Xtil.'KRRAXM Qt*ARTO?( (U&3f
Musée Conâi {Chantilly)
Les Origines de la Peinture française
11"" PARTIE. — DK LA MOUT DI' DVC DK Bi;RRI A l'aVÈNEMENT
DE FRANÇOIS 1"^
ANNÉE 1432, qui vit s'achever le célèbre
retable de Gand, marque une des grandes
époques de l'histoire des arts.
L'influence des Van Eyck, qui s'exerça
par là, eut en effet pour résultat de déta-
cher l'école des Flandres de l'imitation de
l'Italie, et de soustraire celle-ci à une
autorité qui auparavant régna sur toute l'Europe. Ce n'est pas
sans raison que plusieurs ont remarqué dans cette première
époque, un style de peinture international. Ce style, propre-
ment italien, n'avait pas laissé de s'imposer partout. Des
temps nouveaux virent naître la dissidence dont je parle, et
dont les origines demeurent un mystère.
M. Durricu en a très savamment reporté les premiers
signes avant le tableau de l'Agneau, jusqu'à la seconde suite,
peinte pour la maison de Bavière, des miniatures des Heures
de Turin. Ces Ravières régnaient en Hainaut. Parce que les
premières miniatures de ces Heures furent peintes pour le
duc de Berri, ce n'est pas une raison de conclure à une
parenté d'atelier de ces premières avec les autres. Au con-
traire, n'cst-il pas remarquable que le style des Van Eyck,
ainsi reconnu dans un ouvrage de quinze ans plus ancien
que l'Agneau, n'est pas encore pour cela ôté aux Pays-Ras.
où l'on a cru jusqu'ici qu'il naquit ?
Ce fut comme tout d'un coup, et tout ce qu'on allègue
contre la possibilité d'une aussi soudaine invention, ne paraît
pas devoir tenir contre l'histoire.
Peut-être s'est-on fermé tout à fait le chemin de la com-
prendre, en s'cfforçant de dépouiller les Van Eyck de l'inven-
tion de la peinture à l'huile. On a prouvé par vingt textes
que l'huile avait servi bien avant eux à peindre, sans remar-
quer que ce point n'est pas tant en question, que la manière
dont ils l'ont appliquée. Or là-dessus les peintures récusent
tous les textes. Toutes les huiles du monde aux tableaux
plus anciens ne pourront faire que les Van Eyck n'aient pra-
(0 Voir Its Aris, n« Hy, p. 17.
tique en huile un procédé nouveau ci considérable, dont les
effets éclatent dans leurs œuvres. Cela seul intéresse les his-
toriens de l'art. Le reste est affaire aux chimistes. Dans un
ouvrage récent, un expert, M. Dalbon. en remarquant l'im-
portance du procédé brugeois, a rendu vain tout ce qui
s'entasse là-contrc, et contribué à rendre aux Van Eyck leur
vieille gloire.
Elle diminue l'étonnement que cause le reste. La sou-
daineté n'a rien qui surprenne dans l'invention d'une recette
d'industrie. S'il est prouvé que cette recette favorise une
imitatioii plus matérielle de la nature, et Téclosion sans elle
impossible, d'une école de coloristes, peut-être on concevra
qu'un peintre, tout d'un coup détourné vers ce nouvel objet,
ait négligé la belle draperie, l'harmonie des visages, tout le
grand style, dont l'éloignement des modèles antiques lui
rendait aussi bien la pratique moins aisée. De là peut-être
ont di'i naître, en même temps qu'un prestige de couleur,
une transparence d'ombres, un modelé, une exécution sans
pareils, ces airs de têtes plats et vulgaires, ces draperies
cassées, ces gestes anguleux, toute cettegrimace, qui. s'ajou-
tant à la gaucherie inévitable des premiers Ages, établit
pour un siècle, dans les écoles du Nord, cette barbarie
de dessin qu'on a nommée gothique, et que la Renaissance
réforma.
Les premiers effets de cette manière nouvelle se font
sentir en France dans le fameux Bréviaire de Sarisbérj-
Salisbury), et dans tout ce qu'on a coutume de rapprocher de
cet ouvrage. Des signes certains empêchent d'en reculer le
temps au delà de 1433. Il fut peint à Paris pour le duc de
Redford, régent anglais de France au nom de Henri VL Ce
manuscrit, célèbre par le nombre et l'agrément de ses pein-
tures, mêle aux traits évidents du style des Van Eyck, assez
de souvenirs de l'âge précédent pour qu'on fixe de son temps
le passage d'un style à l'autre. Ce passage s'explique aisé-
ment, si l'on considère que la miniature française était aux
mains des ouvriers des Flandres, et ne subissait l'action de
l'Italie que par ceux-ci. Il était comme inévitable que la
nouvelle école de Bruges l'entraînât dans sa dissidence. De
20
LES ARTS
discipline giottesque et florentine, aussi longtemps que tout
le monde et même les Pays-Bas y furent obéissants, l'art
français la rejeta presque en même temps qu'eux. Quand
pour la première fois enfin se révélèrent dans un homme
de notre nation, des talents qui peut-être eussent changé le
cours des choses, le pli était pris, et Fouquet ne put que
s'accommoder des pratiques établies.
Il est chez nous le plus frappant exemple, et dans ses
bons ouvrages une des gloires les plus authentiques de la
discipline brugcoise. Aussi ne veux-je considérer, dans les
années qui suivent la mort du duc de Berri, qu'une attente,
et comme la préparation de l'apparition d'un si tameux
artiste.
C'est un intervalle de vingt-cinq ans, durant lesquels,
hors l'enluminure, on ne trouve presque aucun ouvrage
dont nous ayons à faire l'histoire. C'est un trait remar-
quable du temps, et que l'exposition des Primitifs français
aura rendu extrêmement sensible. Pour celte période, et
même pour une plus longue encore, la disette de tableaux
y était presque absolue. Depuis 1400 jusqu'à Fouquet, et
dans l'espace d'un demi-siècle, le catalogue de cette exposi-
tion ne contient pas plus de deux tableaux, ainsi libellés :
École du Midi, École d'Auvergne. Un si grand vide ne put
être comblé que grâce aux oeuvres de l'anonyme dit maître
Aussi bien, depuis environ le même temps, les mentions
d'archives ne se font pas moins rares. Soit effet des mal-
Ctichi Ctiraudon,
KTIE.\.NE CHEVAIJEU EN l'HlîiHE ASSISTÉ Dli SON SAINT PATKON
Uiniatllrc des Heures d't^tiennc Clicvalier, par Ktniqilet (xv siècle)
Musée Coudé (ChantUly)
de Flémalle, universellement tenu pour Flamand, et que rien
ne permet de ranger dans cette histoire..
jon ET SKS TltdlS AMIS
Miniature des Heures d'Etienne Clievatier, par Fouquet (xv* siècle)
Musée Coiitlc (Chaillilt;/)
heurs publics engendrés de la conquête anglaise, soit disette
effective de peintres, les trois quarts du règne de Charles VII
se présentent comme vides à cet égard. Quelques mentions
de lances peintes et vernies pour le roi réfugié dans
Bourges, sont tout ce qui figure alors une école française
de peinture. Le fil, jusque-là visible à peine par places, est
cette fois rompu tout à fait.
Fouquet le renoue vers 1445, qu'il peignit, à ce qu'on
croit, premier de tous ses ouvrages connus, le portrait de
Charles VII au Louvre.
Il était de Tours, où quelques-uns veulent imaginer que
la cour de Bourges tout d'un coup avait attiré les arts. On
ne sait de façon certaine, en quel lieu, ni sous quel maître
il se forma. Il vit l'Italie dans sa jeunesse, avant 1447,
comme il ressort du portrait du pape Eugène IV, mort cette
année-là, qu'il y avait peint. Au retour, de bonnes raisons
font croire qu'il fut dans la faveur d'Agnès Sorel, maî-
tresse du roi. Celle-ci mourut bientôt, en 1450. On le voit
depuis travailler pour Etienne Chevalier, trésorier de
France, pareillement protégé de celte maîtresse royale.
Dans un tableau célèbre, qui décora longtemps la cha-
pelle funéraire de Chevalier dans Melun, Fouquet avait
peint l'un et l'autre : Agnès sous les traits de la Vierge,
LES ORTGTNES DE I.A PEINTURE FRANÇAISE
21
Chevalier à genoux tourné vers elle, présenté par son saint
patron. L'ouvrage formait deux volets, qui sont maintenant
dans les musées, l'un d'Anvers, l'autre de Berlin. l'our le
même il peignit encore les fameuses Heures de Chantilly,
et pour un patron inconnu le Boccace de Munich, oii se
trouve représenté en tête le procès du duc d'Alençon. Ce
dernier manuscrit fut achevé en 1438, les autres peu aupa-
ravant, ainsi que peut-être les Grandes Chroniques de
LK TnKBUCHRMRNT DKS llovyR!4 ItAMt u'B.xrKn
Miniatura de la Cilé de Dieu par Maitr* Kran^ois (xv> siwle)
Bibtioihètf te matiomalt (PmrUI
France du CaUnet des Manuscrits. On place vers 1460 le
Jouvenel des Ursins du Louvre.
Tout ceci marque que la fortune du maître était faite,
quand Charles Vil mourut (1461), et que Louis XI lui suc-
céda. Le nouveau roi At de lui son peintre en titre, dont un
premier etTct sans doute fut le conseil qu'on lui demanda
au sujet de l'empreinte du feu roi, prise pour les funérailles.
Au reste, ce qu'il retira de cette fonction, parait avoir été
22
LES ARTS
peu de chose. Tout ce qu'on sait de positif, est la miniature
en tête des Statuts de l'Ordre de Saint-Michel, en 1470.
Deux fois on voit le roi arrêter des travaux auxquels tout jus-
tement notre homme fut employé. Le caprice d'une humeur
chagrine, ou le soin d'épargner, le fait tantôt contremander
des fêtes qu'on préparait pour son entrée dans Tours, tantôt
suspendre le projet de sa sépulture.
Cependant Fouquet recevait les commandes des églises,
et de divers grands officiers et seigneurs. A Tours, Notre-
Dame-la-Riche fut décorée de ses peintures. En 1472, il
peint un livre d'Heures pour Marie de Clèves, veuve du
duc d'Orléans, un autre pour Philippe de Commines en
1474. Jean Moreau, valet de chambre du Roi, eut de lui un
pareil ouvrage. Peu avant 1475 sans doute, que le duc de
Nemours fut décapité, se placent les fameuses Antiquités
de Josèphe, commandées par ce prince. On met dans le
même temps les Faits des Romains, récemment révélés par
l'admirable débris de quatre miniatures que M. Thompson
en conserve. A ces pièces d'enluminure se joignent, en
petit volume toujours, ses camaïeux d'or en émail, dont
deux échantillons sont maintenant connus : le propre por-
COXSTRLT.TIOX I>U TIÎMIM.K 1)1-: .IKKUSAi.KM
Miuiatui'o lies Anliquilùs do .ToBÙplio, par Fouquot (xv siècle)
Bibliothèque nationale (Paris) .
trait de l'artiste au Louvre, et le Saint-Esprit accueilli et
refusé, au Musée d'Art industriel de Berlin.
Tels sont les ouvrages, tant conservés que mentionnés
seulement dans les comptes, du maître. Il faut y joindre
ceux-ci, qui montrent que sa renommée, vivante en Italie,
n'avait pas moins pénétré dans les Flandres : des Heures
commandées en 1460 par Isabeau de Roubaix, fondatrice de
l'hôpital Sainte-Elisabeth de cette ville, un petit tableau
peut-être peint pour le Téméraire, dont on trouve plus tard
la mention aux inventaires de Marguerite d'Autriche.
Or il importe de définir les mérites auxquels répondit
ce grand succès. On ne les trouve pas dans les ouvrages à
l'huile. Tous les grands tableaux de Fouquet pèchent par
un dessin pauvre et raide, par un coloris rougeâtre et noir.
La misère des draperies, l'enfantillage des poses, la haïs-
sable boursouflure d'un modelé sans exactitude, achèvent
d'en rendre l'aspect insupportable.
Dans la miniature, tout change. Au bout de son pinceau
d'enlumineur, Fouquet retrouve la facilité, les grâces, un
degré de science précisément mesuré sur cet espace réduit,
une liberté d'invention, une beauté de dessin, une saveur
d'exécution et de touche qu'on ne finit
pas d'admirer. Aucune des louanges
que le nom de compatriote inspire à
plusieurs historiens complaisants de
l'art français, n'est à cet égard exa-
gérée. Fouquet met dans ses petits
tableaux une noblesse de style incon-
nue des Flandres. Un peu de l'ita-
lianisme d'un Paul de Limbourg
apparemment survit chez lui, dans
l'ordonnance, l'expression, l'air de
tête, lequel est souvent d'un naturel
exquis. Ses fonds sont une source
renouvelée d'agrément. Les fabriques
y sont peintes d'une précision et d'une
légèreté sans égales. Avec ce qui, dans
ces vieux ouvrages, demeure d'imper-
fection aux eaux et aux feuillages, le
paysage ne laisse pas d'enchanter,
principalement dans les lointains, éta-
blis et touchés avec un art parfait.
Quant à cette partie, le Josèphe et
les Faits des Romains renferment des
chefs-d'œuvre.
Fouquet mourut peu avant 148 1.
Il faut remarquer qu'ayant, par ses
rares talents, à nouveau tiré d'obscu-
rité l'école française, il ne laissait pas
de la replacer, un siècle et demi après
Pucelle, à ce point de départ d'enlu-
minure, où la fixaient ses destinées.
Ceci n'empêche pas de signaler
comme un exemple exceptionnel de
grande peinture décorative, les Anges
peints à la voûte de la chapelle de
Jacques Cœur à Bourges. Il est vrai
aussi qu'une école provinciale, que de
récentes découvertes ont mise dans
toutes les bouches, faisait preuve alors
de talents du même genre.
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
23
Ce qu'on nomme dcole d'Avignon, et dont les commen-
cements palpables se placent vers 1440, parait avoir produit
en abondance ce que nous cherchons en vain autour des
rois de France, je veux dire des tableaux, et de quelque mé-
rite. Ce mérite est attesté par les ouvrages d'Enguerrand
Quarion, mal nommé Charonton sur un barbarisme avi-
gnonnais, issu de Picardie, auteur en 1432 d'une Vierge
de Miséricorde qu'on garde à Chantilly, et l'année sui-
vante, d'un Couronnement de la Vierge à l'hôpital de
VilIeneuve-lès- Avignon.
Ces deux curieux tableaux méritent toute l'attention de
l'historien. Ce sont des pièces de style en général flamand,
qu'une composition indigente et confuse, joint le froid effet
d'une matière qui ne diffère que peu de la détrempe, dépare.
Cependant un regard attentif découvre sous ce fâcheux aspect
quelques beautés de premier ordre. Un jet de draperie ample,
soigneusement étudié et du plus majestueux effet, en fait le
caractère principal. On le retrouve agrandi encore, dans la
Pitié du même hôpital de Villeneuve et dans l'Homme de
douleur de Boulbon, maintenant au Louvre, pièces ano-
nymes qu'on croit d'un même auteur, odieusement barbares
décomposition, mais d'une vigueur d'exécution surprenante.
Or, quelle que soit à plusieurs égards l'excellence de
ces exemples, une chose s'opposeà ce qu'on
leur donne ici la même place qu'à ce qui
précède. Rien en effet ne les relie au cours
de cette histoire, soit dans le passé, soit
dans l'avenir. La qualité de Picard recon-
nue à Quarton, ne vaut à l'école française
qu'une louange isolée. Ses talents s'exercent
hors de France, aux ordres d'un mécénat
d'Église et de négoce, dont le goût, les
soins, les exigences ne devaient exercer
nulle action sur le développement de nos
arts. D'action directe sur les artistes qui
travaillèrent pour les rois de PVancc ou
pour les princes qui les approchent, on n'en
voit pas davantage à ce peintre.
Le patronage du bon roi René, quelque
temps exercé sur la Loire, et qui depuis
147 1 se transporta en Provence, ne valut à
nos arts aucun retour d'Avignon. Personne
de chez nous ne puise parson intermédiaire
à cette source, que des particuliers ont peut-
être contribué plus que lui à entretenir. Les
listes d'ouvrages de ces peintres, publiées
par M. l'abbé Requin, tous issus de com-
mandes privées, ne laissent pas d'être fort
longues. Rien n'oblige à croire que Pierre
Villatte Limousin, Tavernery de Lyon,
Grabuzetti de Besançon, Delabarre, Dum-
betii, Yverni d'Avignon, pas plus qu'après
eux Changenet de Langres, Grassi d'Ivrée,
vivant sur les particuliers, aient tenu, grâce
au roi René, quelque chose d'un patronage
français.
Quelques talents donc que révèlent les
découvertes de l'avenir chez les sujets du
roi de France qui de leurs ouvrages entre-
tinrent cette école, ce ne sera jamais que
dans un sens très particulier et restreint
qu'on pourra les considérer comme représentant recelé
française. Le fait est qu'ils n'en sont point issus, et que de
façon directe ni indirecte, ils n'ont contribué à la former.
Aussi bien, rien n'assure que ce qui sera découvert,
tienne les promesses contenues dans quelques-uns de ces
tableaux. Tout dans ce que nous possédons, n'est pas fait
pour encourager de grands espoirs. Les œuvres de Froment
d'Uzès opèrent précisément le contraire. Car, avec la meil-
leure volonté du monde, que louer, soit dans sa Résurrec-
tion de Lazare de 1461, aux Offices de Florence, soit dans
son Buisson ardent de 1475, à la cathédrale d'Aix, dans le
Saint Siffrein d'Avignon, dans le diptyque de Matheron au
Louvre, suffisamment présumés de sa main ? De pareils
morceaux semblent n'avoir vu le jour que pour montrer ce
que l'imitation des Van Eyck pouvait engendrer d'exécrable,
quand nulle étude soigneuse de la nature, quand nul soup-
çon du clair-obscur, quand nulle transparence des cou-
leurs, quand nul prestige de fonds lumineux et fuyants n'en
rachètent la gothicité.
Le roi René et la reine Jeanne sa femme ont leurs ridi-
cules portraits au tableau d'Aix, qu'ils commandèrent, et
dans le diptyque de Matheron. Faut-il en conclure qu'Avi-
gnon n'avait dès ce temps-là rien de mieux à leur fournir.
UWID RErRVVXT LA XirTKtLK »■ LA WiUlt BK »«t L
Minialurc des .Vnli<|iiitrs <(>• Jowphr, par KonqaH (XT> liiclvt
KMiMikcf M mattuutt* (Mri*)
24
LES ARTS
ou que ce prince tut assez peu mêlé à la prospérité de
l'école, pour que ce qu'on trouve chez lui en soit les pires
ouvrages ?
Le temps de son séjour d'Anjou le montre fort occupé
de la protection des peintres. Outre quelques Flamands, dont
on ne sait pas les noms, on l'y voit dès 1456 employer
Copin Delf, et dès auparavant Barthélémy Declerc, tous
deux de cette nation également, et pourvus de quelque
renom. On sait du second un tableau peint pour la reine
.Jeanne, et rien n'empêche de croire que l'un et l'autre con-
tribuèrent à soutenir l'école que l'exemple de Fouquet avait
laissée dans ces parages.
Elle est célèbre sous le nom d'école de Tours, et il est
vrai que la plupart des peintres qui depuis Fouquet jusqu'à
Clouet mériteront d'être nommés ici, ont plus ou moins
travaillé dans cette ville.
Le roi Louis XI, logé tout auprès, au Plessis, préside à
ses commencements. Ce n'est pas qu'il ait été grand protec-
teur des arts. Outre Fouquet, son patronage s'étendit à
Colin d'Amiens, connu pour avoir fait les dessins de son
I.KS THO.MPETTliS DE JKHICIIO
Miniature des AiUiquitcs de Joséplic, par I''oiiquet (xv" siè
BibUuthcque nationale (Faris)
tombeau. Mais ce qu'on a cru quelque temps entrevoir
de dépense de sa part en faveur d'artistes italiens, se réduit à
l'achat unique d'un tableau de Bugatto, disciple des Fla-
mands et peintre des Sforces à Milan, qui ne parut à la cour
de P'rance qu'un temps et pour quelques affaires. Ce tableau
fut le portrait de F'rançois Sforce et de son fils Galéas-Marie.
Le même peintre peignit aussi celui de Bonne de Savoie, sœur
de la reine de France, pour ce dernier prince, qu'elle épousa.
Un autre maître inconnu jusqu'ici, d'éducation flamande,
comme fut Bugatto, a peint .Jeanne de France, sœur du roi,
dans un tableau qui se trouve à Chantilly.
Louis XI mourut peu après F'ouquet (1483). Charles VIII,
qui lui succéda, et par lequel dix ans plus tard allait s'ébau-
cher le retour de l'art français aux modèles d'Italie,
cependant ne joue dans l'histoire de la peinture qu'un rôle
très effacé.
Ce qu'on vit sous son règne en ce genre, n'est que la
suite naturelle et singulièrement dépréciée de ce qu'avait vu
l'âge précédent. Du vivant de F'ouquet peignit, selon son
style, maître François, gagé de Charles d'Anjou, et auteur
d'une Cité de Dieu conservée au
I Cabinet des Manuscrits. Les histo-
riens de l'enluminure vantent à tort
cet ouvrage mécanique et glacial.
Fil 1482, Piqueau fit pour la reine
Charlotte la première page d'une
Vie de Jésus-Christ. Il y a dans
celle-ci quelque agrément mêlé à
beaucoup de faiblesse. Le même
style, porté dans les provinces de
l'Est, se reconnaît dans la Bible de
Hugueniot de Langres, achevée dix
ans plus tôt, pour l'évèque de cette
ville. Il faut joindre F'rançois Co-
lombe, qui termina pour le duc de
Savoie, les Très Riches Heures de
Chantilly, passées en possession de
ce prince. Pour le duc de Nemours
peignit Evrard d'Espinques, Alle-
mand, dont quelques œuvres de ce
temps-là étalent une manière diffé-
rente, affreusement hâtive et brutale.
Plus on considère les exemples
de l'art d'enluminure en France
après F"ouquet, plus on s'étonne
qu'un si grand maitre, qui laissa
deux fils peintres, n'ait fait aucun
élève, que rien ne soit resté après lui
au moins d'approchant à ses talents.
Les manuscrits somptueux peints
pour de grands seigneurs sont ce
qui manque le moins dans les trente
ans qui suivent. Mais quoiqu'on
en renomme plusieurs, aucun ne
mérite d'être tiré de pair, aucun
même n'évite des reproches dont les
bons ouvrages sont exempts.
Ce qu'on y trouve de fâcheux
surtout est le coloris rude et criard,
et la mauvaise exécution du sali
d'or dans les lumières, que Fouquet
:1c)
26
LES ARTS
avait porté au plus haut degré de perfection, l^ien n'égale
chez ses disciples l'involoniaire grossièreté de celte partie,
et le détestable aspect qu'elle communique au reste. La
grande célébrité d'un livre comme les Heures de Louis de
Laval (1489), celle de plusieurs autres, renommés pour
marquer le temps de la belle miniature française, ne doit point
empêcher de remarquer cette décadence. Le cas qu'on voit
faire de Bourdichon, tenu pour un maître de l'art, ne
saurait donner le change sur les réalités.
On trouve mention de ce peintre, à Tours pareillement,
depuis 1478. Tout le long du règne de Charles VIII, on le
voit employé du roi, tantôt à des besognes accessoires de
décoration et de tournois, tantôt à quelques rares tableaux,
tantôt à des miniatures. C'est en ce genre seulement que
nous demeurent des témoignages de son talent. Les Heures
du Roi, celles d'Alphonse, roi de Naplcs, les unes et les
autres au Cabinet des Manuscrits, en sont les effets pour ce
temps-là. Les Fumée, abbés de Beaulieu près Tours, eurent
aussi un missel de sa main. Il faut ajouter des Heures à
l'Arsenal, et d'autres chez M. Edmond de Rothschild. Depuis
l'avènement de Louis XII (1498), Bourdichon servit le nou-
veau roi. Sous ce règne, en i5o8, il peignit le plus célèbre
de ses ouvrages, choyé comme un joyau sans prix, complai-
sammcnt célébré comme une merveille de l'enluminure :
Cliché Giraudo».
L ANNONCIATION
MiaiaUiro dos Hiiurus d'Etienne Chevalier, par Fouquet (xv sieclu
Musée Condt iChaniiliyj
c'est les Grandes Heures d'Anne de Bretagne. Or, à ne juger
que le talent dont ce morceau donne la mesure, on ne peut
dissimuler qu'il est des plus médiocres. La pauvreté de
l'inspiration, la crudité de la peinture, l'exécution froide et
pénible, ne sauraient être rachetées ni par l'or, ni par la
profusion d'ornement et de couleur dont il nous apparaît
chargé. Les fleurs des marges, sur lesquelles quelques-uns
ont pensé reposer une admiration que les pages mettent en
déroute, ne valent certainement pas mieux que le reste.
Elles n'ont ni dessin ni tournure, et le poli de leur exécu-
tion ne fait que rendre plus sensible l'ignorance du peintre.
Faut-il penser que Poyet, qui fleurit en ce temps-là
(1491-1497), et servit également de miniatures la reine
Anne, marqua quelque talent de plus? Le fait est au moins
que tout ce qui nous reste de pièces anonymes même, méiite
cette médiocre estime.
Nous touchons à l'époque où se placent les nouveautés
de la Renaissance. Bourdichon mourut sous F'rançois 1",
en i52o. Ceux qui vont répétant que les peintres que ce mo-
narque appela d'Italie, n'étaient pas nécessaires, et que la
gloire de l'école française était parfaite avant eux, ne se
contentent pas il est vrai de ce qu'on vient d'énumérer. Ils
y joignent un assez grand nombre de tableaux, que des
éloges persévérants ont imposés à l'attention publique, et
qu'il s'agit maintenant d'examiner.
Le plus célèbre, dont on ne songe point
à méconnaître le mérite, est le triptyque de
Moulins, où se voit une Vierge glorieuse
entre les deux portraits de Pierre de Bour-
bon-Beaujeu et d'Anne, (ille de Louis XI, sa
femme.
On ne connaît pas l'auteur de ce tableau.
Tout ce qu'on a jusqu'ici fcurni d'inlbr-
mation à son sujet, ne consiste qu'en
quelques autres pièces que les historiens
de l'art pensent lui attribuer. La Donatrice
Sonizée, maintenant au Louvre, la Vierge
priante de Bruxelles, le Saint Victor au
Donateur de Glascow, la Nativité d'Au-
tun, une petite Assomption à M. Quesnet,
composent ce bagage, assez peu propre en
soi à éclairer la vie de l'auteur, et du reste
purement supposé. 11 est certain que d'une
part le lien qui relie tous ces ouvrages est
des plus fragiles, l'identité de style et d'exé-
cution n'étant nullement de celles qui
s'imposent ; d'autre part, les conditions his-
toriques de chacun sont presque toutes
indéterminées. La Nativité, où figure Jean
Rollin, n'a été datée de 1480 (en démenti
de l'âge apparent du personnage) que pour
cadrer avec l'attribution. Le nom de la
Donatrice Somzéeestinconnu. Tout ce qu'on
a promis de démontrer touchant le tableau
de Glascow, n'a pu sortir d'un vague et d'une
incertitude qui devaient dispenser d'en rien
dire. Que dire de ceux de ces tableaux où
n'entrent ni portraits ni costume, et dont
il faut espérer moins encore ?
Quant au retable de Moulins lui-même,
le public instruit attend encore non pas la
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
LE PARADIS ET LES Pt'CUKS DE LA TERRE
Miniature de la (]ité de Dieu, par Maître François (xv« siècle)
Bibliothèque nationale (Paris)
28
LES ARTS
preuve, mais seulement une raison de présumer qu'il est
français. On n'en connaît que deux sortes en ces matières :
ou des textes, ou des ressemblances de style avec d'autres
peintures démontrées de cette provenance. Les textes
manquent. D'ouvrages authentiquement français, il n'y a que
ceux de Fouquet, de Boardichon et les semblables, avec les-
quels tout le monde a^'ouequele tableau de Moulins n'otl're
pas la moindre ressemblance. Quant à reconnaître simple-
ment dans ce tableau les qualités abstraitement déduites du
génie français dans les ans, c'est une méthode qu'aucune
autorité n'a recommandée jusqu'ici. Rien aussi bien n'em-
pêche de le croire d'un Italien touché de l'influence des
Flandres, de sorte qu'on ne serait pas même tenu de lui don-
ner place dans cette histoire, sans la circonstance d'avoir éic
T.E Dr; PART rtE T
Miiii;iliiiv ili^ la CilM di- Die
Hiblioll.i'f/'i
peint au commandement de princes français. Ce témoignage
même fait défaut aux autres tableaux qu'on vient de dire.
Pourlemaître nommé des Bourbons, auteursupposé, outre
ces mêmes princes au Louvre, du cardinal de ce nom à Chan-
tilly, et d'une fausse .Jeanne la Folle exposée aux Primitifs
français, un mot suffit à son sujet. Ces pièces sont trop mau-
vaises, d'un coloris trop froid, d'une exécution trop triviale
pour intéresser la critique. Le triptyque du Palais de.hisiice,
supposé français sur des preuves incertaines en somme, ne
nKOI.nolE FT DlIISTOinR
1, pu- Maili-c Krançois ixv» slrfli')
iiatioi.atc < Pw isl
fournit pas un argument meilleur. Enfin l'excellent Charles-
Orland, dauphin de France, non moins isolé de style que le
retable de Moulins, n'est pas un appoint plus solide au
fantôme d'une école française dont on s'efforce de nous payer.
Sur un seul point, ce qu'on propose rencontre des vrai-
semblances palpables : c'est le Cruciliement de Loches
(1485;, visiblement apparenté aux miniatures de Bourdichon,
et que plusieurs déclarent son œuvre. Si le fait se confirme,
l'occasion sera belle de corroborer l'impression que laissent
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
RAOUL DE PRESLE PRÉSENTANT AU ROI SA TRADUCTION DES ŒUVRES DE SAINT AUGUSTIN
Miniature de la Cité de Dieu, par Maître François (xv< siècle)
Bibliothèque nationale (Paris)
3o
LES ARTS
les miniatures du peintre, par la faiblesse e'gale de ce
tableau. Le jour viendra peut-être où de pareils morceaux,
dûment authentiqués aux peintres de la Loire, attesteront
par leur médiocrité autant que par leur petit nombre, le peu
que valait une production si témérairement célébrée.
Il reste à nommer Perréal, dit Jean de Paris, qu'on offre
de reconnaître pour l'auteur du tableau de Moulins. C'était,
à juger par les textes, un habile homme, maître en décora-
tion et en dessin d'architecture. Il tenait de ce chef une
grande place dans Lyon, où on lui voit faire son principal
séjour. Seulement, ce qu'on trouve chez lui de mentions de
tableaux, tient en deux mots : en 1497, le portrait d'une
beauté célèbre, qu'il alla faire en Allemagne; en iSoj, pour
le roi Louis XII, celui de Guillaume de Montmorency et de
quelques autres personnes de la cour. C'est tout. Le reste, pen-
dant plus de quarante ans qu'on le suit pas à pas, à travers des
mentions dispersées il est vrai, ne contient pas la moindre réfé-
renceà destableaux. Ce qu'on suppose de plusn'estqu'enl'air.
Comme Bourdichon, Perréal fut au service de Fran-
LA FUITE EN EGYPTE
WÎDialurc des Graades Heures d'Anne de Bretajj;ne, par Bourdichon (1508)
Bibiiothcque nationale (Paris)
çois l". Il mourut peu avant i528. Avec ces deux maîtres,
l'un médiocre, l'autre sans ouvrages connus, finit l'histoire
de l'ancienne peinture française.
Il y avait trente ans que ce qu'on nomme la Renaissance
avait commencé pour les autres arts. On en marque judicieu-
sement l'époque à la campagne de Charles VIII en Italie,
l'an 1495. La débilité de la peinture dans le même temps fut
cause que cette division ne la touche qu'à peine, et qu'on peut,
ne parlant que de cet art, la négliger. A qui pourtant souhaite
de remonter aux origines les plus délicates des choses, il con-
vient défaire remarquer l'italianisme naissant dans les Heures
de la reine Anne par exemple. Nul doute aussi que Perréal,
qui fit les dessins du tombeau de François 11, duc de Bretagne
à Nantes, n'ait également donné dans cette imitation. Plusieurs
ont avancé la même chose de Fouquet, mais contre l'évidence
des faits. Aussi bien dans ce règne de Charles VIII même, il
ne s'agit que de signes les plus faibles du monde, noyés dans
la pratique de tout l'âge précédent.
SAINT SEBASTIEN^
Miniature des Grandes Heures d'Anne de Bretagne, par Bourdichon (1508)
Bibliothèque nationale (Paris/
(A suivre./
L. DIMIER.
TRIBUNE DES ARTS
Le Retable du Parlement de Paris
La communication de M. Amédée Pigeon, publiée dans le numéro 3y des Art», a attiré, de la part de nos abonnés qui n'avaient pas tous pris connaissance
de la note initiale, un nombre considérable de protestations . L'eussions-nous fait à dessein, nous n'aurions pas mieux réussi. Les assertions peu démontrées de
M. A médou l'i^eon ont provoqué un mouvement que nous avons été heureux de constater, puisqu'il a apporté des notions nouvelles et des indications précieuses.
Nous remercions ici ceux de nos correspondants dont nous nous faisons un plaisir d'insérer les lettres et nous nous excusons près de ceux dont, à notre
grand regret, les exigences du journal nous obligent d'ajourner, ou même de supprimer, les intéressantes communications.
N. D. L. R.
La Vierge au donateur provenant Je la
cathédrale d'Autun et conservée au Musée du
Louvre est attribuée à Van Eyck parce qu'elle
est incontestablement de la même main que
lesMt7i/«/7c.v de l'Institut Siifdcl à Francfort et
de la galerie de Dresde, que VAnnoiiciation du
Musée de l'Krmitage à Saint-Pétersbourg, sur-
tout que la Vierge entourée de saint Georges
et de saint Donatien, adorée par le chanoine
Van de Pacte, que possède l'Académie des
Beaux-Arts de Bruges. Les analogies entre ce
dernier tableau et les Madones de Dresde et du
Louvre sont nombreuses et caractéristiques :
mêmes figures de la Vierge et de l'Entant, mêmes
colonnes à chapiteaux historiés, mt-mes fenêtres
cintrées, ornées des mêmes vitraux, même tona-
lité générale, mêmes plis des vêtements, surtout
même exécution des nus, des orfèvreries, des
étoffes, en un mot, même esprit pour concevoir
et même main pour exécuter, donc même au-
teur. Quel'on nes'arrêtedonc pas,pourchanger
l'attribution du tableau du Louvre, au détail
des personnages du second plan vus de dos,
personnages accessoires et n'ayant avec ceux
du Retable du Parlement de Paris qu'une
ressemblance très superficielle, nous les retrou-
vons dans bien d'autres tableaux : dans \c Saint
Luc de Munich et dans le Saint Luc de l'Er-
mitage, dans des œuvres d'auteurs très diffé-
rents, exécutées parfois à plus de cinquante
ans de distance. Fixer des attributions par de
semblables détails, c'est créer le désordre et
confondre Van F2yck et Fouquet avec l'auteur
du Retable du Parlement de Paris, qui n'est ni
l'un, ni l'autre. Quant à la Vierge au donateur
du Louvre, elle restera attribuée à Van Eyck
tant que la Vierge adorée par le chanoine
Van de Paele lui sera donnée, et il n'y a pas
lieu de prévoir que cette attribution soit rai-
sonnablement modifiée avant longtemps.
Un Ahonni';.
Monsieur,
.l'admets fort bien que le symbolisme a
joué dans l'art du xv« siècle un rôle considé-
rable, mais pourquoi chercher des symboles
là où le problème se pose d'une tas'on si
simple et si naturelle? Aux côtés du calvaire,
je vois, comme il est d'usage, deux saints qui
sont debout : saint Jean et saint Denis : Saint
Denis, apôtre des Gaules et l'un des patrons
du royaume ; saint .lean-Baptiste, dont une
relique insigne (la partie supérieure du chef)
fut, en 1247, donnée par Baudouin IL empe-
reur de Constantinople, à saint Louis, roi de
France, qui la déposa à la Sainte-Chapelle.
Saint .lean-Baptiste est donc par là un des pa-
trons du Palais dont la Sainte-Chapelle est la
paroisse. Remarquez encore que la célébration
toute spéciale de la fête de la Nativité de saint
.lean et le feu de joie de 7,000 livres qu'on allu-
mait devant THotel de Ville, donneraient bien
à penser que saint Jean-Baptiste était un des
patrons de la ville, concurremment au moins
avec sainte Geneviève, la Ville, le Corps de
Ville, l'Hoiel de Ville ciani premier paroissien
de Saint-Jean en Grève. A coté de saint Denis
est debout saint Charlemagne, fondateur de
l'Université et son patron, comme, à côté de
saint Jean, saint Louis, fondateur de la Sainte-
Chapelle et patron de la Maison royale. Aussi
bien, voilà juste soixante années que M. Tail-
landier a dit tout cela; en voilà cinquante que
M. de Guilhermy racontait l'histoire du Retable
et identifiait le saint Louis avec les Charles VII
qui sont à Saint-Denis et au Louvre. Ob-
servez, Monsieur, que ce sont bien là quatre
saints, car ils sont debout, et, autrement, deux
sur quatre seraient agenouillés; que ce sont
les Saints patrons de l'Université, de la Justice,
de Paris et de la France — des saints bien
parisiens, comme on dirait. Les hagiographes
et les Sociétés savantes qui s'occupent de Paris
feraient, en mettant la question à l'ordre du
jour de leurs séances, surgir sans doute quan-
tité de faits nouveaux. Mais n'est-ce pas assez ?
Un mot pourtant encore s'il vous plaît. On
eût pu croire que M. Amédée Pigeon connais-
sait de visu les armoiries que prend l'Empire
allemand. Elles sont telles, parce que l'imagi-
nation des peuples voulut que Charlemagne
les ait portées telles ou presque (car certains
disent qu'il porta d'azur à l'aigle d'or, et que
ce fut un de ses successeurs médiats qui inversa
les émaux); en tout cas, parce que, depuis un
temps immémorial, elles furent les armoiries
du saint Empire romain germanique. Or, sur
le manteau du personnage auquel, bien gratuite-
ment, M. Pigeon attribue le nom de Henri V
d'Angleterre, se trouvent, d'un côté, les Heurs
de lis sans nombre; de l'autre, l'aigle d'Em-
pire, d'or à l'aigle éployée de sable. L'aigle se
lit fort aisément et n'a rien qui permette de le
confondre avec les léopards d'or sur fond de
gueules que porte l'écu du roi d'Angleterre. —
M. Amédée Pigeon a écrit des romans qui ont
eu du succès : il est à douter que celui qu'il
vous a donné obtienne le suffrage de vos lec-
teurs. Louis DE ROZKN.
Monsieur,
Le fameux retable du Parlement a beau-
coup occupé la critique depuis le jour où il a
quitté le Palais, et il ne semble pas que les
discussions soient près de cesser. Une ques-
tion qui paraissait résolue vient d'être reprise
dans le numéro des Arts de janvier : M. Amé-
dée Pigeon y propose de changer les noms
des deux souverains Heurdelisés qui tiennent
la droite et la gauche du tableau. On avait
pensé voir en ces personnages saint Louis et
Charlemagne ; il veut y reconnaître Charles VII
et Henri V, roi d'Angleterre.
L'opinion s'était déjà fait jour que saint
Louis nous était présenté sous les traits de
Charles VII; la thèse n'est donc qu'en partie
nouvelle sur ce point, mais en somme elfe
peut se soutenir. Je ne vois pas, pour ma
part, d'empêchement absolue ce que ce prince
soit réellement Charles VII. Mais, pour ce
qui touche Henri V, il en va tout autrement.
Comment admettre que, dans l'enceinte du
Parlement, on ait osé, à quelque époque que
ce soit, avant ou après le départ des .Anglais.
représenter conjointement les deux rois rivaux?
Au surplus, en quoi le prestige de Charle-
magne, de cet ancêtre de la monarchie, pou-
vait-il être atteint par le fait de figurer, comme
saint, à gauche du Père Éternel au pied de
la croix, et, comme souverain, source de la
Justice, dans une peinture destinée à rappeler
aux juges leurs devoirs? On sait que, dans la
grand'chambre du Parlement, le retable était
accompagné de deux inscriptions commina-
toires tirées des Livres saints, menaçant de
châtiment les juges prévaricateurs.
Le retable présente un autre petit problème
à éclaircir. A l'arrièrc-plan, à gauche, on voit
le Louvre; sur ce point il n'y a jamais eu de
doute; à l'extrémité droite, c'est le Palais. Ici
il était permis d'hésiter un peu. On retrouve
bien le grand degré, le portail à double baie,
les grandes fenêtres gothiques, la tour poly-
gonale, située vers l'angle de la cour, mais
tout cela déformé, mal placé. De plus, un pas-
sage a été pratiqué entre les bâtiments du lond
et les bâtiments en retour; une arcade sur-
monte ce passage, qui se continue en chemin
à travers la campagne: or, il n'y eut jamais là
de passage, d'arcade, ni de chemin.
A mon avis, cependant, c'est bien le Palais.
La présence, en un même lieu, du grand degré,
du portail, des fenêtres et de la tour poly-
gonale, en est un sûr indice; et quel autre
édifice que le Palais pouvait être choisi pour
accompagner, de pair avec le Louvre, les
figures de deux rois de France dans l'enceinte
du Parlement de Paris?
On peut d'ailleurs donner une explication
des singularités que j'ai signalées. La scène
principale, le Christ en croix, est à Jérusalem ;
l'église située en haut de la colline est celle
du Saint-Sépulcre elle est à comparer à l'église
du Saint-Sépulcre, qu'on a pu voir dans une
vue de Jérusalem, certainement traitée d'après
un dessin fait sur les lieux. N° 96 de l'Expo-
sition des Primitifs). Le Palais n'est pas seu-
lement la résidence royale et le siège du
Parlement, c'est aussi le palais de Pilaie, où
le Christ fut jugé et condamné. Il a été. pour
ce motif, figuré non dans le lointain, comme
le Louvre, mais au second plan ; on n'a donc
pu présenter qu'un fragment de Icdifice. Le
chemin qui part de l'angle droit de la cour,
c'est la Voie douloureuse, que le moyen âge
faisait commencer à droite des ruines de la
tour .-Xnionia, résidence présumée de Pilaie;
l'arcade qui surmonte le chemin, c'est l'être
32
TRIBUNE DES ARTS
de VEcce Homo, qui s'élève encore en ce même
endroit. Je me sers de l'expression : arc de
FEcce Homo, parce qu'elle est d'usage cou-
rant. On sait que la tradition, qui rattache
à cette arcade la présentation du Christ au
peuple, n'est pas antérieure au xvi= siècle. « Au
xiv« et au xv= siècle, dit M. le marquis de Vogué
(Temple de Jérusalem, p. i25), on vénérait
deux pierres encastrées à la base de l'arc et
que la tradition rattachait, soit à la scène du
Jugement de Jésus, soit au Lithostrotos, soit
même au Porteme?it de la croix. » — « Une
arcure de pierre qui traverse la rue, lequel fit
faire S"^ Hélainne et au haut y a deux grosses
pierres blanches dont sur l'une estoit Notre
Sgr. quand il fut jugié à mort et sur l'autre
Pillate qui le jugea. » (Voyage de G. Len-
gherrand, 1485-1486.)
Telles sont les raisons qui ont, à mon sens,
altéré sur le retable la physionomie du Palais
de la Cité au xv= siècle, et nous privent du
plaisir de posséder une vue sincère de la grande
cour pour cette époque reculée.
'Veuillez agréer. Monsieur, l'expression de
ma considération la plus distinguée.
J. GlWBERT,
du Cabinet des Estampes de la Bibliothèque
nationale.
MONSIEIR,
Répondant à l'appel que vous adressez à
tous vos lecteurs, je crois bon devons faire con-
naître les quelques réflexions que m'ont suggé-
rées la lecture de l'article de M. Pigeon et
l'étude antérieure du retable. Je laisserai de côté
la question de savoir si les deux personnages de
droite et de gauche sont réellement Charles VII
et Henri V. C'est là une controverse diificile
à trancher sans documents précis, et l'attribu-
tion de M. Pigeon me paraît plus ingénieuse
que vraisemblable. Je ne m'en occuperai donc
pas. Mais il y a, dans cette même communi-
cation, deux affirmations qui me semblent
discutables au plus haut point. C'est d'abord
le rapprochement que M. Pigeon établit entre
le retable et la Vierge au donateur, c'est
ensuite l'attribution de ces deux œuvres à Jean
Fouquet.
Il me semble, en effet, oiseux de venir mettre
en doute aujourd'hui encore l'origineflamande
de la Vierge au donateur, alors que tout, au
contraire, tend à prouver qu'elle eut pour
auteur Jean Van Eyck . Nous y retrouvons
tous les défauts de cet artiste, en même
temps que toutes ses qualités, sa pauvreté
d'imagination, sa tendance habituelle à copier
servilement la nature, ainsi que sa facture
merveilleuse , son extraordmaire talent de
dessinateur et de coloriste. Pouvons -nous
faire les mêmes constatations à propos du
retable? Non, cènes. La facture en est plus
lâche, le modelé des physionomies moins
parfait, leur expression moins puissante, le
coloris plus terne et moins transparent. Les
types, enfin, ne nous rappellent en rien ceux
que nous avons coutume de contempler dans
les tableaux flamands, ce qui n'est pas le moins
du monde le cas pour la Vierge au donateur.
Il ne reste donc en faveur du rapprochement
des deux œuvres que l'argument spécial invo-
qué par M. Pigeon, et il ne me paraît pas lui-
même bien sérieux. La présence dans les deux
tableaux d'un personnage à peu près identique
peut fort bien être l'effet du hasard; de plus,
l'on ne peut dire que ces deux personnages
soient rigoureusement semblables, ce qui affai-
blit d'autant l'argument. Mais je laisse de côté
ceci, qui n'est qu'un détail. En réalité, je le
répète, l'œuvre ne me paraît pas digne de Van
Eyck.
J'invoquerai le même argument en niant que
le retable puisse être attribué à Jean Fouquet.
Il me semble d'ailleurs qu'il n'est pas une des
œuvres assez nombreuses de cet artiste qui
puisse être rapprochée de celle qui nousoccupe.
Rien, ni dans la facture, ni dans le choix des
types et des personnages, ne me paraît favo-
riser un rapprochement quelconque.
Mais je ne voudrais pas avoir l'air de dé-
truire l'édifice péniblement élevé par d'autres
plus habiles certes que moi, sans y apporter
aussi mon humble pierre. Je termine donc en
disant que le retable est à n'en pas douter
l'œuvre d'un artiste qui fit en Italie un fort
long séjour : ceci ne prouvant d'ailleurs rien
contre l'attribution à Jean Fouquet, mais j'ai
dit plus haut pourquoi je considérais cette
attribution comme erronée. Cette question
réglée voici les arguments sur lesquels j'ap-
puie mon dire. Si nous examinons la partie
centrale du retable, nous v constatons la pré-
sence d'un édifice surmonté d'une coupole et
flanqué d'une haute tour. Il ne me paraît pas
qu'on ail accordé à cette partie du retable une
attention suffisante. Elle est pourtant révéla-
trice.
Comment, en eff'et, expliquer qu'un artiste
qui n'a Jamais vécu que dans des pays où l'ar-
chitecture gothique règne encore d'une façon
absolue, ait eu l'idée d'un pareil édifice? La res-
semblance du monument dont il s'agit avec les
grandes cathédrales de la Renaissance italienne
est frappante; on y remarque, à côté du corps
de bâtiment principal surmonté d'une coupole,
une tour qu'on peut assimiler à un campanile
et un édifice plus petit, qui rappelle fortement
certain baptistère de la cathédrale de Florence,
qui fut achevée en 1436. On peut donc sup-
poser, sans modifier la date attribuée au re-
table, qu'il est l'œuvre d'un artiste qui est allé
puiser son inspiration à la source italienne.
C'est à mon avis de ce côté, c'est-à-dire dans
les écoles du midi de la France, qu'il faut
dorénavant diriger les recherches. Je laisse ce
soin à d'autres plus qualifiés que moi. J'ai
voulu seulement faire paît aux lecteurs àe^Arts
d'une remarque que je ne crois encore avoir
vue nulle part et qui n'est cependant pas dé-
nuée de toute espèce d'intérêt.
Veuillez agréer. Monsieur, l'expression de
ma considération distinguée.
P. DE Mouv.
Henri V porte un manteau historié et parti à
dextre de France ancien, et à gauche de ce qui
semble bien être un semis d'aigles.
Si ce point était vérifié, la traditionnelle
attribution à Charlemagne semble devoir être
maintenue, car c'est là les armoiries que lui
prêtent les miniaturistes du moyen âge, bien
que les armoiries à l'époque de Charle-
magne !...
Accessoirement, ajouterai-je qu'un roi capé-
tien de France n'a pas dij voir d'inconvénient
à voir représenter Charlemagne à gauche de
la Trinité, la droite étant réservée au saint
de la dynastie capétienne? Qu'en 1471, ni
Charles VII, ni Henri V, morts en 1461 et
1422, n'étaient « les deux rois de France
d'alors? » Que le peintre a pu prêter à saint
Louisles traits de son successeur? Que jamais
le Parlement n'a siégé au Louvre? Que « les
juges en train d'assister à des supplices » sont
des accessoires du supplice du Christ, seul
visible sur cette colline? Qu'à gauche du Père
Éternel, où « sont les maudits », il y a aussi
saint Denis et dans le fond une église?
Enfin, je ne crois pas que Henri V, qui n'a
jamais été sacré à Notre-Dame, soit non plus
jamais représenté avec la barbeet lacoiff"uredu
personnage du retable. Il est facile à ce sujet de
consulter l'ouvrage de Nyon : The Great Seals
of England.
Veuillez pardonner, Monsieurle Directeur,
ces nombreuses questions à un lecteur assidu
de votre si intéressant recueil et croxez que je
serais heureux devoir mes doutes éclaircis par
M. Pigeon.
L. DUBREIIL.
Monsieur le Directeur,
A propos de votre article sur le retable du
Parlement,voulez-vous accueillir une remarque
toute simple et qui sera sans doute savamment
réfutée par l'auteur de l'article?
Le personnage que M. Pigeon croit être
Monsieur i.e Directeur,
Dans le numéro de janvier de votre revue,
les Arts. ya\ lu un article de M. Amédée Pigeon
sur le trop fameux retable du Parlement de
Paris.
M. Amédée Pigeon ne veut pas que les
personnages du retable soient saint Louis et
saint Jean -Baptiste, saint Denis et Charle-
magne. Il reconnaît Charles VII et saint
Jean et même il entend ce que Charles VII
dit à saint Jean : « Ce n'est pas ma faute si je
fais la guerre. » Soit! Ce qui me parait plus
difficile à admettre, c'est que le souverain de
droite soit Henri V d'Angleterre. Nous pen-
sions, jusqu'à présent, que c'était Charlemagne.
M. Amédée Pigeon ne le veut pas. Il ne sau-
rait admettre que, dans une peinture dEtat,
on ait placé Charlemagne à la gauche du
Père éternel et qu'on ait ainsi déconsidéré
le grand Empereur. Tels ornements héral-
diques du manteau permettraient en vain de
reconnaître Charlemagne. Mais la logique de
M. Amédée Pigeon est impitoyable : il ne peut ^m
concevoir qu'on ait placé Charlemagne à la ^^|!
gauche et non pas à la droite de Dieu. Cette
place de défaveur ne peut être, selon lui, attri-
buée qu'à un ennemi de la France.
Dès lors, il n'hésite plus : ce roi est l'usur-
pateur Henri V. 11 déclare que sa coiffure est
révélatrice. Une des femmes qui pleurent au
pied de la croix n'est autre que son épouse, et le
TRIBUNE DES ARTS
33
chien du premier plan est le propre chien du
roi Henri V, — évidemment, M. Amédée Pigeon
en juge la ressemblance irréprochable. Saint
Denis n'est plus saint Denis : c'est une pro-
phétie. Le peintre a prévu que Henri VI serait
égorgé par le duc de Cîloucester et c'est ce
qu'il a voulu signifier en plaçant auprès du
pseudo Henri V un martyr décapité. Allons
plus loin, Monsieui- le Directeur, et al'rirmons
que l'auteur du retable a prévu la tin mal-
heureuse de Louis XVL
Ne trouvez-vous pas que les logiciens sont
d'une ingéniosité vraiment déconcertante ?
Supposez qu'un ignorant regarde ce retable.
Il se dira tout simplement : « Au centre, il y
a le supplice du Christ, avec les personnages
habituels : les femmes, l'apotre, les bour-
reaux. Rien n'est plus naturel : ce retable était,
en effet, destiné au Parlement et, jusqu'à l'an-
née dernière, on ne pouvait rendre la justice
qu'en invoquant le Christ, ou bien en se
plaçant sous sa protection. Comme cette pein-
ture était destinée au parlement de Paris,
l'auteur a rendu hommage aux deux saints qui
furent chers à cette ville, saint Jean et saint
Denis. Enfin, il a placé, à gauche de son
tableau, un roi figurant la .Fustice, et, adroite,
un roi figurant la F"orce, parce que la justice
n'est rien sans la force et que la force n'est
rien sans la justice. »
Mais il me parait hasardeux de supposer
que le peintre, chargé d'un tableau ofhciel, ait
osé opposer à Charles Vil son plus grand en-
nemi, Henri V, et qu'il en ait fait le type du
roi fort. Il aurait ainsi manqué plus gravement
aux devoirs protocolaires i]u'en plaçant Char-
lemauiie à la i;auche du Sauveur.
Ce jeu d'érudition serait assez innocent.
Mais M. .^médée Pigeon ne se contente pas
de reconnaître les rois et les saints; il prétend
aussi découvrir l'auteur du retable, et il nous
affirme que cette peinture flamande est l'ctuvrc
d'un P'rançais. Il n'hésite pas à l'attribuer à
Jean Fouquet, en alléguant que cet artiste
avait auprès de Charles VII la situation
qu'Ingres occupait auprès de Charles X : ce
n'est qu'à Jean Fouquet que pouvait échoir
une pareille commande.
Ce raisonnement est spécieux. M. Amédée
Pigeon aime certainement Jean P'ouquet et il
fait de louables efforts pour grossir sa pro-
duction. Mais il n'ajoute rien à sa gloire en
lui attribuant cet honnête retable. .Aussi,
M. .Amédée Pigeon ne s'en tient pas là, et,
très généreusement, il confère à Jean Fou-
quet la paternité de la \'ieri;;c au Donateur,
qui est au Musée du Louvre et quOn regarde
assez habituellement comme l'ituvre du plus
grand des Van Kyck.
.■\h ! Monsieur, les peintres flaiViands pas-
.'^enl un mauvais quart d'heure. On les conteste,
on les dépouille. Par un louable sentiment de
patriotisme, on veut que des primitifs français
aient exécuté toutes les peintures flamandes et
voici que Jean Fouquet — s'il en faut croire
M. .Amédée Pigeon — est l'auteur de la Vierge
au Donateur!
Il convient de citer la raison qu'il insoque
j l'appui de sa thèse : " Si l'on regarde atten-
tivement cette Vierge au Donateur, écrit-il,
les personnages qui sont au second plan,
regardant le paysage, on y retrouvera l'un des
personnages du fond du retable du Parlement
de Paris, celui qui, revêtu d'un habit rouge
court, à manches bouffantes, tourne le dos
aux spectateurs et regarde couler la rivière. »
Et ce détail suffit à prouver que la Vierge
au Donateur est due à l'artiste qui a peint le
retable, c'est-à-dire à Jean Fouquet, puisque
M. Amédée Pigeon veut que Jean Fouquet soit
l'auteur de ce retable.
Je me permettrai cependant de faire obser-
ver que les petits personnages en question se
rencontrent assez communément dans les fonds
des tableaux flamands. Qu'(jn veuille bien se
rappeler, par exemple, une peinture de Van
der Weyden, Saint Luc dessinant la Sainte
Vierge, qui se trouve à la Pinacothèque de
Munich : on y apercevra un groupe d'arrière-
plan qui est assez analogue à ceux qu'on
signale dans le retable et dans la Vierge au
Donateur. Faut-il en conclure que ce saint
Luc est aussi de Jean Fouquet :
Mais est- il vraiment nécessaire. Monsieur
le Directeur, de démontrer que la Vierge au
Donateur ci^i un Van Eyck...'-
.Maintenant, s'il faut absolument que le
retable du Parlement de Paris ait été peint par
un Français, donnons-le à Jean Perréalet qu'il
n'en soit plus question. FZt pourquoi pas? Si
M. Amédée Pigeon veut bien regarder le
Mariage m)-slique de sainte Catherine qu'a
peint Perréal, il observera un saint Jean qui
ressemble à celui qui est représenté dans le
retable, un petit mouton qui fait penser au
petit mouton du retable, une vierge assise qui
ressemble à la vierge éplorée du retable et,
comme dans le retable, des bonshommes qui
regardent, au dernier plan, le paysage. .Mal-
heureusement ce tableau, qui figurait à l'expo-
sition des Primitifs français, n'est pas de Per-
réal, et même il est indiscutablement flamand.
J'en appelle à l'autorité de M. Henri Bouchot.
lîn définitive, je crois que M. Amédée Pi-
geon tient en réserve des raisons plus efficaces
pour soutenir sa thèse. Pourquoi ne pas les
donner ? On regrette de ne pouvoir admettre
sans les contrôler ses affirmations; si elles
étaient justifiées, il en résulterait en eflet un
accroissement considérable de la production
française et notre amour-propre national en
serait singulièrentent flatté.
Veuillez agréer, Monsieur le Directeur,
l'assurance de ma considération distinguée.
M. JoiRDAIN.
Conséquences de l'exposition des l'rimiliis français
LE RETABLE DU PARLEMENT DE PARIS
MoNSIEl'R LK DlRKCTEl R.
Les Arts ont public dans leur numéro de
novembre IH04 un article de M. J. Cîuitfrcy sur
le Retable du Parlement de Paris dont il ne
m'appartient pas de discuter les conclusions
artistiques, mais ou se trouve exposée uncduc-
I trine qui, si elle csi officielle, met en péril les
; droits que les municipalii<5s, les corps consii-
; tués et même les particuliers, croyaient pos-
i sédcr jusqu'ici sur les objets dont ils avaient
I la possession immémoriale ou la propriété
I constatée. Ai-je besoin de rappeler à vos lec-
. leurs les termes dont s'est servi M. J. Guilfrey r
A tout hasard et pour ne point être suspect
d'amplifier, je remets sous leurs yeux ce pas-
sage qui aurait pu leur échapper.
« Quelle singulière destinée que celle de ce
' rctabfe ! dit .M. J. GuifTrey. Objet de vénération
des lungtcmps, toujours en place d'honneur, —
l d'anciennes estampes en font foi, — dans la
I grande salle du Parlement de Paris, aux scances
, solennelles des xvii* et sviii< siècles, i uneépoque
\ où les peintures de nos vieux maîtres étaient fort
I peu considérées, il n'avait pourtant pu être, jus-
qu'à ces derniers moi*, étudié <tvec quelque soin,
lu haute importance qu'on lui accordait exigeant,
{ parait-il, une place élevée, loin du sol et des
I yeux. Il était en même temps célèbre et presque
I inconnu. Personne, sauf de rares privilégiés,
quand la réfection àe la Première Chambre atait
I exigé des échafaudages complaisants, n'ajant été
i admis jusqu'ici à l'examiner d'assez prés pour en
connaître autre chose que la disposition générale,
l'aspect, la silhouette des figures, sans pouvoir en
I saisirsuffisammentle détail, pour apprécier l'exé-
I cution. reconnaître la facture et chercher à en
préciser l'auteur. Les renseignements qu*on en
I donnait étaient aussi vagues que s'il se fût trouvé
' dans le village le plus recule, dans la province la
' plus arriérée de France, et non daiu un palais
public du centre de Paris. On en avait maintes
: Ibis sollicité le prêt pour des expositions rctro-
I spcctives, jamais la Cour n'avait consenti a s'en
dessaisir, et, pour décourager à l'avenir d'aussi
indiscrètes demandes, elle avait pris un arrêté
I interdisant pour loujoursle prêt du f.imeux retable.
I < Les organisateurs de l'Kvposition des Pri-
] mitifs t'rançais se heurtèrent, comme leurs dex-an-
[ ciers, à un refus catégorique et quelque peu
; hautain. Alors que les musées de Berlin, de Flo-
! rence, d'Anvers, de Bruxelles, de Glasgow, alors
que le roi d'Angleterre et le prince de l.ichienstcin
' Je Vienne consotaient à envoyer des tableaux
; au pavillon de Marsan, on ne put obtenir que le
I retable du Parlement de Paris fit le trajet du
i Palais de Justice au Louvre, qu'il avait deià fait
autrefois sous la Révolution. La mesure radicale
enlevant les emfilèmes religieux du prctoire vint
, donner aux promoirurs de l'entreprise une aide
J aussi puissante qu'inattendue. La résistance fut
; encore vive, et il fallut toute l'opiniâtre fennetéde
M. le Directeur des Bcaux-.Arts et de .M. Geoiyes
I Berger pour en triompher. Le tableau quitta pour
toujours, sans doute, le vieux palais de la Cité.
Il est aujourd'hui expose au Louvre. ■
.Ainsi, sous peine d'excommunication ma-
jeure, toute corporation est tenue de prêter i
tout organisateur d'exposition le ou les objets
lui appartenant, dès lors que cet organisa-
I teur estime que l'exhibition en est utile aux
I intérêts de l'.ART et, si la corporation refuse
I de déplacer et d'abandonner pour trois, six ou
I neuf ntois l'objet convoité, elle est dénoncée
' comme rétrograde, réactionnaire et cléricale.
Trop d'exemples démontrent le profit moral
et matériel que les expositions rétrospectixes
, procurent à tout le monde, sauf aux légitimes
I propriétaires. Bien heureux sont-ils, ceux-ci,
' lorsque leurs objets d'an leur reviennent entiers,
n'ayant laissé que des reflets aux mains par
lesquelles elles ont passe. Nous reparlerons de
34
TRIBUNE DES ARTS
cette question. Il en est une autre plus grave :
Si, contre la volonté fermement et authen-
tiquement prouvée de son possesseur, l'objet
en question est prêté à une exposition, l'Etat
est en droit — que dis-je ! — en devoir de le
confisquer, toujours pour l'intérêt suprême de
FART, et s'il fait à l'objet l'honneur sans prix
de le placer au Louvre, le propriétaire n'a
qu'à se confondre en remerciements et à
rendre grâces aux Dieux qui lui ont envoyé
cette bonne fortune.
Ainsi fut-il fait non seulement pour le
Retable du Palais, mais pour les deux statues
de l'église de Saint-Denis, rien qu'à cette
exposition des Primitifs. Encore tenia-t-on de
prouver aux gens de Villeneuve-lès-Avignon
qu'ils n'avaient que faire de leurs tableaux en
piteux état et prétendit-on les retenir. Les
gens de Villeneuve ne comprirent point que
leur intérêt était de céder, que dis-je ! d'offrir
à Messieurs, comme il faut dire à présent, les
perles de leur musée et de leurs églises. Ils
menacèrent de faire scandale. On n'insista
pas. Le pays est trop bien pensant pour
manquer d'avocats ayant l'oreille du ministère.
Cette théorie de la confiscation, nous
l'avons entendu exposer lors de l'Exposition
de iqoo. N'a-t-on pas proposé alors de retenir
à Paris, dans l'intérêt de PART, les trésors
d'église qu'un grand nombre de fabriques
avaient libéralement prêtés? Cela était bien
trop beau pour la province qui ne savait qu'en
faire, cela était bien trop intéressant pour des
curés qui célébreraient bien mieux avec des
calices en aluminium et des ostensoirs en
simili-bronze. A Paris, à la bonne heuie, l'on
en saurait tirer parti : l'on y possède des
savants infaillibles (témoin la tiare de Saïta-
pharnès) , des conservateurs auxquels rien
n'échappe — sauf les tabatières; des connais-
seurs dont le flair est réputé et qui, sur
quelque branche qu'ils s'exercent, ont acquis
— chèrement pour les contribuables — une
réputation reconnue.
En effet !
Il y a mieux, et la théorie de la confiscation
au profit de l'Etat ne s'arrête pas même aux
villes, villages, fabriques et corporations: lors
des travaux préparatoires de l'Exposition de
igoo, un de nos amis, égaré dans un jury
d'admission pour une des exhibitions rétro-
spectives, se hasarda à demander si tout par-
ticulier prêtant, sur la demande du com-
missaire général, les objets dont il était
propriétaire de bonne foi, serait garanti contre
une revendication éventuelle de l'État. On lui
répondit que non. Il fit observer qu'en matière
de meubles, aux termes du Code, possession
vaut titre et que, lorsqu'un collectionneur a
acquis régulièrement d'un marchand patenté,
un objet : tableau, statue, livre, manuscrit, etc.
il en est propriétaire légitime au même titre
que d'une obligation ou d'une action achetée
chez un agent de change. Une action ou une
obligation volée est frappée d'opposition :
l'agent de change ne doit ni ne peut la vendre.
Mais où est la liste des oppositions formées
par l'Etat à des transmissions d'objets d'art?
On répondit à notre ami que nul n'est admis
à prescrire contre l'Etat, que la possession en
ce cas est toujours précaire, et que, pour
rentrer en son bien, l'Etat n'a qu'à faire la
preuve que, à un moment, l'objet a appartenu
à un souverain, à une ville, à un village, même
à une corporation, une congrégation ou un
particulier dont les biens, ayant été confis-
qués par la nation ou incorporés à son
domaine, ont dû faire retour à l'Etat.
N'avez-vous point ouï parler d'un procès
de cette sorte qui fut récemment intenté,
soutenu — et perdu — par la Bibliothèque
nationale, contre un des plus grands et des
plus honnêtes libraires de Paris ? Là, le
libraire s'est trouvé être armé, il s'est défendu
et il a gagné son procès; ce fut une chance
qu'il courut et il fera bien de ne pas renou-
veler l'expérience. Sur cent objets que possède
le collectionneur le plus avisé, le plus scrupu-
leux, le plus méfiant, en est-il dix dont il
suive la filière au delà du vendeur dont il
l'a acquis, dont il puisse prouver qu'ils n'ont
jamais, à un moment quelconque, appartenu
à qui que ce soit ayant eu, de près ou de loin,
un rapport avec l'Etat ? En général, jusqu'ici,
dit-on, l'Etat ne revendique que dans le cas
de mise en vente public^ue : mais n'est-ce pas
qu'alors le collectionneur est le plus souvent
mort, et quelles preuves donneront ses héri-
tiers que leur auteur a acquis et possédé de
bonne foi ? Comment sauront-ils même où et
de quelles mains il a acquis ? Ne connaissez-
vous pas de ces gens à mystère qui ne révèlent
point quand, où, de qui ils ont acheté, qui
n'avouent point le prix qu'ils ont payé et qui
volontiers en détruiraient la trace ? Bien des
motifs d'ordre intime incitent à ces cachot-
teries, ne serait-ce que la conviction qu'on a
surpavé et le désir de l'oublier soi-même.
Admettons que le collectionneur soit vivant,
que, par des pièces en règle, il établisse que,
depuis trente années, l'objet est dans le
domaine public. Qu'importe, puisqu'on ne
prescrit pas contre l'État, les départements et
les communes, et qu'il suffit, pour établir un
droit, d'une mention pouvant se rapporter à
l'objet en litige, écrite par on ne sait qui, sur
un inventaire, un catalogue, une liste quel-
conque d'objets ayant appartenu à l'Etat, à
une corporation, ou une congrégation ?
Encore, un particulier peut se défendre et
lutter; mais une commune, une corporation,
une fabrique d'église, comment résistera-t-elleà
l'intimidation, et, si elle a à sa tête des hommes
assez indépendants pour lutter, que pourra-t-
elle contre le fait du Prince ? La procédure
généralement usitée consiste dans le classe-
ment comme monument historique du tableau,
de la statue, de l'objet quelconque dont la pos-
session est convoitée. Sans doute, le Conseil
municipal ou le Conseil de fabrique peut
prendre une délibération contradictoire, mais
le Prince passe outre. Dès lors, la propriété
est annulée, l'objet est placé sous séquestre.
Quelque jour, sous un prétexte, on sera censé
donner une compensation à l'église ou à la
commune; on offrira à l'une des gravures de
la Chalcographie; à l'autre une chromolitho-
graphie, une linéographie, ou un plâtre coloré,
et le tour sera joué. N'en avez-vous pas ici
même fourni, en 1902, un curieux exemple?
En entassant dans les salles, les magasins
et les greniers du Louvre, les objets d'art
ainsi ramassés et, peut-on dire, confisqués par
toute la France, a-t-on du moins la prétention
qu'ils soient plus en sûreté qu'ailleurs? En
dépouillant la province au profit de Paris,
veut-on dire que c'est pour mieux conserver
les objets d'art, les mieux surveiller et les
mieux défendre? La conservation, le vol des
tabatières de la collection Lenoir l'atteste; la
sûreté, l'incendie de la bibliothèque du Louvre
la démontre, et pour la sécurité, elle est
garantie par la cohabitation des chefs-d'oeuvre
avec le ministère des Colonies, malgré les
vœux du Conseil supérieur des Musées et les
votes de la Chambre. Inclinons-nous : le
Prince a parlé.
La loi et l'équité mises à part, n'est-ce
point la plus étrange des anomalies, en un
temps qui se prétend artiste, qu'on arrache
ainsi du milieu pour lequel ils ont été conçus
et exécutés, les objets d'art que la piété, la
reconnaissance, l'orgueil ou la vanité y ont
placés? Ils y ont leur raison d'être et ne la
peuvent plus trouver dans un musée; ils y
évoquent des souvenirs, ils v constituent une
tradition, ils y affirment un art local, ils y
définissent un état d'esprit, ils ajoutent à leur
beauté la gloire du souvenir — et qu'on ne
s'imagine point qu'ils y soient plus mal gardés
que dans les nécropoles où, en entrant, ils per-
dent leur accent, leur valeur, leur signification
pour devenir à peine un document. Ce qui se
passa en 1860 pour les tombeaux des Planta-
genets et le tombeau du comted'Harcourt,que
le Gouvernement de l'Empereur prétendait
offrir, l'un à l'empereur d'Autriche, les autres
à la reine d'Angleterre, est là pour démontrer
qu'aussi bien et mieux que les conservateurs
du Louvre, les populations de Fontevrault et
d'Asnières ont su garder dans leur pays des
monuments qu'elles n'appréciaient point,
peut-être, aussi savamment, mais qu'elles
savaient au besoin défendre fusil en main.
Les magistrats de la Cour de Paris ont été
vaincus. Le Garde des Sceaux, qui eût dû être
à leur tête, les a abandonnés. Le Retable du
Palais de Justice est devenu matière à disser-
tations critiques et, si l'on a bien lu l'article
de M. .1. Guiffrey, il a « beaucoup souffert »,
il a été « très restauré » ; « la peinture a
{ perdu sa transparence, les colorations ont
été alourdies » ; il ne présente aucun intérêt
historique. Alors pourquoi tant d'efforts dé-
ployés pour en obtenir le prêt, tant dé ressorts
mis en marche pour s'en emparer, tant d'or-
gueil à déclarer qu'on ne le restituera point?
En vérité, bafouer à la fois ceux qu'on
dépouille et ce dont on les dépouille, « grâce
à la mesure radicale enlevant les emblèmes
religieux du prétoire », n'est-ce pas un peu
trop ?
j Veuillez agréer. Monsieur le Directeur,
l'expression des sentiments distingués d'un
I maire rural.
Cl.AtDE Dl ILOT.
Directeur: M. MANZI.
Imprimerie Manzi, Joyant âc C'*i Paris.
Le Gérant : G. BLONDIN.
LES ARTS
N° 40
PARIS — LONDRES — BERLIN — NEW-YORK
Avril 1905
i:licli,> F,t,t, iMumtmu f C« ,'GeoiMj,
J. ANTH0NI5Z VAN RAVENSTEYN. - portrait dVn mécènk
(Collection de M. Léopold Favre (Genève)
Cliché Ft-eâ. ïioissomas ^ Cie (Genh-e).
MEINDERT HOBBEMA. — paysage
{Collection de M. Liopold Favre)
La Collection de M. Léopold Favre
ART tient une large place à Genève. Les inté-
rieurs élégants y sont nombreux et con-
tiennent souvent des œuvres de marque.
Parmi les collections d'art ancien, celle de
M. Léopold Favre, à la rue des Granges,
est une des plus importantes. Elle est con-
sacrée à la peinture hollandaise et a été
formée, au début du xix'' siècle, à Saint-
Pétersbourg, par François Duval, de Genève, qui était joaillier
de la cour et unissait à Thabilctédu commerçant le goût d'un
Mécène. Duval a fait l'objet d'une notice biographique dans
le Messager des Beaux-Arts, de Saint-Pétersbourg (t. I,
i833). D'après les renseignements qu'a bien voulu me com-
muniquer M. A. Somof, conservateur de la Galerie de
l'Ermitage, Duval a vendu au musée impérial un Intérieur
de Corps de garde, par J. Le Duc, en i8o5; un Hameau
situé sur un ilôt de la Meuse, par A. Van der Neer, en 1806,
ei un Paj^sage, attribué à Sébastien Bourdon, en 1807. En
outre, plusieurs tableaux destinés à des personnages de la
cour lui passèrent par les mains, ifse constitua une collec-
tion, dans laquelle figuraient la plupart des grands noms de
la peinture hollandaise, et en forma une autre, moins consi-
dérable, pour son frère. Revenus à Genève, les frères Duval
aliénèrent leurs galeries de tableaux. Celle de François lut
vendue en grande partie au duc de Morny, tandis que celle
de son frère resta à Genève et passa, en 1820, avec l'hôtel
où elle était installée, aux mains de la famille Favre.
Lorsqu'on pénètre dans le salon de M. Léopold Favre, le
regard s'arrête tout d'abord sur une peinture signée de Jean
Ravensteyn. Un magistrat de belle apparence s'approche
d'un jeune clerc, l'engage à quitter son étude pour se consacrer
à son art préieré et lui en offre les moyens. Quel est ce
Mécène que l'artiste a peint avec tant de soins? Sans doute
le bailli Willem van Outshoorn, dont Ravensteyn a introduit
le portrait dans une de ses grandes toiles du musée municipal
de la Haye : Le Magistrat recevant les Gardes civiques. Ici,
le bailli, qui préside la table des fonctionnaires, se tourne
vers les délégués de la garde et lève son verre en leiir hon-
neur. L'identité du portrait de Genève et de celui de la
Haye est frappante : on y constate le même profil accentué.
CIkM FrW. Bmwmiuu f Vit lOrnit).
THOMAS DE KEYSER. — portrait o'hommb
(Collection de M. Lèopold Favre)
LES ARTS
le même nez aquilin, les mêmes yeux vifs profondément
enchâssés dans leurs orbites, le même front découvert, la
même bouche, le même port de barbe. Dans la peinture
de la Haye, qui date de 1618, le bailli paraît toutefois plus
âgé. Il en résulte que le tableau de M. Favre, d'origine plus
ancienne, est une œuvre de Jeunesse. Peut-être Ravensteyn y
a-t-il fixé un épisode de sa vie. En ce cas, nous nous trouve-
rions probablement en face d'un ouvrage dont l'artiste
reconnaissant aurait fait hommage à son bienfaiteur. Quoi
qu'il en soit, ce tableau est une des œuvres capitales du
maître et inaugure de la façon la plus heureuse la brillante
évolution du portrait hollandais au xvn= siècle.
hc Paysage d'Hobbema. semble avoir été composé sous
l'influence de Ruysdaël. A droite s'élèvent deux chênes aux
troncs noueux. Devant eux s'étend une mare où surnagent
quelques plantes aquatiques. A gauche, un chemin bordé
Cliché Fred. BoitKyintu ^ Cie (Genève).
GERARD DOW. — lechiruroiiîn
fCoUcctinn de M. Lènpold Favre)
d'une allée d'arbres passe près d'une chaumière et se perd
dans un sous-bois lointain. Vers l'horizon s'amassent des
nuages. Bientôt l'orage grondera au-dessus de ces chênes
qui paraissent défier les siècles, mais n'échapperont point à
leur destinée. A côté de cette évocation grandiose, combien
chétifs apparaissent les hommes transplantés dans ce mi-
lieu ! Il semble que l'artiste ait voulu opposer ici la fragilité
humaine à la puissance de la nature. Une telle interpréta-
tion est plus familière à Ruysdaël qu'à Hobbema, dont les
paysages traduisent d'ordinaire des impressions sereines.
Comparons, par exemple, cette toile avec un Paysage
d'Hobbema de la Galerie MohUe, à Copenhague. La donnée
est la même dans les deux tableaux. Msis les arbres et le
ciel sont plus délicats dans celui de Copenhague, qui produit
l'effet d'une idylle plutôt que celui d'un drame. En revanche,
c'est dans une œuvre de Ruysdaël, le Marais, à l'Ermitage
de Saint-Pétersbourg, que nous retrouvons les nénuphars et
les joncs, les clairières ensoleillées, les sous-bois mystérieux
et les éclaircies lointaines du tableau de Genève. Ce dernier
a aussi un ciel plus mouvementé que ceux dont Hobbema
LA COLLECTION DE M. LIiOPOLD FAVRE
faisait choix dans la plupart de ses oeuvres. De telles parti-
cularitcis ne nous inspirent toutefois aucun doute sur l'au-
thenticité du tableau, qui porte bien le cachet du maître.
Le Portrait d'un Maffistrat, par 'l'homas de Kcyser,
nous transporte à Amsterdam et révèle l'assurance que pre-
nait, au XVII' siècle, l'opulente bourgeoisie d'une des pre-
mières villes du monde. Thomas de Kcyser était HIs d'un
architecte et hérita de son père le goût du décor à la fois
sobre et monumental dont nous voyons ici un exemple. La
seule pièce de mobilier qui orne cet intérieur est un bahut
au pied duquel le peintre a inscrit son monogramme et la
date 1634. Le monogramme a été effacé, mais la date est
conservée, et l'écriture est bien celle de Kcyser. Aucune
recherche d'élégance, telle que l'aimaicni Rubcns et Van
Dyck, ne distingue l'attitude du personnage. Mais.dantcctie
immobilité, quelle intensité de vie, quelle puissance d'ex-
pression, quelle pénétration du regard ! On sait que Thomas
de Keyser a exercé une influence sur Rembrandt. Lorsqu'on
rapproche le portrait dont nous venons de parler de celui
d'un Bourgmestre par Rembrandt, au musée d'.Xnvers, daté
l'.lîfht^ Freit. Ihîftotuaê f Cit (Ufufv^).
PHILIPS WOUWEHMAN. — IIALTI! LtVA.tT LAtiBBRoa
(CoUcction lie M. Lc^pnlH ra%'rel
de 1037, et que l'on considère, dans ces ouvrages, le rendu
minutieux des mains et l'éclat des chairs, on saisit les liens
qui unissaient ces deux peintres.
Gérard Dow se fait remarquer, dans la collection Favre,
par une teuvre de début qui révèle, à travers des imperfec-
tions techniques, les qualités de tinesse par lesquelles ce
peintre a contribué à renouveler l'art de son pavs. "Transpor-
tés dans le cabinet d'un chirurgien, nous sommes témoins
d'une de ces opérations que les « petits maîtres » aimaient à
copier sur le vif. Une douce lumière filtre dans cet intérieur
et enveloppe hommes et choses de ses reHeis atténués;
Gérard Dow, à la fois idé.ili&ie par l'ordonnance et rcali&ic
par l'exécution, disposait la scène dans son atelier ci la
reproduisait ensuite avec une exactitude consciencieuse. Le
tableau de M. Favre est un exemple frappant de ce procédé.
Dans les trois personnages qui entourent le patient, on a
voulu reconnaître Rembrandt et ses parents. Les types res-
semblent cnctfetaux portraits de cette famille: la femme âgée
surtout rappelle • la mère de Rembrandt », de Gérard Dow.
au musée de Berlin. .Ajoutons que le peintre, ayant fait ses
débuts dans l'atelier de Rembrandt vers l'année 1618. eut alors
mainte occasion de pourtraire l'entourage de son jeune
LES ARTS
maîire. Cette hypothèse n'est donc point dc'nude de fondement.
La Halte devant l'Auberge, de Wouwerman, est signée du
monogramme dont le maître faisait usage durant la période
la plus féconde de sa vie. Elle est comparable à ses meilleurs
morceaux, tels que V Arrivée à l'Hôtellerie, du musée de la
Haye, ou le Sac du Village, de la Pinacothèque de Munich.
Au centre, un cheval gris pommelé, qui ne manque pas dans
la plupart des compositions de Wouwerman, donne la note
sur laquelle s'accordent les nuances du tableau.
Wouwerman, quoiqu'il eût rarement traité des sujets reli-
gieux, s'est montré à la hauteur de sa tâche en figurant le
Prophète Elisée raillé par des Enfants. Le coloris n'y
Cliché Fi-cd. fioistosniai ^ Cie (G'Kéiej.
PHILIPS WOUWERMW. _ le pnupiil:Tii iiLisÉE
iCotlectinn de M. Lénp-ild t'avre}
atteint pas la légèreté que nous venons de remarquer dans
la Halte devant l'Auberge. En revanche, la vivacité des
petits garnements, si bien contre-balancée par l'attitude digne
du prophète, rivalise avec les plus brillantes évocations du
rire enfantin. Les gestes francs, les silhouettes enlevées font
penser à Vélasqucz et rappellent les influences réciproques
dont se pénétraient, au xvn= siècle, l'Espagne et les Pays-Bas.
Van dcr Meulen, le peintre des Gobelins, fait preuve de
sens dramatique dans le Choc de Cavalerie. Au premier plan,
les cavaliers fondent les uns sur les autres. Leurs chevaux, le
regard plein de feu, semblent participer à la lutte. Le paysage,
dont le ciel s'obscurcit et dont les arbres ploient sous la
bourrasque, forme un décor approprié à l'épisode de guerre.
On admire, dans le grand paysage attribué à Cuyp,
la limpidité de l'atmosphère et la composition harmonieuse.
Jusqu'à présent, nous n'avons rencontré chez M. Favrc
que des peintres hollandais. L'éclectisme éclairé qui a pré-
sidé à la formation de cette galerie y a cependant introduit
un spécimen remarquable de l'art français : La Visitation,
de Philippe de Champaigne. Dans celte œuvre, la sobriété
du décor, la distinction des gestes, l'harmonie des lignes, le
relief saillant des draperies, qui semblent avoir été moulées
sur des statues antiques, nous font toucher du doigt les qua-
lités et les défauts de la peinture ofHcielle du siècle de
Louis XIV. Le fait que la "Vierge est placée à droite, alors
que, suivant la tradition iconographique, elle devrait se
trouver à gauche du tableau, permet de supposer que nous
sommes en présence d'un canon destiné sans doute aux
Gobelins, dont le maître était un actif collaborateur.
Les œuvres de la galerie Favre ne sont pas toutes repro-
CUelf l'red, liù,
A. CUVP. — VACIIRS AU REPOS
(Coliectinii de M. Lénpnld Favrej
duites ici. Pour être complet, il faudrait mentionner encore
un 5a/;j/ ye'rdme de Steenwyk, un Anachorète et un Inté-
rieur d'Estaminet de Teniers le jeune, une Chasse aux
Cerfs d'Hackaen, un Intérieur de la Cathédrale d'Anvers
de Peter Neefs, une Léda de Van der Wertf, et plusieurs
autres tableaux de petites dimensions.
Une circonstance n'aura pas échappé à quelques-uns de
nos lecteurs : dans cette galerie, constituée à Saint-Péters-
bourg, figurent des noms particulièrement bien représentés
à l'Ermitage: Gérard Dow, Wouwerman, Albert Cuyp. Une
telle coïncidence n'est pas fortuite; elle indique qu'au début
du xix= siècle certains peintres jouissaient d'une faveur spé-
ciale dans les milieux d'art russes.
La collection de M. Léopold Favre mérite d'autant plus
d'être mise en lumière que son propriétaire l'apprécie en ama-
teur éclairé et lui a donné récemment un cadre élégant en res-
taurant son hôtel de la rue des Granges. Il a mis à contribution,
dans cette œuvre, les ressources de l'architecture moderne
tout en respectant l'harmonie du passé, qui revit en sa demeure
sous une de ses faces les plus attravantes.
G. nie MANDACH.
LA Cni.T.ECTinN DE M. I.ÉOPOLD FAVRE
Cliché F'ti. Hmsùnnat ^ Ci» fGtHtvtJ,
PHILIPPE Dt OHAMPAloNt. — la visitatiow
(Collée lion de M. LèopoU Favre)
Pholo Laurent (MadridJ.
SARCOPlIAnE VISIGOTH-ROMAIN EN PIIÎRRE
Fin du IV* siècle ou commencement du v«
LE MUSÉE PROVINCIAL DE BURGOS
5E voyageur qui arrive à Burgos court d'abord
à la prestigieuse cathédrale, dont la superbe
tour centrale et les deux légères flèches
pointent vers le ciel ; l'intérieur de cette
gigantesque fleur architecturale le sub-
jugue et l'éblouit, avec son chœur sans
pareil, ses stalles merveilleuses, ses innom-
brables chapelles regorgeant de chefs-d'œuvre. Il monte
ensuite à la Cartuja de Miraflores admirer les tombeaux
élevés par Gii de Siloé, dignes de ceux de Dijon et de Brou.
Enfin, s'il en a encore le temps, il se fait conduire à l'antique
monastère de Las Huelgas, au cloître sans égal dans les
Castilles; mais il néglige presque toujours le petit musée,
blotti tout proche de l'Arlanzon, dans les salles de l'Arco
Santa Maria, construction des plus intéressantes et des plus
pittoresques, édifiée au commencement du xvi= siècle.
Ce monument est flanqué de six tourelles crénelées, orné
des statues de la Vierge, de Charles-Quint et des preux des
temps héroïques de l'histoire de Burgos.
Quelque étrange que la chose puisse paraître, c'est dans
les différentes salles échelonnées parmi les divers étages de
cette sorte de château fort que se trouvent réunis les objets
d'art, tous du plus grand intérêt, qui font partie de cette
collection provinciale. Ils proviennent des différentes époques
de l'histoire, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos
jours.
Passons vite devant les monuments de l'art antique :
stèles, pierres milliaires, fragments de mosaïques, autels,
statues, bustes et statuettes; à part une statue romaine,
trouvée dans les ruines de Salonica, et une statuette datant
du règne des Césars, ces vestiges intéressent surtout l'ar-
chéologue.
Un sarcophage visigoth-romain de la fin du iv= siècle ou
du commencement du v=, réclame plutôt l'attention ; il
est en pierre et montre sur l'une de ses faces extérieures une
longue frise sculptée renfermant différentes scènes que nous
n'essaierons pas d'expliquer, mais certainement chrétiennes,
puisque l'on y voit, aux extrémités, une vigne portant une
grappe, — allusion à la Terre promise, c'est-à-dire à la Résur-
rection, — le monogramme du Christ, l'échelle de Jacob,
figurée par deux personnages qui soutiennent une échelle, la
colombe de l'arche du déluge, etc.
Ces différents sujets, dus au ciseau de pi'aticicns inex-
perts, sont traités d'une façon barbare qui ne manque cepen-
dant pas d'une certaine ampleur. On sent que ceux qui les
ont exécutés ont subi l'influence des modèles des belles
époques dont les Castilles étaient couvertes malgré les inva-
sions qui se succédaient sans interruption sur leur sol. Ces
œuvres d'art, qu'ils rencontraient de toutes parts, et sur qui
souvent s'abattait leur démence iconoclaste, impressionnaient
leur goût, et tout en les détruisant, ils s'en imprégnaient et ils
les imitaient inconsciemment dansla mesure de leurs moyens.
L'art mauresque est représenté ici par différents mor-
ceaux de premier ordre. C'est d'abord un magnifique pla-
fond composé de milliers de morceaux de bois résineux qui,
se brisant et s'entre-choquant sans cesse, forment des arêtes,
des dômes et des pendentifs successifs, des arabesques et
des combinaisons géométriques des plus imprévues et des
plus ingénieuses. Malheureusement, ce chef-d'œuvre, exécuté
par des artisans mudejares, c'est-à-dire par des Maures restés
en Espagne jusqu'à leur expulsion définitive par Philippe III,
est en fort mauvais état. Il faut placer à côté deux portes de
même espèce, des plus élégamment enjolivées. Viennent
ensuite deux superbes arcatures en stuc provenant de l'an-
cienne porte de la ville, remplacée par l'Arco Santa Maria,
le musée actuel. Leur capricieuse et subtile décoration,
fouillée au possible, véritable dentelle d'une finesse surpre-
nante, composée de feuillages, de fleurs, de lettres arabes,
de lacs, d'entrelacs et de rinceaux, s'enroule autour des jam-
bages des portes, de l'arc guilloché des cintres et s'évase sur
les frises, partagées au milieu par un écusson aux armes de
la cité.
Citons aussi de curieux coffrets ouvragés, les uns en
bois, les autres en ivoire, du goût le plus délicat et le plus
précieux, ainsi qu'un casque maure de la fin du xiv"^ siècle,
rare et caractéristique.
L'art romano-byzantin, qui a régné assez tard dans les
Castilles, offre de merveilleux spécimens du mobilier litur-
gique : d'abord un devant d'autel ou frontal provenant de
l'ancienne abbaye de Santo Domingo de Silos.
Formé d'une armature de bois recouverte d'un revête-
ment de cuivre sur lequel sont appliquées de nombreuses
plaques émaillées, il était en outre orné autrefois de gemmes
dont on ne voit plus malheureusement que les alvéoles.
f>«M« U»n»l(Mt*1il.
EL ARCO DE SANTA MARIA
VUE EXTERIEURS DU MUSiE PROVINCIAL DE BURGOS
12
LES ARTS
Photo LaUfCttl fMadridJ.
C'est une des plus rares produc-
tions de réma'llerie limousine,
une de ses pièces les plus abso-
lument belles. Bordée en haut
et en bas d'une bande de métal
gui Hoché, et ornée d'émaux
rectangulaires, puis de cinq
gemmes disposées en quinconce,
elle est divisée en douze arca-
tures séparées au milieu par un
ove. Chaque arcature est for-
mée de colonnes engagées, mar-
telées à jour, toutes différentes,
reposant sur un socle et sur-
montées de chapiteaux soute-
nant l'arc qui sert de support à
des figurations repoussées au
marteau, de tours et d'églises à
coupoles.
Di'.lail
arcaiuue; lî.N STUC iMtuvi:.\A-NT n'u.Mi am:u-:.\-\e l'oHTi; DE nritiios
. Épociuc arabe
(Musée provincial de Burgos)
Dansl'ove médian, le Cinrist
est assis, la main droite levée
pour bénir, la main gauche
posée sur le livre de la Loi;
dans les écoinçons sont appli-
qués les symboles des quai ru
évangélistes. Dans chacune des
arcatures se tient l'un des douze
apôtres, dont la tête, en cuivre
ciselé et repoussé, est à relief
fortement saillant ; le reste du
corps, émaillé à plat, à la taille
d'épargne, sans juxtaposition de
couleurs, à l'exception de l'or-
froi qui est séparé par une cloi-
son réservée. Ces apôtres, ainsi
que le Christ qui les domine,
rappellent, par bien des côtés,
les personnages représentés dans
'4
LES ARTS
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Art romaoo-liyzanlin. — Fin du xii» siccle ou début du xin<-
(Musée provincial de Burgos)
.,1 (Mmh,.lj.
DETAIL DE I.A PAHTIE CENTHAI.E DU ER(^^TAL D AUTEL CI-DESSUS
(Musée provincial de Burgos)
i6
LES ARTS
les mosaïques ou sur les miniatures byzantines; ils en ont
la raideur, la force, la passivité et l'allure hiératique; aussi,
à première vue, l'œuvre, qui date probablement de la fin du
xii« siècle, et peut-être même du commencement du xni=,
parait être d'une époque plus ancienne.
D'autres objets liturgiques, de moindre importance, il est
vrai, mais néanmoins fort curieux, appellent les regards. Ce
sont : un petit coffret de l'époque carlovingienne provenant,
comme le frontal d'autel, de l'abbaye de Silos, ancien reli-
quaire dont les émaux portent des dessins frustes et primi-
tifs ; puis un autre coffret recouvert de plaques d'ivoire
figurant, au milieu d'un enchevêtrement étrange de fleurs et
de feuillages, des chasseurs poursuivant à coups de flèches
des animaux fabuleux ; enfin, plusieurs crucifix des xu= et
xiM= siècles, en cuivre guilloché et en fer repoussé, aux
extrémités pattées, portent, sur la face, des Christs en relief
du travail le plus barbare, une sorte de jupon attaché aux
hanches, et, sur le revers, soit la Vierge et aux extrémités de
la croix des têtes d'anges, soit le Père éternel et les quatre
évangélistes. Quelques-uns de ces crucifix laissent apercevoir
des traces d'émail.
Du moyen âge, nous trouvons surtout des monuments
funéraires, des pierres gravées, des tombeaux dont la partie
supérieure consiste en une dalle supportant la statue cou-
chée du défunt, les mains jointes, les pieds posés contre un
animal héraldique, et dont la partie inférieure forme un
enfeu décoré de délicates arcatures, de niches ornementées
trop souvent vides.
Signalons, de la fin du xiv= siècle, un devant d'autel en
pierre, divisé en deux étages, figurant dans le premier,
séparé par des arcs ogivaux, la Présentation au Temple et le
Christ devant Pilate ; et dans le second, qui forme une
longue frise, le Calvaire et la Mise au Tombeau. Ces
groupes témoignent d'un caractère naïf des plus curieux.
De la même époque ou d'une époque un peu postérieure,
voici de nombreuses arcatures fouillées à jour avec une rare
perfection ; des pierres blasonnées qui semblent de véri-
tables dentelles ; des statues et des statuettes d'un sentiment
profond et intense comme le possèdent seules les produc-
tions de ces temps de foi ardente et ingénue. Parmi ces der-
nières, il convient de noter une petite Vierge assise dans une
chaire gothique, la tête surmontée d'une haute couronne
ajourée, de longs cheveux ondulés tombant sur les épaules,
l'Enfant Jésus dans les bras.
Le Musée deBurgos est particulièrement riche en œuvres
de la première période de la Renaissance.
Parmi celles-ci, il faut faire une place à part au tombeau
de D. Juan de Padilla, provenant du monastère, aujourd'hui
détruit, de Près del Val. Juan de Padilla était un des prin-
cipaux officiers des armées des Rois Catholiques, lesquels
avaient pour lui une estime toute particulière ; il mourut sous
les murs de Grenade peu avant la prise de la ville.
Le tombeau proprement dit est enfermé dans une large
archivolte cintrée, soutenue par des pilastres décorés de déli-
cates statuettes, et est surmonté d'un pinacle gothique enclavé
dans une série d'arcaiures ogivales. Il se détache sur un
fond surbrodé de sculptures décoratives et architectoniques,
occupé à droite par un beau bas-relief représentant la Vierge
tenant son Fils mort sur ses genoux, entourée de saint Jean
et de la Madeleine. Un soubassement, meublé aux extré-
mités de deux figurations de pages, et, au milieu, de trois
anges soutenant les écussons blasonnés du défunt, supporte
une large table sur laquelle D. Juan de Padilla, sous son har-
nois de guerre, recouvert d'un fastueux manteau, est age-
nouillé sur un coussin brodé, devant un prie-Dieu richement
drapé; derrière lui, un enfant également agenouillé et
tenant un casque, a été assurément ajouté et ne fait pas partie
du monument.
L'art gothique, aux confins de la Renaissance, a rarement
produit une œuvre plus exquise, plus délicate et plus fine,
plus puissante et plus naïve.
Deux autres tombeaux en marbre, du même temps, ne le
cèdent guère à celui-ci en intérêt.
Le premier, provenant aussi de l'église du couvent de
Frès del Val, fut érigé en l'honneur de deux membres de la
famille des Padilla, le mari et la femme. Sur la dalle mor-
tuaire, posée sur un enfeu auquel trois mufles de lions
servent de supports, reposent côte à côte les défunts : la
femme, aux traits placides, sous de riches atours ; l'homme
portant le costume de l'ordre de Santiago, la tête puissante
au nez recourbé, aux gros yeux boufiis, à la bouche aux
lèvres lippues, recouverte d'une sorte de turban bouffant,
tient de ses deux mains le pommeau de sa lourde épée
placée entre les jambes.
Le second vient de l'église San Esteban de las Aimas et a
été transporté dans le Musée au moment de la destruction
de ce sanctuaire. C'est celui que D. Luis de Acuna, évêque de
Burgos, fit élever à sa mère D" Luisa de Acuna. Ce beau
monument consiste en un cénotaphe de pierre dont les côtés,
légèrement incurvés, sont surmontés de délicates arcatures
à pinacles ou dais ajourés, montrant à leur base une sorte
de frise dentelée. Le côté principal est divisé en trois par-
ties : dans celle du milieu est figurée, en ronde bosse, sainte
Louise, la palme du martyre à la main, accompagnée de
deux religieux ; puis à droite et à gauche, des hérauts
d'armes portant les écussons armoriés des Acuiia. La statue
de marbre de la mère du prélat est étendue sur la dalle
tumulaire, la tête reposant sur deux coussins superpo-
sés, richement brodés. D" Luisa de Acuiia est représentée
revêtue de vêtements luxueux, les mains pieusement croi-
sées, les cheveux cachés sous un voile, les pieds posés contre
deux figurines, dont l'une tient un livre.
L'œuvre est d'une conception superbe et d'une exécution
impeccable ; la tête, d'une rare noblesse, les mains des plus
fines, d'un dessin très ressenti et très délicat.
La collection provinciale de Burgos renferme bien
d'autres morceaux intéressants et curieux, bien d'autres
objets d'art, que la place dont nous disposons ici nous oblige
à passer sous silence à notre grand regret.
Indiquons seulement, pour finir, quelques grilles et ser-
rures ciselées, estampées et relevées au marteau, qui prouvent
le merveilleux talent des forgerons castillans des siècles
passés, un grand retable doré du xvii« siècle, en bois de
noyer, quatre grandes cariatides engainées, en pierre, pro-
venant d'églises de couvents supprimés; divers bas-reliefs,
statues et statuettes.
Quant aux peintures, à part d'anciennes fresques murales
fort détériorées et quelques esquisses de l'école de Luca
Giordano, il n'en est aucune qui vaille la peine d'être citée.
PAUL LAFOND.
LE MUSEE PROVINCIAL DE DURGOS
«7
TOMBEAU DE DON JUAN DE PADILLA
Provenant du monastère de Frcs dcl Val. — Fin du xv* siicle
(Musée provincial Je Burgos)
II. Cifinciii y. Cie
LI£S MUSKS ET LES PlKniUES, l'AK LE ltuS»U (XVI* SIECLE)
Musée tlii Louvre
Les Origines de la Peinture française
III™"= PARTIE. FRANÇOIS l" ET L ATELIER DE FONTAINEBLEAU
9;>aBg|ii.LE gens ont blàmc ce mot de Renaissance
des arts. Il est le legs de la tradition, et
l'on ne craint pas d'assurer que ceux qui
trouvent moins de charme aux distinc-
tions de système qu'aux sens riches et
profonds, aux mots éclos d'eux-mêmes
sous ht pression des laits infiniment nom-
breux et compliques de l'histoire, le conservent avec recon-
naissance.
Trois éléments servent à le définir : l'italianisme dans la
mode, le latinisme dans la culture, le classicisme dans la
recherche et dans l'intelligence de la nature. Le triomphe
parfait de ces trois choses est ce qui terme le Moven Age et
commence les temps nouveaux. Le prestige d'une beauté
achevée y convertit l'art des Pavs-Bas, qui dès le début du
xvi= siècle commence de confondre ses traits particuliers
dans la culture traditionnelle. En France une pénurie d'ou-
vrage et les suggestions matérielles d'une vie de cour entiè-
rement transformée en nécessitent l'importation.
Tout ce qui précède a suffisamment établi que notre pays
manquait encore aux environs de i5i5, temps de l'avène-
ment de François I", de ce qu'on nomme une école de pein-
ture. Ce dont il s'agissait n'est donc pas de transformer chez
nous cet art, d'en réformer le goljt, d'en promouvoir par des
greffes heureuses la vertu. Comme nous avions manqué de
Van Eycks et de Memlings, nous manquâmes de Van Orleys,
de Mabuses, de Schorels et de Lambert Lombard. L'art
italien n'eut pas en France d'introducteurs de notre nation.
Il fallut recourir aux Italiens eux-m"^émes, et l'œuvre de
ceux-ci compte dans cette histoire pour un véritable com-
mencement.
En i5o9 parut en France le premier peintre chargé de
grandesdécorations que l'Italie nous ait fourni. C'est Solario,
élève de Léonard, attiré par le cardinal d'Amboise pour le soin
de la chapelle de Gaillon. Ce magnifique château représente
en ce temps-là quelque chose comme un premier essai de
l'entreprise de Fontainebleau. Mais les chambres n'en furent
encore décorées, suivant l'ancienne mode, que d'étoffe et de
cuir diversement ornés. Les tableaux aussi y étaient peu
nombreux. Le goiit de cet objet d'an n'avait pas commencé.
On n'en commandait que par hasard. Le cardinal une fois,
une fois le roi Louis XII, se montrent occupés d'en avoir,
celui-ci de Léonard de Vinci, celui-là de Mantègne, qu'il
appelle « le premier peintre du monde ».
Enfin François F' parut, possédé d'un si grand amour des
arts et en particulier de la peinture, qu'on put croire que ces
faibles promesses allaient recevoir tout d'un coup des eflets
merveilleux. Il ne faut pas compter la présence de plusieurs
Italiens de rang médiocre, dignes d'être cités seulement pour
mémoire : Guetty de Florence, Nicolas de Modène, auteurs
tantôt de miniatures, tantôt de modèles en plusieurs genres.
Le trait fameux de ces commencements est la venue en
P'rance, sur les instances du Roi, de Léonard de Vinci lui-
même.
Installé au doux, près d'Amboise, l'illustre peintre y
conduisit, avec l'aide de trois élèves, Salaïno, Meizi et Vil-
,-Ianis, plusieurs ouvrages, dont une partie est encore con-
servée au Louvre. C'était le portrait d'une Dame de Flo-
rence, un Saint .(ean-Baptiste, et la Sainte Anne, dont il avait
apporté le carton. Sans doute il convient de joindre la Vierge
(1) Voir les Arts n" 37, p. 17, et n- 'i
y, r- ly-
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
«9
aux Koclicrs, la P)Cllc Fcrronnicrc, uti l'Jilcvcmcnt de Pro-
serpiiK-, iiu'nn iidiivc plusiarJ aux collections du Roi, peut-
être aussi une i.étla mainicnant perdue, et dont plusieurs
copies nous resieiii. Mais l'âge dc'jà avance du maître ne pou-
vait promettre de longs services. Paralysé de la main droite,
épuisé de soins cl de fatigues, Léonard mourut en iSiq, âgé
de soixante-huit ans, trois ans après son arrivée en France.
Un autre Italien de grand mérite, attiré pareillement de
l'année précédente, ne devait pas être plus utile au Roi.
C'était André del Sartc, dont le séjour est attesté par la belle
Cliarité que Krausois 1"^^' tint de sa main. La Sainte FJIisabeth
du Louvre, qu'il a posst^déc «également, a sans douic la même
origine. André peignit le dauphin François cl un Saint Jean-
Baptiste pour Louise de Savoie. On croit que le ministre
Semblant,ay l'employa dans sa tnaison de Tours, où un Frap-
pement du Rocher, une Rencontre d'KsaU ci de Jacob, ci
une Manne se voyaient plus tard de sa façon. Des contre-
temps assez connus rompirent ces heureux commencements.
Envoyé par le Roi en Italie pour y rechercher des œuvres
d'art et des antiquités, André croqua l'argent commis à cet
effet, et n'osa plus reparaître en France. Il n'y avait pas
demeuré plus d'un an. Squazella, son élève, resta. Cet artiste.
i'Altd» (JtirtMrft'H.
VKUTrMM KT POMi'^ ,VVI" »ic»l«'
Uosftin tirigtnal pour te Pavillon t\« l'oniono < itvtrail) A FosUiwblc«u
Mmtét dv Ltm\Te
apparemment médiocre, mérite peut-être qu'on le croie auteur
d'une Charité que possède M. Raspail.
Ainsi tous les projets que formait François h', man-
quèrent à la fois. Les revers de la politique achevèrent
bientôt de les ruiner. La défaite de la Bicoque, la trahison
du connétable de Bourbon, enfin le coup de grâce de Pavie.
marquent une période de catastrophes dans rhisioire des
ans en France. Le retour du Roi, et des temps moins
sombres, qui suivirent la captivité de Madrid, en rcnoueot
heureusement le fil. Le Roi rentra dans son royaume au
commencement de i5i(>. En 1528 commencent les célèbres
travaux de Fontainebleau.
20
LES ARTS
L'i';ni:(;A'i ION d'achille, par i.iî rosso (xvr» siérlel
Dessin original pour la Gal(,'rie de François 1"" (repeinte) à Fontainebleau
(Nicole des Beaux-Arts Paris)
On ne sait pas quelle
cause fit choisir le Rosso dit
maitre Roux, florentin, pour
y mettre les premières pein-
tures. Il est au moins certain
qu'il vint appelé du Roi, en
i53i. Sa première commis-
sion fut de peindre la galerie
aujourd'hui dite de Fran-
çois 1"=% et d'y exécuter tout
l'ornement de stuc.
La décoration se composa
de quinze sujets à fresque,
dont le Rosso n'avait achevé
que treize. Il faut joindre deux
tableaux aux deux bouts de
la galerie, l'un de Bacchus
et de 'Vénus, l'autre de Vénus
avec l'Amour. Les autres
étaient tirés de la fable et de
l'histoire ancienne. Hérodote,
Apulée, Ovide, en avaient
fourni les sujets. Quelques
compositions n ont pu être
expliquées, entre autres celle
que les amateurs d'estampes
ont nommée l'Eléphant
royal. Deux représentent allé-
gorique ment le gouvernement
de François \" et son patro-
nage des lettres et des ans.
Cette dernière estconnuesous
le nom de l'Ignorance chas-
sée. Le Roi s'y montre, cou-
ronné de laurier, un livre
sous le bras et son épée à la
main, entrant au temple d'Im-
mortalité ; par devant sont
plusieurs figures d'hommes et
de femmes les yeux bandés,
quelques-uns endormis, d'au-
tres appuyés sur des bâtons,
qui paraissent chercher l'en-
trée du temple.
L'apparition de ces décora-
tions compte au nombre des
BIÎLLONE SOUTENUE PAR DES GENIES, PAR LE PRIMATIOE
Dessin original pour le 12'n« compartiment de la voûte de la Galerie d'Ulysse
(détruite) à Fontainebleau
(Musée Britannique Londres)
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
jrN<»\, l'An LI-: imumatick
Dessin (ii-iginal pour la voitto (efîacôo) do la grotte du Jardin don Pins
à Fontainubloau. — Musée du Louvre
HIKCRVr. PAU LC PIHUATICK
Dtfssin nri)cioal pour U voAU* (efl»r«t«) de l« grtdte da iardïa
à FooUiaebt«««. <— Mmgit ém l^mwrt
I BniHN. Cl*mtHi y Ci:
IkKHLORATIiiX 0»
22
LES ARTS
l'halo Braun, Clément ^ Cie.
DIANE DliCOUVnAXT L\ 0B0SSIÎ9SE DE CALI8T0, PAR LE PRIMATICE
Dcssia original pour la partie do gauche d'une ImicUc de l'Appartement des Baias (détruit) à FoDtainebleau
Musée du Louvre
plus importants événements de l'histoire des ans en France.
L'étendue du travail, le mérite qu'on y trouve, la nouveauté
enfin de pareils ouvrages chez nous, en font l'un des plus
dignes qu'il y ait de réflexion et d'étude. Aux curieux d'art
ornemental il offre une matière d'admiration sans fin. 'Tout
ce qu'il y avait chez nous "d'intelligent et de curieux de
bien laire, s'empressa d'en copier les motifs et de les
répandre en mille applications diverses. Il n'y a pas de plus
illustre exemple d'une vogue soudaine et extraordinaire,
d'une influence durable et comme universelle.
Quant aux peintures, rien de ce qu'on trouve en place ne
mérite aujourd'hui l'attention. Toute la fresque existante,
effet de vingt retouches et de deux restaurations complètes,
ne doit plus passer que pour une caricature des ouvrages
originaux. Pour juger l'œuvre il faut maintenant recourir
aux anciennes estampes de Boivin, et surtout aux dessins du
maître, préparation pour ces peintures, dont un, conservé
à l'École des Bcaux-Ats; représente l'Éducation d'Achille.
On trouve dans ce morceau toute sa fougue heureuse
et toute son adresse. La mythologie en est belle, l'in-
vention fine et poétique, le dessin fier et délicat, plein du
souvenir de Michel-Ange. Le Rosso s'efforçait de le copier,
comme faisaient tous les Florentins. Dans tout ce qui nous
reste de sa main, on trouve ce choix piquant d'attitudes im-
prévues, cet emportement dans la composition. Il est vrai
que ses airs de têtes et ses visages ne sont point beaux, et
que l'habitude de dessiner de pratique le fait parfois tomber
dans une manière abstraite et dans un défaut de naturel.
Mais il y a chez lui tant de vrai souffle, des ressources si
variées, un sentiment si vif et si présent de la forme et du
mouvement, que les plus rigoureux censeurs ont toujours
senti moins de pente à le critiquer qu'à l'absoudre.
La Galerie n'eut pas seule l'honneur de ses talents. Une
chambre que Vasari appelle le Pavillon, et que toutes les
apparences placent au second étage du fameux pavillon des
Poêles, fut décorée par lui dans le même stvle. Il peignit
encore pour le Roi une Judith, peut-éire aussi les Muses
et les Piérides, et pour le connétable de Montmorency la
Déploraiion du Christ de la chapelle d'Écouen, maintenant
au Louvre.
Cependant les travaux de Fontainebleau s'étendant,
requéraient de nouveaux concours. Le Primatice, bolonais,
disciple de Jules Romain, sous lequel il venait de vaquer
aux décorations du Palais du Té, parut en France un an
après le Rosso, en i5 32. Comme ce dernier, on le mit à la
fresque et au stuc dans la chambre du Roi dite de Saint-
Louis, près de la Galerie. Il y peignit en huit tableaux des
histoires de la guerre de Troie. Bientôt il commença la
chambre de la Reine, faussement nommée Salon de Fran-
çois l", dont une cheminée peinte à fresque nous demeure.
Le portail du château sur la chaussée de l'Etang, que nous
appelons Porte dorée, eut de sa main deux sujets de l'his-
toire d'Hercule. Un quatrième ouvrage fut une chambre au-
dessus, dont il n'y a pas d'autres nouvelles.
Sous ces deux hommes du premier rang travaillaient de
nombreux auxiliaires, dont les plus importants, issus comme
eux d'Italie, consomment la tournure étrangère de cet ate-
lier de Fontainebleau. Quelques Français ne laissent pas de
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
23
DIANB DÉCOUVRANT LA OROSingl Dl CALISTO, PAR LE PRIMATICS
Dessin original pour la partie de droite d'une lunette do l'AppartcmcDl des Baips (détruit) t Fostaincblcan
Musée Britannique, Londres
s'y mêler, et dans une proportion plus grande à mesure que
le temps s'avançant, leurs talents se pliaient, comme on
peut supposer, aux pratiques nouvelles. Ces Italiens sont
PLllci;rin, Jean Antoine. Juste de Just, Seron, Naldini dit
Renaudin, Miniaio et Nicolas de Modcnc ; les Fran^•ais sont
Lcrov, Badouin et Dorij^ny. Il faut ajouter deux Flamands,
■losse Fouquet et Ldonard Thiry.
Ces ouvriers composaient deux équipes, dont la plus
nombreuse travaille sous le Rosso. Nous savons que celui-
ci ne remettait à ses aides que le dessin lavt' des peintures,
et ne retenait de la fresque que la conduite et la surveil-
lance. Il ne parait pas que le Primaticc ait pu se tenir à cette
pratique d'abord, quoique son office y tendit ; sans doute
il dut s'en rapprocher à mesure qu'il gagnait d'impor-
tance.
11 est certain que durant ces premiers temps le Rosso
tint un rang supérieur. .■\gé de quarante ans et déjà célèbre
en Iialie, il ne faut pas s'étonner que la laveur du Roi l'ait
d'abord distingué davantage. Il re>,ut d'honneurs tout ce qui
se pouvait selon les idées du temps, et joignit à des gages
diniponance le revenu d'un canonicat de la Sainte Cha-
pelle. Au contraire le Primaticc, âgé de vingt-sept ans, était
au début de sa carrière, et le succès qu'il eut en France
devait l'aire toute sa renommée.
La rivalité de ces deux peintres a défrayé les faiseurs
d'anecdotes. Ce qu'on y mêle de violence et d'injustice ne
repose pourtant sur rien de palpable. Malgré cette espèce de
concurrence, ce viui tend a prouver que le Rosso et le Pri-
maticc ne laissaient pas de vivre en paix, c'est qu'ils ont
travaillé ensemble à plusieurs ouvrages. Le premier est le
pavillon de Pomonc, élevé dans l'angle du Jardin des Pins.
peint de deux sujets de l'histoire de cette dccssc. qu'ils
s'étaient partagés entre eux. Le Rosso seul en conduisit les
stucs, lin autre est la Galerie basse, au rez-de-chaussée du
pavillon des Poêles et donnant sur l'étang, où l'on croit que
prirent place douze ligures de Muses et de Déesses dessinées
par le Primaticc. Enfin le voyage (\c l'empereur Charles V,
que le Roi re^ut à F'oniainebleau en grande pompe, les fit
mêler une fois de plus leurs travaux. Il y eut de leur dessin
un arc de triomphe peint de figures allégoriques et de celles
des deux monarques. Des figurations de ballets et quelques
autres architectures trouvaient aussi place dans cette fête.
Mais cette situation partagée ne devait pas durer tou-
jours. La mort imprévue du Rosso y mit fin l'année 1540.
Les témoignages assurent qu'il se tua. Les plus grandes
apparences sont que ce fut du remords d'avoir fait mettre
îk la torture le peintre Peilegrin, son ami et auxiliaire,
soupçonné de l'avoir dérobé. Il n'avait pas plus de cinquante
24
LES ARTS
ans. A moins de quarante, du fait de cet
événement, le Primaiice allait recueillir
rilliisire et pesant héritage de tous les ira-
vaux de Fontainebleau.
Il était alors en Italie, occupé de la
recherche d'objets d'art pour le Roi, et de
mouler plusieurs statues antiques qu'on
avait dessein de fondre en bronze. Cette
commission, par où se marque la con-
fiance qu'on eut en lui en plus d'un genre,
tombe à propos pour faire entendre la
situation qu'il tenait, et pour justifier sa
nouvelle importance.
Dès son retour on en vit les effets, non
seulement dans les fontes de bronze
qu'aidé de Vignole il dirigea, mais dans
les travaux de peinture, dessins de sculp-
ture, plans d'architecte qui se concentrè-
rent entre ses mains. Dès lors, et quoique
aucun titre officiel n'en consacrât le per-
sonnage, on vit s'ébaucher en son nom
celte espèce de surintendance des diffé-
rentes branches de l'art, dont plusieurs
époques de l'histoire ont vu pourvoir les
plus grands maîtres, tels que Raphaël sous
Léon X, ou que Lebrun sous Louis XIV.
Notons qu'une fois de plus un peintre en
eut l'honneur, pour le plus grand bien de
l'école et de son avancement.
De son propre métier, le Primaiice achève la Salle du
Roi et commence son cabinet. En même temps, la Chambre
de la duchesse d'Eiampes, maîtresse de celui-ci, l'Apparie-
ment des Bains, le vesiibule contre la Porte dorée et la
grotte du Jardin des Pins s'embellissent par ses soins d'une
profusion de stucs et de peintures. Le Cabinet eut des
Vertus représentées sur de grandes armoires, et le beau
tableau des Cyclopes peint à fresque sur la cheminée. La
Chambre de madame d'Ktampcs, maintenant changée en
I.E FESTIN D'ALEXANDRE, PAR I.E PRIMATICE
Dessio origioal pour la chambre <lo la Duclicssc d'Ktampcs licpoiiitc) à FontainuMuau
Musée du Louvre
I,A MASCARADE DE PERSEPOI.IS, PAR I.E PRIMATir.E
DcssÎD original pour la rliainlirc de la Duchesse d'KUnipt^s (repeinle) à Fontainebleau
Musée fin Louvre
escalier, conserve huit sujets de l'histoire d'Alexandre. Dans
la grotte du .lardin des Pins, parvenue à nous en débris,
des figures plafonnantes de déesses prennent place au milieu
de cristaux d'aragoniie parmi les fantaisies d'architecture
rustique dont lui-même fournit les dessins. Le Vestibule
reçoit d'autres sujets plafonnants. Foudroiement des Géants,
Aventure de Céphale, et, sur les voussures, des histoires
mythologiques ou guerrières. Enfin l'Appartement des Bains,
dont le souvenir même a péri, lieu de repos chéri du Roi,
retraite préférée où s'entassent, dans quel-
ques chambres appropriées, les chefs-
d'œuvre de l'art italien , Raphaël, Titien,
Léonard, expose dans sa grande salle aux
regards enchantés, l'histoire de Callisto,
sa grossesse découverte, sa métamor-
phose, sa gloire quand .lupiier la place
entre les astres.
De ces chefs-d'œuvre malheureuse-
ment tout ou presque tout a péri. Le peu
qui reste, repeint par des mains malha-
biles, en plusieurs endroits à contresens,
ne doit pas du tout être compté. Non plus
que du Rosso, le château de Fontainebleau
ne conserve du Primaiice que des stucs.
Comme on n'a connu jusqu'ici d'ouvrages
certains de lui que ce que ce château en
eut, on serait en peine de montrer aujour-
d'hui une seule peinture du Primaiice, sans
dcuxtoilesheureuscment sauvées en Angle-
terre. L'une està\\"iltonHouse,c'cstr]{va-
nouissement d'Hélène ; l'autre est Ulysse
et Pénélope, on la voit à Casile-Howard.
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
25
Hors de là une
seule chose de-
meure pour juger
le maître, source
incomparable ilest
vrai pour la per-
fection et l'abon-
dance. Ce sont les
dessins prépara-
toires de ses com-
positions à fres-
que, que des rc-
clierchesaitcntives
ont permis de rap-
pareiller. Dans le
naufrage de son
ceuvre peint, ces
pi CCI.' s font aujour-
d'Iuii le principal
de sa gloire. Aussi
n'y a-t-il pas de
maître qui depuis
l'origine ait été'
1^ 1 u s populaire
chez les amaiturs
l.i;» rVCI.OI'fc», l'AH I.K PRIU.\Tli:B
DiiKsiii iii'iKinal |)iiur la cbomiuoo tlu r.abinct <lu Iliii (d<)lruil) à FonlaÏDcblccu
Musée du Louvre
et l'élégance de tant de compositions
variées, la souplesse et la vivacité des
attitudes qu'elles rassemblent, le raffine-
ment du dessin et le beau choi.\ des
formes, une union, dans toutes ces par-
ties de l'art, du grandiose de Michel-
Ange, du goin antique de Jules Romain
et de la douceur du Corrège; de l'abon-
dance sans confusion, de la science sans
pédantisme, de l'imprévu sans bizarre-
rie, de l'aisance sans trivialité, de la
poésie sans abstraction . de rorncment
sans surcharge, de la politesse sans
fadeur, font le mérite éternel de cet
(vuvre, à quelques égards sans pareil. Je
ne songe pas à l'absoudre du reproche
de maniérisme, qu'ont mérité en ce
temps-là assez d'autres imitateurs de
Michel- Ange. De celte imitation s'en-
gendre, chez le Primatice comme chez
le Rosso, une longueur exagérée des
figures, que tous les auteurs ont remar-
quée. Mais, outre qu'un mélange plus
habile de qualités contraires rend ici à
ce style une sorte d'équilibre, il faut
avouer que la nature, plus assidumcn
consultée, corrige plus efficacement
l'écart dont il s'agit, chez lui.
C'est une erreur de croire que ce
maitre ait eu peu d'application. Rien, en
dépit des apparences faciles, ne rcs'oit
moins le reproche de frivolité que son
œuvre, l'ne preuve en est dans les nom-
breuses études d'après nature, prcpara-
dc dessins. Deux
cent cinquante
morceaux de ce
genre, conservés
dans les collec-
tions, tantôt san-
guines relevées de
blanc, tantôt plu-
mes rehaussées de
bistre, nous ap-
portent son œuvre
en débris, dans Ic
bruit d'une renom-
mée que des criti-
ques récentes ont
à peine affaiblie
. hez les moins
connaisseurs.
Elle a tout ce
qu'il faut pour sur-
vivre aux dédains
que l'esprit de sys-
tème dicte aux te-
nants du gothi-
cisme. L'érudition
KTlinS DK I.A l.'inUKIiiUlI SAINT l'AL'L, PAR I.B PHIM VTICK
Pour les ëiiiaiiN do Saint-lVro do Cliarlrci*
Musce itit ioM\'re
Ktl'DK aC tA rKil'HK BC S\I<<T TMOHV*. rjUI LBrWUttX I
Vtmr \t* imtmx de Sual-IVr* tm (
26
LES ARTS
lions des dessins arrêtés, qui nous restent pour toute cette
première partie de sa carrière. Pour certains des ouvrages
susdits, on voit que les moindres détails étaient établis avec
exactitude, et que jamais il n'y eut d'entreprise mieux suivie
et de direction plus vigilante de l'équipe d'artisans qu'il
tenait sous ses ordres.
Des Italiens de quelque renom s'y étaient joints. Depuis les
environs de i 540, on lit dans les états les noms de Lucas Penni,
frère du Fattore, de Bagnacavallo le fils, de Caccianemici dit
Cachenemis, de Fantuzzi dit Fantosede Bologne, de Virgile
Baron, aussi Bolonais. Cinq ans et davantage, tous ces gens
furent en France. On n'est pas renseigné sur ce qu'ils ont pu
faire en sus des travaux de Fontainebleau. De Lucas Penni
nous tenons des dessins, et de Fantose des estampes, d'après
le Rosso principalement. On sait, en outre, que ce même
artiste fut le principal auxiliaire du Primatice à la partie des
arabesques peintes à la voûte de la Galerie d'Ulysse, fameux
et colossal ouvrage commencé sous François p^^ et dont il
s'agit maintenant de parler.
Elle mesura toute la longueur de la Cour du Cheval Blanc
de Fontainebleau, soit cent cinquante mètres environ, et se
composait de quinze travées décorées à la voûte suivant huit
systèmes différents. Celui du milieu était unique, et les sept
autres se répétaient deux fois en symétrie de chaque côté de
ce premier. Sur les murailles furent peintes, en cinquante-
huit tableaux, les aventures d'Ulysse, d'où la galerie tirait
son nom. La voûte ne compta pas moins de quatre-vingt-
quatorze morceaux, qui font avec les accessoires un total
d'autant plus extraordinaires, qu'un effet d'agréable et facile
abondance ne rendait pas, dans cet ouvrage, la perfection
moins nécessaire. Le lieu ne se prêtait pas à cette sorte
DEPOSITION DE CROIX. — MANIERE Df PRIMATICE
Corporalicr brodd. — Musée de Cliiny
de cent soixante et une compositions peintes. Ces chiffres,
plus éloquents que de longs discours, obligent d'imaginer
chez le maître des ressources d'invention et une activité
LA TEMPÉRANCE, PAR LE PRIMATICE
Dessin original pour une décoration dmmoire du cabinet du Roi (dctruil)
à FontnincMcau
Musée Britannique ( Londres I
d'illusion, cette galerie n'ayant d'extrême que sa longueur.
Le reste de ses proportions étaient médiocres. Les ornements
y tenaient une place considérable. Les figures étaient petites
et se voyaient de près : de sorte qu'une idée assez exacte du
tout se définit par quelque ressemblance avec les Loges de
Raphaël.
Cette galerie, démolie sous le règne de Louis XV, excita
dans le temps les plus amers regrets. Ce que les dessins
nous conservent de la voûte, révèle une série d'admirables
chefs-d'œuvre. Elle n'avait pas de sujet suivi. Passant du l'al-
légorie à la fable et de la fiction à l'histoire, le Primatice v
avait comme épuisé, ne glanant qu'à sa fantaisie, tout le
champ de l'invention poétique. Ou plutôt c'était un poème
à la façon des Métamorphoses, où les épisodes tour à tour
piquants, graves ou terribles, forment un tout par l'unité du
style et l'intérêt ingénieusement renouvelé.
Une estampe de Ducerceau conserve le dessin d'orne-
ment d'une des travées de la voûte, de sorte que rien n'em-
pêche, en joignant les figures, de prendre l'idée précise de
cette partie. Quant aux peintures des murailles. Van Thulden,
élève de Rubens, en a gravé la suite au siècle suivant.
Tant d'importants et excellents travaux avaient mis le
Primatice dans un comble de gloire. Aux appointements
JUXO:» CIIKZ LK HOMIIKII^ PAR I.K PRItlATICB
Dessin original piiur lu vvstiliuli' (rcpuinll d* U Porte Doria, k Foalaiaeblna
Musée des Offices Florenct
et aux salaires qu'il touchait de l'Kpargnc royale, se joignit
bientôt le revenu de Saint-Martin-ès-Aires de Troycs, dont
Frani,'ois I'' le fit abbe' et dont il porta désormais le titre.
On croit qu'il travailla alors en plusieurs lieux de la pro-
vince. Le fait est certain pour le château de Polisy, en
Champagne. D'anciens auteurs y ont joint le château de
Reauregard près Rlois, et la chapelle de Chaaiis en Valois.
maintenant à S. A. le prince Murât, porte tous les signes
de sa manière. A Fontainebleau même, l'hôtel du Grand
Ferrare eut des chambres de bains décorées de sa main.
Ses soins ne s'étendaient pas moins aux applications
industrielles de l'art. La célèbre série des émaux de Saint-
Père de Chartres, représentant les douze .Apôtres, est
authentiquement de son dessin. Une tenture des Dieux
arabesques, dont deux pièces se gardent aux Gobelins et
deux autres au Musée des Tissus de l-yon, ne peut venir
que d'après ses cartons. Enfin un certain corponilier.
exposé au Musée de Cluny, conser>-e dans l'interpréta-
tion d'une broderie du reste excellente, des signes évidents
de son style.
Tout ceci marque une carrière brillante, à laquelle la
légende n'a pas manqué de joindre plusieurs iraiis de ▼en-
geance et de rivalité. On a raconté qu'il saccagea la galerie
peinte par le Rosso pour y placer ses propres ouvrages. La
vérité est que nulle part il n'a touché au stuc, et tout fait
supposer que deux tableaux qu'il peignit, et dont un seul, la
KTtnK |-Oll> I.A COMPOSITION DR JIXOX Climi I.K SOMMÏII., l'AH
Dossin original — Mmct dm Limrr*
K PRIMATIr*
28
LES ARTS
Danaé, subsiste, occupèrent des cartouches restés vides.
Il est certain qu'il dut se défendre contre Benvenuto
Cellini, engagé du Roi comme orfèvre, et qui, affectant de
grands ouvrages, disputa au Primatice le dessin d'une fon-
taine à Fontainebleau. Soutenu dans cette querelle par
madame d'Étampes, il est prouvé que la commande demeura
à ce dernier. Cellini dut bientôt quitter le service du Roi et
retourner en Italie. Un degré de faveur sans égal mit le Prima-
tice à l'abri de ses intrigues, et cette contrariété ne compose
qu'un épisode fort court et peu important de cette histoire.
Un des signes les plus authentiques de la grande faveur
du maître est l'empressement que les graveurs du temps
ont mis à reproduire ses œuvres. Fantose, nommé plus
haut, et Dominique Florentin s'y employèrent par excep-
tion. Mais les deux excellents maîtres connus par les seuls
monogrammes F. G. et L. D., en furent les constants inter-
prètes. Le second surtout, quelque temps identifié à tort
avec le Flamand Léonard Thiry, plein de qualités exquises,
rigoureusement accommodé au style du maître, doit compter
pour le principal.
Les effets précis de cette faveur et de l'influence qui
s'ensuivit, seront examinés plus loin. Il convient d'en mar-
quer ici cette conséquence générale, du peu que l'initiative
proprement française conserve dans le renouveau de nos
arts à cette époque. Le rôle de surintendant qu'y jouait de
plus en plus le Primatice, doit ôter l'idée que depuis Lenoir,
on a voulu se faire d'une Renaissance où .lean Cousin ei'it
dominé, et d'un François 1" ne résidant qu'à Chambord. La
vérité est que Fontainebleau, où l'Italien régnait sans par-
tage, accapara tous les soins de ce monarque.
Architecte déjà de la fontaine de ce palais et sans doute de
la grotte du Jardin des Pins, on voit l'abbé de Saint- Martin
donner des modèles
au fondeur pour la
décoration de la
Porte Dorée. Il des-
sine la bataille de
Marignan, que le
duc de Ferrare fait
peindre à la gloire
du roi de France
dans sa villa de
Copparo. En i 546,
au commandement
du Roi, il reprend
lechemindel'Italie,
à l'effet de chercher,
entre autres choses,
des moules de quel-
ques ouvrages de
Michel-Ange. Il
rentre enfin pour
voir mourir son
maître, le 3i mars
1547.
Cette mort de
François P^ fajt la
fin de la période qu'on pourrait nommer héroïque de
la Renaissance française. En ce qui regarde le présent
sujet, il faut la retenir comme celle d'une production
qu'on eut peine à dépasser par la suite. Les règnes sui-
TITnOX ET TwVURORIÎ, PAR l.V. miMATIClî
Dessin original pour le vestibule (l'epcînt) de la Porte Durée, à r(intaii:el»lcau
Musée d't /.tivre
vants ne pouvaient en voir que le déclin. Toute l'im-
portance qui revient à la peinture dans une histoire de
notre Renaissance, a donc ses attaches dans celui-ci, et
quoique le Primatice ne fût pas même au milieu de sa
carrière chez nous, on peut dire que les trois quarts de
sa tâche étaient faits. Les successeurs de François F'
n'étaient chargés que de continuer son œuvre, d'empêcher
que les fruits prêts à cueillir ne s'en perdissent. Même dans
l'éclat d'une maturité qu'ils durent à son initiative, ils ne
devaient pas faire oublier le prodigieux essor de ces com-
mencements : un palais en quinze ans rempli de merveilles
pareilles à celles dont l'Italie se vantait davantage; une
« Rome nouvelle », selon l'expression de Vasari, transportée
au sein du Gâtinais, à deux pas de nos bords de Seine; la
cour de France attirant tout à coup les regards des artistes
du monde entier; Fontainebleau succédant dans l'attention
des hommes au Vatican, à Mantoue, à Florence; le vieux
palais de saint Louis baptisant une école dont le renom
allait courir l'Europe et éterniser son nom dans l'histoire
des arts; mieux que tout cela, l'école française fondée,
des bases certaines et solides posées à ses succès futurs.
Tel était le résultat de ce règne incomparable, de l'ac-
tion opiniâtre, enthousiaste, éclairée, du prince qu'à bon
droit la tradition des livres a nommé le Pcre des Arts en
France.
La fantaisie d'esthétiques futiles et des chimères histo-
riques sont cause qu'on voit de nos jours lui contester ce
titre. Mais les raisons autant que l'autorité manquent à celte
dénégation. On ne peut contester sérieusement que Fontaine-
bleau ne contienne les origines définitives de notre école.
On ne peut pas plus dissimuler que les plus grands maîtres
de celle-ci ont tour à tour marqué l'admiration qu'excite
l'œuvre des artistes
de François h'^ .
Poussin dans le
xvii« siècle, Lc-
moyne au xviii", au
XIX' Delacroix, ont
apporté comme à
l'envi leurs tributs
d'éloges à ces vieux
peintres. Devant
cet accord des ar-
tistes, soutenu de la
constante estime
des amateurs, com-
ment compter pour
une raison sérieuse
le reproche dont on
s'avise, que ces
peintres n'étaient
pas Français? Ils
sont bien plus : ils
sont les pères et la
source de l'école
française, et l'hom-
mage qu'aussi bien
elle n'a cessé de leur rendre, n'est que la déclaration
de cette paternité, le texte éclatant de cette reconnaissance.
(A suivre.)
L. DIMIER.
ERNEST BARRIAS
A sculpture classique française vient do perdre,
cil Krnest Barrias, un de ses reprdseniants
les plus <5minenis.
Toute sa vie, en efl'et, il demeura tidèle
;uix principes et aux traditions de l'École,
cl toutes ses œuvres portent l'empreinte de
l'esprit de discipline qui est la base de
l'enseignement olticiel des beaux-arts en
^"rance et ailleurs. Se placer à ce point de vue pour étudier
la carrière si dignement et si laborieusement remplie de
Barrias, ce n'est donc nullement risquer de méconnaître sis
mérites; c'est, au contraire, vouloir les moyens de les mettre
en lumière et de situer la personnalité de l'artiste disparu à
sa vraie place
dans le mou-
vement de l'art
contemporain.
Au surplus, on
peut être cer-
tain qu'il n'eût
point déplu à
l'auteur des
Premières Fu-
nérailles et de
Mozart enfant
de se voir juge
selon le code
d 'e s t h é-t i q u e
auquel il se
soumit dès ses
débuts, auquel
il dut tous ses
succès, et qu'il
enseigna lui-
même, durant
plus de dix ans,
avec tant de
sincérité, de
bienveillance
et de convic-
tion.
Quelle force,
pour un ar-
tiste, de con-
server intacte
jusqu'à la Hn
sa loi en l'ex-
ceHence des
doctrines où
ses maîtres
l'instruisirent,
aveugle sa
croyance en la
supériorité de
l'Idéal vers
lequel furent
dirigés ses pre-
miers pas ! La
vie s'agite au-
tour de lui, la
lutte s'échauffe, on se bat pour des idées nouvelles, les vieux
dogmes sont ébranlés, la révolte gronde, l'art, comme tout
au monde, subit les lois irrésistibles de l'cvoluiion..., mais
lui, perdu dans son rêve, poursuit la route commencée; i!
possède la certitude; comme Tarcisius, il porte la vérité
contre son cœur, il souffrirait pour elle, comme Tarcisius, le
martyre. Cette sérénité est infiniment touchante... et res-
pectable.
Barrias la connut, scmble-t-ii, Barrias fui un anisie heu-
reux. Les indécisions, les doutes, les angoisses qui désor-
ganisent les tempéraments, épuisent les énergies, émieitent
les volontés, on n'en trouve pas de traces dans son œuvre.
Au contraire, on le voit toujours égal à lui-même, et. ni dans
le choix de ses
sujets, ni dans
la mise en
œuvre des pro-
grammes qui
lui sont im-
posés, ni dans
son exécution
ne se trahit une
de ces crises
décisives dans
une carrière
d'artiste où, du
jour au lende-
main, sa con-
ception de l'art,
sa vision de ta
nature, ses
moyens d'ex-
pression, que
sais- je? tout
change en lui,
tout est bou-
leversé, où le
voici qui se
conquiericnlin
lui-même et
recommence
sa vie et son
art!
Kicn de pa-
reil chex Er-
nest Barrias; il
s est développé
sagement, pai-
siblement, se-
lon un rythme
tranquille, ci
conformément
à SCS facultés
innées, à ses
aspirations
personnelles, à
son tempéra-
ment. Par na-
ture.d'ailleurs,
son talent n'est
l'IuK Unma, CUawal f Ci».
ERNEST BARKIAS
3o
LES ARTS
ni d'un violent, ni d'un tourmenté; les dons de grâce, de déli-
catesse, d'expression fine et tendre dominent en lui, soutenus
et affermis par une science entière de son métier et le plus
louable souci de perfection, grâce à la sévère discipline qui
lui fut imposée dès ses débuts et e^u'il s'imposa toujours à
lui-même.
« Quand j'entrai, à l'âge de treize ans (il était né en 1841),
au sortir de l'école communale, chez Cavelier, racontait-il
un jour à M. Marius Vachon, je fus mis à la besogne pénible
et diverse de l'appreniissage, tel qu'on le comprenait et
qu'on le pratiquait traditionnellement en ce temps-là. Le
premier arrivé, dès six heures du matin, je devais scier le
bois, allumer le poêle et
balayer; dans la journée, je
faisais les courses. Bien que
mon patron fût le meilleur
des hommes, je recevais de
lui et des praticiens plus de
reproches et de bourrades
que de caresses et de com-
pliments. Je n'en apprenais
pas moins, très sérieusement,
le métier, en observant avec
soin ce qui se faisait autour
de moi et en travaillant avec
acharnement. Au bout de
trois ans, mon apprentissage
terminé, Cavelier me con-
seillait d'entrer chez Jouf-
froy, qui avait organisé un
atelier de professeur et rece-
vait de nombreux élèves.
J'étais le plus petit de tous
et je paraissais le moins
instruit et le moins déluré.
Quels ne furent pas l'éton-
nementet la jalousie de mes
camarades ! Dès le second
jour, constatant que le petit
apprenti de chez Cavelier en
savait plus que ses élèves,
Jouffroy le chargeait des
travaux les plus difficiles et
les plus délicats. C'est qu'en
effet, ils en avaient beau-
coup moins appris dans leur
cours que moi dans mon
apprentissage, tout en sciant
du bois et en allumant le feu
des poêles, grâce à l'instruc-
tion technique manuelle que
m'avait donnée mon premier
patron. A seize ans, en 1857,
j'étais admis à l'École des
Beaux- Arts, et en 1861, je
partais pour Rome, comme
pensionnaire de l'Académie
de France. »
Depuis, Barrias, on peut
le dire, n'a connu que le
succès. Aux Salons, ses
œuvres lui valurent toutes
les récompenses; en 1878,
la médaille d'honneur était
décernée à ses Premières
Funérailles; en 1884, il
entrait à l'Institut, et en 1 894
à l'École des Beaux-Arts comme chef d'aielier de sculpture, en
remplacement de son maître Cavelier; enfin, il était nommé
vice-président de l'Académie des Beaux -Arts pour l'année
1897, et il recevait en 1900, à l'occasion de l'Exposition
Universelle, la cravate de commandeur de la Légion d'hon-
neur.
Parmi ses principales œuvres, en s'en tenant à l'ordre
chronologique, il faut citer : la Fondation de Marseille,
bas-relief (i865); la Guerre, le Commerce, la Pèche, frise
décorative (i865); Jeune Fille de Mégare 1 18-0) ; le Serment
de Spartacus et la Fortune et l'Amour 1872); la Religion,
la Charité (18-31; la Comptabilité 11878); les Premières
Funérailles (1878]
la
Défense de Paris, monu-
ment érigé à Courbevoie
(1880); Bernard Palissy
( I > 8 1 ) ; Sainte Sophie ( 1 88 1 j ;
la Défense de Saint-Quentin
[i88i); Mo:{artenfant{iS8'i);
le Chant, la Musique (1888);
la Chasse (1889); Jeune
Fille de Bon-Saada (1890);
Anatole de La Forge
(1893; ; le Monumentd'Emile
Augier[i8<jyj; le Monument
de Victor Schœlcher '1896);
Virgile, le Printemps ( 1 897) ;
r Expédition de Madagascar
(1897); le Monument de
Lavoisier (1898); la Nature
se dévoilant {i8gg); la grande
horloge de la Bibliothèque
nationale, à l'angle de la
rue Montyon et de la rue
Vi vienne (1901); le Monu-
ment de Victor Hugo (1902) ;
Jeanne d'Arc prisonnière
(i9o3p et nombre de bustes,
dont ceux de Jules Favre,
de Munkacsy, de Cave-
lier, etc.
Toutes les promesses de
ses débuts, Barrias, au cours
de sa longue et laborieuse
carrière, les a tenues, et de
la Jeune Fille de Mégare du
Salon de 1870, où la délica-
tesse du sentiment s'unissait
à une compréhension si
souple et si raffinée de la
grâce, à la Nature se dévoi-
lant du Salon de 1899, on
comprend que sa renommée
n'ait fait que grandir.
Il possédait, en effet, les
dons qui charment, une
sensibilité qui, sans miè-
vrerie, savait dire les mélan-
colies, les tendresses, les
fraîcheurs des gestes fémi-
nins; il possédait les plus
puissants moyens de séduc-
tion : l'amour du joli, du
tendre, de l'émouvant, l'art
de la mesure, une étonnante
habileté d'exécution, le
souci du fini, de l'achevé,
ERNEST BARRIAS.
Statue, marbre poly
LA NATURE SE DEVOILANT
chrome et onyx d'Algérie
ERNEST BARRI AS
3i
l'entente de l'effet. Revoyez ses Premières Funérailles : tout
Barrias est là. La douleur d'Adam et d'Eve, portant le
cadavre d'Abel, ne ddsharmonisc pas leurs traits, ne con
tracte pas les muscles de leurs corps nus; c'est pourtant leur
premier contact avec la mort ; mais Abcl lui-même n'est
qu'endormi, la différence n'est pas sensible entre les chairs
vivantes et celles d'où s'est retirée la vie. Le geste est heu-
reux et juste, et très attendrissant cependant, par lequel Eve
soutient la tôte de son fils et abaisse son visage vers elle, et le
masque farouche, muré par la souffrance d'Adam, ne manque
ni de caractère, ni de grandeur. Mais rien de désordonné,
d'excessif dans cette figuration de la douleur; tout demeure
harmonieux et serein, sagement.
De toutes les compositions à plusieurs personnages de
Barrias, celle-ci est, sans aucun doute, la meilleure, et les
noio fliVoii.loK. ERNEST IlAnniAS. — BlîR!»Ano PAUSST
( Sijuari Saint-Gtrmain-itt-tritl
ERNEST BARRIAS. — itatAKT mrAjn
IMmtit eu Lmxeimhmrff
qualités de groupement, de mise en œuvre qui en font le
mérite ne se retrouvent point, à un égal degré, du moins
dans les monuments qu'il signa, la Défense de Paris, l'Expé-
dition de Madagascar, VEmile Augier, qui s'élève devant le
théâtre de l'Odéon, cnrin le Monument de Victor Hugo,
En revanche, nous le retrouverons encore tout entier,
avec ses dons de fine tendresse, de fraîcheur souriante, de
grâce délicate et mélancolique, de sage fantaisie même, dans
ses figures isolées. Le Mozart enfant n'est-îl pas. dans son
genre, un petit chef-d'œuvre, et la Jeune Fille de Bou-SaaJa,
jetant des ticurs, qui orne la tombe de l'orientaliste Guillau-
mct, une charmante chose et des mieux venues :
Mais l'œuvre où Barrias parait s'être le plus complète-
32
LES ARTS
ment exprimé, ne serait-ce pas la statue qu'il exposait au
Salon de 1899, où elle fut si remarquée, et que possède
aujourd'hui le musée du Luxembourg : la Nature se dévoi-
lant. Par l'emploi de matériaux précieux de différentes cou-
leurs, marbre, onyx, ivoire, combinés et associés avec le
goût le plus sûr, elle exerce un attrait irrésistible, et l'effet
est vraiment délicieux de cette suave poitrine, de ces belles
épaules émergeant du somptueux peplos veiné d'or, de ces
doux bras soulevant le voile sous lequel la tète pensive
apparaît dans une tendre pénombre pleine de mystère.
Est-ce vraiment la Nature se dévoilant ? Je ne sais, et peu
m'importe, car l'allégorie me laisse en elle-même assez
froid, mais c'est là une belle œuvre, et vraiment digne de
demeurer, car elle témoigne d'un sens de la Beauté, sinon
entièrement personnel, si expressif, du moins, de rêves
et de pensées communes à tant d'hommes, qu'elle provo-
quera longtemps, dans l'esprit et le cœur de ceux qui la
ERNEST BABRIAS. — groupe pour ux tombeau
ERNEST BARltlAS. — la ciiAniTii
statue, plSlre
contempleront, un sentiment ému de terveur et d'attendris-
sement.
Il est, certes, dans le cycle de la sculpture française du
xix"^ siècle, des personnalités plus puissantes, plus origi-
nales que celle d'Ernest Barrias; pour ne parler que des
modernes, Falguière avec sa sensualité fiévreuse, Dalou
avec sa verve ardente, Rodin avec sa passion formidable de
vie, seront placés plus haut par l'admiration des âges à
venir, mais aux côtés de Mercié, de Chapu, de Paul Dubois,
de Frémiet, Ernest Barrias mérite un rang d'honneur. Ce
fut un artiste convaincu et sincère, soucieux de la perfection
de son art, et d'une conscience droite et sereine. « Il lui est
arrivé de se tromper, écrivait l'autre jour un critique, il ne
lui est jamais arrivé de déchoir. »
GABRIEL MOUREY.
DireeUar : M. MANZI.
Imprimerie Makii, Jotant & C», Asnières.
Le Gérant : G. BLONDIN.
LES ARTS
Vh9t9 GliflfrfoN.
ERNEST BARRIAS. — L^iLSCTRiciTÉ
Chronique des Ventes
Contrairement à l'usage, on s'est enfin dé-
cidé cette année à commencer un peu plus
tôt la saison des ventes, et dès les premiers
jours de février, nous avons eu à enregistrer
des vacations importantes. Cette innovation
qui, il faut l'espérer, sera la règle désormais,
a été provoquée par le nombre considérable
de ventes à effectuer avant la fin de juin. En
effet, cette saison sera excessivement chargée
et, sans trêve ni repos, les jours vont être oc-
cupés durant trois mois, sans pour cela arriver
à épuiser le tableau, certaines ventes ayant dû
être remises à l'automne prochain. Ce qu'il
est intéressant de constater, c'est que, en dépit
de la quantité de marchandises déjà jetée sur
le marché et de celle à venir, les cours n'ont
pas fléchi et se maintiennent toujours plutôt à
la hausse pour les objets anciens et principa-
lement pour ceux du xvni= siècle, plus en fa-
veur que jamais.
La première vente artistique a été celle des
tableaux et objets d'art provenant de la collec-
tion de M. le comte Jacques de Bryas, qui a
eu lieu le 6 février sous la direction de MM.
Chevallier, Mannheim et Ferai, et qui a pro-
duit 225,820 francs pour vingt numéros. Les
honneurs sont revenus là à un panneau de
l'école de Cologne par le Maître de l'autel de
la 'Vierge, représentant le Baptême du Christ,
qu'un marchand a payé 46,000 francs, juste le
double du prix demandé. Ensuite est venu un
pastel par Perronneau, Portrait présumé delà
marquise d'Anglure, quis'estadjugé 39,000 fr.,
prix supérieur à celui de demande. Par contre,
sont restés au-dessous des estimations, une
peinture par Boucher, les Bulles de Savon,
vendue 2i,5oo francs et un Portrait d'Homme,
par Quentin de La Tour, payé 20,000 francs.
Un portrait par Reynolds a fait i2,5oo francs.
Dans les objets d'art on s'est assez vivement
disputé un buste en terre cuite par Pajou,
qu'on a enlevé à 3o,ooo francs. Il faut signaler
encore une horloge en marqueterie de bois de
l'époque Louis XV, payée g, 100 francs, et une
pendule à cage en bronze doré avec émaux,
par Coteau, du temps de Louis XVL adjugée
8,000 francs. Des porcelaines tendresdeSèvres
se sont très bien vendues.
Quelques jours après, les mêmes commis-
saire-priseur et experts procédaient à la vente
de la collection de M. H. J. M.,et obtenaient un
total de 272,185 francs, avec une moyenne de
prix supérieure à celle de la vente Bryas. Tous
les objets appartenaient au xvin= siècle, et cer-
tains ont atteint des chiffres laissant loin ceux
obtenus dans des ventes antérieures. C'est
ainsi qu'une gouache de Hoin, la Consultation
de l'Oracle, payée 5, 600 francs à la vente
Muhlbacher, montait ici à 16,000 francs, et un
Portrait d'un Maréchal, par Nattier, quoique
de facture bien sèche, grimpait à 1 9,000 francs,
sur une demande de 10,000 francs. Un
petit Portrait de Femme, du même, a fait
i2,3oo francs, et un Portrait de l'Impératrice
Marie de Russie, par Darbes, 10,200 francs.
Quelques beaux meubles d'ébénisterie ont ex-
cité de vives compétitions. On a poussé à
18,100 francs une commode en marqueterie
et bronzes de la fin de l'époque Louis XV et
une autre de la même époque à i 3,700 francs.
Une table bureau en bois de placage a trouvé
preneur à i5,ooo francs, et un meuble d'appui
à i2,3oo francs. Un prix remarquable a ~été
celui de 25, 000 francs atteint par une tapis-
serie de Bruxelles duxvni= siècle, représentant
le Débarquement du Poisson, sujet à petits
personnages bien dans le goût du jour.
Au milieu de février, MM. Chevallier,
Paulme et Lasquin ont employé quinze vaca-
tions à disperser la collection d'un vieil ama-
teur, M. Germeau, qui avait entassé depuis
des années une quantité considérable d'objets
de toutes sortes, renfermant de très belles
pièces au milieu de bibelots sans valeur. Le
succès de cette vente a été grand, et l'on a at-
teint un total de près de 56o,ooo francs. Dans
le nombre je ne retiendrai que quelques objets.
Un antiquaire anglais a enlevé de haute lutte,
au prix de 25, 000 francs, un petit coffret de
Thomas Becket en argent doré et niellé du
xii^ siècle, dont on avait demandé 1 5, 000 francs.
Les tapisseries ont fourni les autres gros prix.
Deux salons couverts en tapisserie du temps de
Louis XVI sont montés à 22,600 et 20,000 fr.
Le Musée des Arts décoratifs s'est rendu acqué-
reur d'une tenture gothique représentant Dame
Réthorique pour 18,200 francs. Une tapisserie
du xvi= siècle a fait 16,000 francs, et deux
cantonnières en Aubusson, 18,400 francs.
Très importante aussi était la collection de
M. Guilhou, un amateur du midi de la France,
qui avait réuni des objets de vitrine, des curio-
sités et antiquités, en quantité suffisante pour
nécessiter six ventes, qu'ont dirigées MM. Che-
vallier, Mannheim, Houzeau, Samhon et Ca-
nessa. La première et la seconde vente, com-
posées des meilleures pièces, ont fourni des
prix intéressants, mais avec des écarts assez
sensibles, et plutôt inférieurs à ceux de de-
mande. Les principaux prix ont été pour deux
flambeaux en bronze du temps de Louis XVI,
payés 1 5,000 francs, et deux cassolettes en
bronze Louis XV, vendues 12,600 francs. Au
nombre des boites du xvmi« siècle, une, en or
émaillé, ornée de portraits de personnages
de la maison d'Autriche peints sur émail, est
montée à 20,000 francs sur une demande de
8,000. D'autres ont dépassé 5, 000 francs.
Dans les antiquités, la pièce principale était
une casserole en argent ciselé, qui est restée à
3o,ioo francs sur une demande de 40,000 fr.
Un bronze, jeune taureau, trouvé à Bosco-
réale, a fait i2,5oo francs, et un tout petit
lion en ivoire, de travail égyptien, 8, 1 00 francs.
Entre temps, M. Lair-Dubreuil et M. Blo-
che effectuaient la vente d'objets provenant de
la succession de Madame J..., donnant un
total de 210,000 francs. Laissant des bijoux
qui n'ont pas d'intérêt ici, je noterai un meu-
ble de salon en ancien Aubusson, que l'on
paya 17,000 francs, et un joli petit bureau de
dame en marqueterie, orné de bronzes, signé
Betz, adjugé ii,ooo francs. Les dessins an-
ciens, qui nous ont donné de si beaux prix à
la vente Beurdeley, nous en fournissent à
mentionner à la vente Laglenne, que dirigea
M. Lair-Dubreuil. Une grande gouache de
Van Blarenbergue se paye 5,5oo francs; un
pastel, portrait par Prud'hon, 4,100 francs, et
un portrait par Bosio, 3, 000 francs. Le tout
produit 71,000 francs, avec des choses de qua-
lité moyenne.
Mais l'événement de ce commencement de
saison a été la vente des dessins du xvni^ siècle
formant la collection de M. Beurdeley et que
MM. Chevallier et Ferai ont dirigée à la Galerie
Georges Petit. Cett.; vente a tenu tout ce que
l'on en attendait. Les numéros de vedette
ont atteint des prix dépassant toute attente,
pour la plupart, et les pièces de qualité secon-
daire ont bénéficié de l'emballement pro-
voqué par les premiers. Limité par la place,
je ne signalerai que les plus grosses adjudica-
tions. Une gouache par Lavreince, la Mar-
chande de Modes, que M. Beurdeley avait payée
20,000 fr., monte ici à 3 3, 000 fr. Une grande
aquarelle par Le Guay, Chasse du prince de
Condé, se paye 23,000 francs sur une demande
de 10,000 francs. Une aquarelle de Hoin, la
Jeune Fille aux roses, fait 10,000 francs, et
une aquarelle de Louis Moreau, le même
prix. A 27,500 francs s'enlève une feuille
d'études de têtes par Watteau, et à 12,000 fr.
un portrait de femme par A. de Saint-Aubin.
La célèbre sépia de Fragonard, le Verrou,
monte à 24,000 francs contre 8,100 francs à
la vente Josse, en 1894. Du même, une san-
guine. Temple de Vesta à Tivoli, payée autre-
fois 1,100 francs, fait 20,000 francs, et une
autre, 12,600 francs. Dans les miniatures, un
amateur en paye une, par Hall, Portrait de la
comtesse de Heljlinger, 28,200 francs. Une
autre, de l'Ecole anglaise. Portrait de Femme,
par Plymer, trouve acquéreur à i6,o5o francs,
et l'on termine sur un total de 632, 000 francs,
ce qui est un résultat des plus satisfaisants,
devant laisser un joli bénéfice sur les prix
d'achat.
En même temps, à l'Hôtel Drouot,
MM. Bonnaud et Mannheim opèrent la disper-
sion de la collection Schiff. Comme à la vente
Germeau, c'est une réunion considérable d'ob-
jets anciens accumulés par un amateur de la
vieille école. Tout se vend, là aussi, très cher,
sans fournir d'enchères sensationnelles. Pour
de vieux tapis d'Orient on fait cependant des.
folies, et l'on pousse l'un à 19,750 francs et
un autre à 17,500 francs. Une châsse en cuivre
champlevé et émaillé de Limoges, du xin= siè-
cle, est adjugée i5,ioo francs. Des bronzes
italiens du xvi= siècle sont aussi très disputés.
Une statuette d'enfant nu monte à 8,100 fr.,
et un encrier formé d'un lion terrassé par
Samson, à 7,5oo francs. Dans les tableaux, il
ne se produit rien de remarquable.
Le dernier jour de mars, on vendait des
sièges couverts en ancienne tapisserie, pour
lesquels on a donné d'assez gros prix, dont le
principal a été celui de 27,300 francs pour
quatre fauteuils en Beauvais époque Louis XV.
Un salon en tapisserie ancienne a fait 22,000
francs, et un autre en Aubusson époque
Louis XVI, 17,000 francs.
La veille, à la vente après décès d'un an-
cien marchand de tableaux, M. Gérard, avait
passé un très beau portrait d'homme par Hol-
bein, représentant Antoine Humbelot. Sur
une demande de 40,000 francs, ce portrait a
été adjugé à un marchand parisien pour
39,000 francs, pas cher à ce prix, étant donnée
la qualité de l'œuvre.
A l'étranger, New-York seulement nous a
envoyé quelques prix importants. A la fin de
mars, on a vendu la collection Brandus, com-
posée de tableaux modernes. Une toile par
Millet, The seated Spinner, a atteint i20,5oo
francs ; un tableau par Corot, Souvenir d'Ita-
lie, 37,500 francs, et l'Attente, par Meissonier,
21,000 francs. Un paysage par Daubigny a
fait 14,500 francs, et un autre, par Cazin,
18,000 francs. Tout de suite après est venue
la vente de la collection David King, qui a
produit plus d'un million. On a payé 90,000
francs un portrait de la comtesse d'Argenson
par Nattier. Un portrait de Miss Macarlney,
par Raeburn, a fait 52,5oo francs, et un autre
portrait, par le même, 45,000 francs.
A. FRAPPART.
LES ARTS
N» 41
PARIS — LONDRES — BERLIN — NEW-YORK
Mai 1903
i'htftit UrmuH, C/«mt(ii f Cn.
EUGENE GUILLAUME
STATCAIRE
I 8ai- I 9o5
l'hulu i\etirdem fréren.
EUGENE GUILLAUME . — li;s uH.\i:gLi;s
(Muscc du t.uxcmùt iiff;)
EUGÈNE GUILLAUME
1822-1905
MErGKNE Guillaume est mort plein de jours,
ayant occupé et rempli en son pays toutes les
places qui pouvaient procurer effectivement, au
* nom de l'Etat, une sorte de dictature des Arts.
Nul homme n'a été mis à même d'exercer sur les artistes de
son ternps, sur leur formation intellectuelle, leurs progrès
professionnels, leurs développements Imaginatifs, une
influence majeure. Il fut, dans l'enseigncmciit et la direc-
tion, l'homme accrédité, depuis un quartdc siècle, pour distri-
buer les préceptes et attribuer les récompenses. Profes-
seur d'esthétique au Collège de France, directeur général
des Beaux-Ans, inspecteur général des arts du Dessin,
directeur de l'Ecole des Beaux-Ans, directeur de l'Académie
de France à Rome, professeur de dessin à l'Ecole polytech-
nique, il fut de ceux auxquels il est permis de concevoir, de
suivre et d'imposer une idée maîtresse. Sa carrière adminis-
trative si remplie demandera sans doute à être étudiée comme
celle d'un Lebrun, d'un Dcnon ou d'un Forbin, et il sera à
coup sûr intéressant, peut-être même utile, de comparer ce
que tut l'exercice de la dictature artistique sous des despotes
tels que Louis XIV et Napoléon, et sous le régime actuel,
mais le temps n'est point venu de rechercher si le pilote
habile qu'était M. Guillaume a conduit vers des rivages for-
tunés la barque fragile qui porte la gloire artistique de la
troisième République, ou si le nautonnier, malgré sa pru-
dence, n'a pu l'empêcher de venir à la cote où, enlisée aux
sables mouvants, elle est par eux peu à peu recouverte.
Laissons de côté l'administrateur, c'est l'artiste, le sta-
tuaire, le penseur, l'écrivain, le confrère qu'on prétend saluer
ici d'un suprême hommage, d'uri hommage qui fût vrai s'il
est possible et qui rendit quelques côtés tle sa nature et de
son talent. Les éloges posthumes n'ont point manqué
à M. Guillaume. Il a été également loué par des Italiens
et des F"rançais. Il eut des obsèques solennelles; des hommes
considérables discoururent sur sa tombe, certains avec com-
pétence, d'autres avec iniclligence, tous avec une admiration
respectueuse, nul avec émotion. 11 semblait qu'on se lût
involontairement conformé à cette sorte d'austérité polie,
distinguée et froide dont M. Guillaume s'enveloppait. Quoi-
qu'il parlât mieux qu'homme au monde, il parlait peu, ne
forçait pas le ton, ses pensées étant assez élevées pour qu'il
n'eût point à les rehausser par des éclats de voix. Son geste
demeurait constamment mesuré et l'homme avait énergique-
ment voulu être tel qu'il ne parût jamais extérieurement
EUGÈNE GUILLAUME
EUGKNE GUILLAUME. — lk maria^.k romain
(Musée du Luxembounif
LES ARTS
surpris, agité ou bruyant, tant il rejetait les mouvements
discordants, contraires à la fois à la norme artistique,
philosophique et sociale qu'il s'était tracée.
Sans doute, sous ce masque, quelqu'un qui se fût atta-
ché au regard et au pénétrant éclat des yeux, souvent demi-
clos, eût deviné et surpris des passions très ardentes. Aux
plis minces de la bouche, même aux frémissements des
narines, il se fût confirmé en la certitude que cette impas-
sibilité était d'apparence. Et si, comme quelques-uns, il
avait par une fissure pénétré en ce cœur, il y eût trouvé,
avec une générosité que relevait une pointe de dédain, une
chaleur de sentiments qui prouvait, malgré les ans, le foyer
toujours brûlant sous la cendre.
Tel était son style, — et, à cet enfant de Montbard,
n'est-ce point que le mot de Buffon s'impose plus précisé-
ment encore qu'à nul autre ? certes, chez Guillaume, « le
style, c'est l'homme même » ; et non pas seulement le
style d'écrivain, juste, formel, d'une lucidité admirable, ser-
rant la définition, ne sacrifiant rien de l'idée et la présen-
tant toute, se développant en périodes larges, pondérées,
raisonnées, pleines d'un art majestueux, comme pénétrées
d'antiquité, d'une antiquité qui fût romaine et non grecque,
mais le style d'ariiste-siatuaire, tout pareil et égal, tel
qu'en revoyant dans son atelier de l'Institut ses groupes, ses
bas-reliefs et ses bustes, l'idée vient qu'on est là en quelque
réserve du Louvre, que ces marbres et ces plâtres attendent
pour être placés en une salle des Césars et que, pareils en
beauté humaine aux chefs-d'œuvre du passé, ils viennent de
la même nature, procèdent du même génie, attestent la même
recherche, méritent la même étude.
La conception que Guillaume avait du style dans la sculp-
ture s'affirmait par une recherche de la beauté dans la vérité.
Il sublimait un visage et d'un
individu tirait un type ; mais,
quand il avait affaireà lanaiure,
il restait, dans ceitesuhlimation,
cncrgiquement et prodigieuse-
ment vrai. Il n'avait pas même
besoin de donner aux traits une
régularité qu'ils ne présentaient
point, et, lorsqu'il rencontrait
un modèle formellement laid,
il ne tentait point de l'enjoliver,
il ne prenait point davantage la
tache de l'enlaidir, il cherchait
le caractère et il dégageait l'es-
prit, souvent sublime : tel
M. Ingres. Dans chacun de ses
portraits, il a mis à la fois un
homme et l'idée qui dominait
cet homme. Il n'a pas repré-
senté seulement une tête, mais
ce qu'il y a dans cette téie. Les
modèles que sa main fit vivre
ne sont plus, aux yeux même
de ceux qui les ont le plus fami-
lièrement connus, approchés et
aimés, tels que la nature les avait
faits, mais tels que Guillaume
les produisit. Ainsi est-il pour
le Prince Napoléon, pour Mau-
rice Richard et pour Monsei-
gneur Darboy. C'est aux bustes
qu'il fit d'eux que la pensée va
d'abord, ce sont ces bustes que
la mémoire évoque. Ils demeu-
rent comme la plus intégrale et
la plus vivante expression de
leur personnalité disparue. Cela
d'eux subsiste et rien ne prévau-
dra contre cette immonaliié de
leur essence morale enchâssée
dans leurs traits physiques.
Il y a, dans la contempora-
néité, des exigences auxquelles
tout artiste est obligé de se con-
former pour satisfaire le modèle,
la famille et les amisdu modèle;
mais l'on peut croire que, pour
M. Guillaume, là était la moins
bonne part : le poète qui était
en lui sentait-il la bride lâche,
n'avail-il point, dans la repré-
sentation d'un être, à suivre
rigoureusement la nature, il pre-
nait son vol et s'efforçait vers les
âmes et, s'il avait à exprimer des
êtres idéaux ou des personnages
historiques, il cherchait d'abord
photo Giraudon.
EUGENE GUILLAUXLE. — inores (partie antérieure du monument)
(École des Beaux-Arts, Paris)
la beauté morale, la générali-
saiioli pliilosopliitiiie; ainsi, près de poèmes tels que les
Gracqiics cl le Mariai^e romain, inscrivait-il une cpopi'e,
celle de Napoléon.
Ceux qui chercheraient là le document nu, la restitu-
tion inicgralc et réaliste du Surhomme se tromperaient; ce
n'est point ainsi qu'il convient d'envisager cet te suite de bustes,
moniraniriù)ipereuràtouslesàgesdesavie,queM.(juillaumc
exécuta pour le {'rince Napoléon et qui demeurent entre ses
(euvres les plus intéressantes. Hricnne, Valence, l'Italie, le
Consulat, l'Empire, Waterloo, Sainte- Hélène, l'adolescence,
la jeunesse, la virilité, l'apothéose, le déclin, l'agonie, c'est
l'existence entière de Napoléon. Si
M. Guillaume s'était appliqué à recher-
cher et à reproduire, d'après les por-
traits existants, ceux qui le mieux s'ap-
prochent de la vérité et qui en donnent
l'accent le plus vibrant, la reconstilutii^n
eiitété intéressante sans doute, mais elle
n'eut satislait ni celui qui la tentait, ni
celui qui l'avait désirée, ni même, osera-
t-on dire, celui pour la glorification du-
quel elle était entreprise. Napoléon avait
eu pour objet de créer, par ses portraits,
ses bustes et ses statues, un type dynas-
tique. C'est de ce type que M.Guillaume
devait partir, et, comme ce type est le
plus beau qu'ait imaginé la race latine,
le statuaire devait prendre pour but de
ligurer le surhomme latin par l'épa-
nouissement physique et moral de ce
type aux divers âges de la vie.
Le point de départ du type conven
tionnel étant le Napoléon Empereur, de
(jérard, toutes les effigies devaient s'y
rattacher, avant comme après, pour signi-
fier la transformation phvsique et l'évo-
lution mentale, pour concentrer le génie
dans la beauté, pour le faire pressentir,
grandir et décroître. Une telle vision
d'histoife — de religion bien plutôt —
devenait ainsi, non seulement la syn-
thèse de la plus étonnante fortune qu'ait
connue l'humanité, mais l'analyse des
formes essentielles que la beauté peut,
à tous les âges, prêter au génie. Un tel
dessein sort des habiiiielles formules au
point d'étonner; on pourrait se demander
s'il était réalisable, si l'on n'avait en
l'esprit, tels qu'ils apparaissaient dans
le salon de l'avenue d'Aniin ou de la rue
de Phalsbourg, tels qu'ils apparaissent à
présent dans la grande salle napoléo-
nienne de Prangins, ces bustes d'une
même venue, d'unart égal, d'une inspira-
tion constamment soutenue, qui forment
par leur ensemble un des plus inté-
ressants monuments qu'ait érigés à un
ancêtre la piété familiale.
A côté, l'on peut placer la statue que
le Prince Napoléon avait demandée à
M. Guillaume pour l'atrium desa maison
pcimpéienne, mais ce n'est point ici une
énumération d'ccuvres que l'on tente.
Rn un temps où, par l'influence néfaste
d'un homme de grand talent, la sculpture,
échappée des règles strictes qui imposent
l'immobilité et tolèrent à peine le geste
arrêté dans un rvthme ou surpris dans
une cadence, s'efforce au mouvement et
emplit les jardins d'êtres convulsionnés,
— en sorte qu'une exhibition de statues
modernes fait songer à un asile de fous
dénudés. — Guillaume garda, avec le
respect, la connaissance et la passion de
Mm» (htwmIwi.
son art, la compréhension exacte de ce (\\x\ le rend un art. des
lois cjui le régissent, dugoùl qui le dirige, de la phihi&ophic
oui l'illumine, et c'est pourquoi, tandis qu'on verra tomber
oans le mépris tant d'objets que la mode recommande et
que prône le snobisme, son œuvre, parce qu'elle fut clas-
sique, demeurera telle ; parce qu'elle eut le respect de la
beauté, en restera illuminée: parce qu'elle rechercha la cen-
sée, retiendra la gloire.
FRÉDÉRIC MASSON.
El'GENB tiUlLLAUMB. — stoxsiiivtn-ii daubot
iMm*it ém iMJttmt—trgt
ItOLDINl. — POUTHAiT DE MENZBt. — (GaUrîc nationale, Berlin^
{Avec Vautorisnlion de U. de TschudiJ
ADOLF VON MENZEL
±8±B-±90B)
'Allemagne a fait à Menzel i) de princicres
funérailles : sous la rotonde du Vieux
Musée, dans la demeure des anciens
maîtres auxquels la postérité le réunira,
celui qui, de son vivant, avait été comblé
3^^ de toutes les dignités — sénateur de l'Em-
pire, président d'honneur de l'Académie
de Berlin, membre associé de l'Institut de France et de la
Royal Academy de Londres, chamarré de croix, et, dis-
tinction plus rare, décoré, il y a six ans, de l'ordre de l'Aigle
Noir qui confère la noblesse — reçut les derniers hommages
de l'Empereur, des grands corps de l'État et des artistes alle-
mands. C'est, en effet, plus que l'annaliste du grand Frédéric et
delà maison de Prusse qui disparait; c'est un des foyers lumi-
neux de l'Allemagne qui s'éteint, le chef incontesté de l'école
nationale qui s'en va. Non pas chef au sens de conducteur :
Menzel, toute sa vie, travailla isolé, en dehors de tout grou-
pement artistique; mais chef au sens de maître souverain
dont l'ieuvre et l'exemple ont été si puissants que tous en
sont restés plus ou moins débiteurs : bloc de granit — tel que
l'a symbolisé Max Klinger dans sa gravure Hommage à
Menzel — posé sur les épaules de l'école allemande et dont
elle sentira toujours la domination; pierre fondamentale sur
laquelle elle a pu éditier des constructions moins chimé-
riques et plus solides.
Ce n'est pas que Menzel eût reçu en partage le don
suprême qui fait les génies créateurs : la révélation d'une
face ignorée de la Beauté, la faculté de l'évoquer aux hommes
en accents impérieux et troublants ; et sa mort ne fer-
mera aucun de ces horizons nouveaux et mystérieux que
nous faisaient entrevoir un Puvis ou un \\'atis; mais si « le
génie n'est qu'une longue patience», à qui ce mot peut-il mieux
s'appliquer, après Hokousaï, qu'à ce petit homme au masque
volontaire et obstiné qui n'a cessé, jusqu'à la dernière minute
de sa longue existence, d'étudier et d'apprendre, sans autre
maître que la nature et la vie, de s'intéresser à tous les
(l) Mort à Berlin le 9 février dernier, dans sa quatre-vingt-dixième année.
ADOLF VON MENZEL
Vlw:0 O'i^l't'l- ScA.IMr'l
MENZEL. — TABLE RONDE A SANS-SOUCI <l85o)
{Galerie nationale, Berlin)
LES ARTS
aspects, même les moindres, du monde extérieur, le scru-
tant dans tous ses détails, jamais satisfait, tendant sans trêve
à une plus grande perfection, et l'atteignant à force d'obscr-
vaiion pénétrante, de labeur acharné, d'incessant renouvel-
lement? Servi par des organes admirables — un œil possé-
dant, derrière les lunettes d'or, l'acuité, la précision, la
lidélité implacable d'un objectif de photographe; une main
(ou plutôt des mains, car la gauche rivalisait d'habileté
avec la droite) d'une prestesse et d'une souplesse incompa-
rables, — il a promené partout ses regards fureteurs et son
crayon : à la Cour, dans la rue, à la brasserie, dans la cam-
pagne, notant tout ce qu'il voyait, se donnant pour tâche
les problèmes les plus dissemblables, souvent les plus ardus,
et les résolvant tous avec un égal bonheur. Avec une.
extraordinaire faculté de se diversifier (qui, en même temps
que la largeur de la facture, le rend bien supérieur à Mcis-
sonicr, auquel, à tort, on l'a souvent comparé), il se montre,
comme Durer, séduit par tout, apte à rendre avec une égale
perfection, qu'on voudrait seulement moins impassible, les
choses les plus diverses : un uniforme de soldat, un intérieur
d'église, une cour de ferme, des lions, une forge, un escalier
délabré, des maçons au travail, une main tenant un éventail,
un chemin boisé, un coin d'aielier, un dormeur en wagon, un
torse antique, un noyé qu'on relire de l'eau, une scène de bou-
levard, un perroquet, un éléphant, un bal, une bataille..., tout,
en un mot, — excepté pourtant ce qui est du monde du senti-
ment, s'évade dans l'au delà son Jésus au viilieit des docteurs
n'est, malgré l'auréole autour de la tête de l'Enfant divin,
qu'une scène quelconque de la vie juive, d'un réalisme plus
absolu que tout ce que tenteront plus tard dans ce domaine
Munkacsy et Tissot], excepté aussi le mystère du charme
féminin. C'est « le Balzac du crayon », a dit de lui un des
critiques d'art les plus pénétrants de ce temps, artiste lui-
même, M. Jan Veth, et la comparaison ne laisse pas que
d'être assez juste : sinon par la hauteur et l'ampleur de sa
vision, du moins par sa curiosité universelle de la vie, la
variété de son observation, la force sereine de son exécution,
Menzel est digne de ce glorieux surnom.
Il a été par excellence le dessinateur captivé par l'infinie
variété du monde des formes, les aimant pour elles-mêmes,
et, suivant une voie logique, conduit à la peinture par le
dessin, condensant ses études dans des tableaux, au rebours
de la pratique habiiuelle qui fait de ceux-ci le but essen-
tiel, de celles-là le moyen accessoire. Il s'ensuit que les com-
positions peintes de Menzel n'ont pas l'accent persuasif de
ses dessins et de ses notations à l'aquarelle. L'artiste lui-
même ne se faisait pas d'illusions à cet égard. Aux visiteurs
qui lui demandaient à voir ses tableaux, il répondait de son
ton bourru : « Il n'y a rien ici. Si vous voulez de la peinture,
allez voir à la Nationalgalerie mon portrait par Roldini 1
C'est la meilleure chose qu'on ait faite d'après moi. »
Néanmoins, si les tableaux de Menzel trahissent plus ou
moins l'effort, ils se sauvent parla liberté de conception et la
franchise d'exécution : indépendant ici encore, soucieux
uniquement d'exactitude, il a été historien véridique, sans
emphase ni convention, ni académique ni romantique, ces
deux écueils de la peinture allemande d'hier... et d'au-
jourd'hui encore : comparez telle de ses scènes historiques, la
Table ronde à Sans-Souci ou le Frédéric JI jouant de la flûte,
si pleins de justesse et de mesure, à felle grande « machine »
de M. Anton von Werner, boursouflée et toute en formules.
•loignezy que la sincérité de son observation l'a conduit à
réaliser bien avant tout autre en Allemagne les recherches
modernes de lumière et de plein air : voyez l'étonnant
Intérieur, daté de 1845, que conserve la Nationalgalerie de
Berlin !
Enfin, sous son impulsion, a été renouvelé en Allemagne
l'art de la xylographie. C'est à juste titre que son pays peut
vénérer en lui celui qui, ayant été à la tête de tous les pro-
grès, est véritablement le père de l'école allemande moderne.
Adolf-F"riedrich-Erdmann Menzel éiait né le 8 décembre
181 5 àBreslau,où son père dirigeait un pensionnat de jeunes
filles. Quoique celui-ci ne se souciât guère de voir son fils
seconsncrer à l'art, la vocation était si forte chez l'enfant qu'à
quinze ans il triomphait de la résistance paternelle. Des por-
traits qu'il exécuta alors frappèrent tellement des amis de la
famille, que le père se décida même à quitter Breslau et à
venir à Berlin exploiter un matériel de lithographie dont son
fils devait être l'âme. Et voici le jeune Menzel occupé à dessi-
ner à la plume sur pierre les vignettes, programmes, cn-tétes
de factures, caries d'invitation, de souhaits, etc., commandés
à la maison paternelle. Dès ces premières oeuvres se remar-
que l'indépendance de l'artiste, formé tout seul, sans aucun
maître, sans autres modèles que les spectacles de la rue, les
eitampes aux devantures des marchands, les oeuvres des
musées, uniquement soucieux de vérité. Il déploie en outre,
dans ces petits travaux, des dons d'invention et de verve qui
les font vivement apprécier. Mais voici que, en i832. son
père meurt. Chargé désormais de subvenir seul à l'existence
de sa famille, le jeune homme trouve dans cette épreuve et
ces diflicultés un stimulant nouveau à redoubler d'applica-
tion et travaille jour et nuit. Il continue à faire pour l'insiiiut
lithographique de Sachseet C''^ce qu'il faisait chez son père:
étiquettes, menus, programmes, et y sème mille trouvailles
où la fantaisie s'allie à la vérité. Mais c'est un recueil publié
en 1834 chez Sachse : Kiinstlers Erdenwallen (Tribulations
d'un artiste), suite de onze lithographies inspirées par un
poème de Goethe, qui commence sa réputation : Schadow, le
le sévère directeur de l'Académie, en parla avec éloges. De
fait, tout Menzel est en germe dans ces petites scènes si justes
d'observation, si ingénieusement présentées : l'éclosion du
sentiment artistique se manifestant par des bonshommes dont
l'enfant couvre le plancher et qui lui attirent les remon-
trances paicrnclles; l'adolescent dessinant la nuit en cachette ;
son inaction, le jour, devant un travail rebutent; les moque-
ries des camarades; son évasion par la lucarne de sa man-
sarde; son application aux cours de l'.Académie; les soucis
d'argent ; l'apparition de l'amour sous la forme d'une jeune
fille entrevue à l'église; les châteaux en Espagne; puis la réa-
lité : le peintre obligé, pour nourrir les siens, de portraiturer
de hideux bourgeois; la mort prématurée; la gloire posthume.
Tous ces tableaux, que résume au-dessous une vignette allé-
gorique (c'est, détail significatif, une perruque qui symbolise
ces cours de l'Académie un moment suivis par l'artiste en
i833, puis vite abandonnés), sont pleins de naturel, de fraî-
cheur, d'ironie tempérée d'émotion.
Curieux de tous les procédés, Menzel s'essaie aussi à des
compositions au lavis sur pierre où les lumières sont obte-
nues au moyen du grattoir. Deux jolies scènes de genre: La
Liseuse Cl L'Antiquaire soniïes meilleures de ces productions.
LES ARTS
Enfin, de 1834 à i836, il dessine sur pierre, cette fois au
crayon, pour les Faits mémorables de l'histoire de Brande-
bourg et de Prusse édités chez Sachse, une suite de compo-
sitions dont l'absence de convention, le souci d'exactitude et la
vie étonnent, en regard des tableaux d'histoire alors en vogue,
où triomphent encore l'ordonnance classique, l'allégorie
pompeuse : Mcnzel leur préfère la seule vérité. Il est déjà un
isolé. Un artiste, il est vrai, doit toujours plus ou moins à ceux
Fhotù Gustave Schauer.
MENZEL, — LE PROMENEUR. — Gouache (1875)
qui l'ont précédé. La filiation de Menzei, cependant, est
assez difficile à établir. On peut bien lui découvrir une
parenté, en Allemagne, avec ces esprits de probité que furent
Holbein, Rauch, Schluter, Chodowiecki ; en réalité il n'a
qu'un maître : la nature. Venu à un moment où l'école
allemande se partage entre l'hellénisme et le romantisme,
il a la sagesse de s'en remettre au seul guide éternel.
Une tâche immense allait achever de le mettre en valeur
et de fonder définitivement sa réputation. En i83(), l'his-
torien Franz Kugler, chargé par les éditeurs Weber et
Lorck d'écrire, comme en pendant à VHistoire de Napo-
léon de Laurent illustrée par Horace Vcrnet, qui avait eu
un vif succès en Allemagne, une histoire populaire du
héros national, le Grand Frédéric, choisit Mcnzel comme
illustrateur. Alors commence pour le jeune artiste un travail
de tous les instants : désireux de reconstituer exactement
la vie de toute la société au xviu^ siècle, il ne cesse, avec
une conscience admirable, pendant trois ans, d'accumu-
ler les études et les recherches, amoncelant des milliers de
dessins préparatoires d'après les documents de l'époque, à
Potsdam et ailleurs, et il en tire une suite de quatre cents
illustrations qui, d'abord un peu tâtonnantes, influencées par
le souvenir de nos vignettes du xviii'= siècle et des dessins de
Raffet, deviennent de page en page, de volume en volume,
plus libres, plus animées, plus vives, plus hardies, et, sans
grandiloquence, par le seul prestige de la vérité et d'une
composition dramatique et nerveuse, aboutissent à une
évocation à ce point saisissante de l'histoire de Frédéric et
de son temps, qu'on la dirait due au plus observateur et au
plus psychologue des contemporains. Conçus avec une
entente admirable des noirs et des blancs, ces tableaux minus-
cules eurent la chance d'être traduits en perfection, avec
fidélité et souplesse, par des graveurs sur bois que dirigea
Menzei lui-même, et marquent le renouvellement de cet art
en Allemagne. Le succès en fut immense près des raffinés
comme près du public et répandit son nom dans toute l'Europe.
LES ARTS
Menzel devait encore aller plus haut dans rillustration des
Œuvres de Frédéric le Grand, commandée par le roi Fré-
déric-Guillaume IV et exécutée de 1843 à 184g. Oblis;é de
restreindre ses compositions à douze centimètres de largeur,
il se pique au jeu et, acceptant la difficulté comme une
gageure, s'amuse à déployer en quelques traits des paysages
immenses, à y faire évoluer des régiments eniiers. Il ne
manquera pas, d'ailleurs, lorsque plus ttrd, en 1882, le
libraire Wagner tirera de cet ouvrage et des Unijormes de
l'armée du Grand Frédéric (non mis d'abord dans le com-
merce) une édition de luxe accessible au public, de se railler
de la contrainte jadis imposée, en représentant en tète du
livre un petit génie enserré entre les deux branches d'un
compas, avec cette inscription : « /2 centimètres maximum.
Hic, hic salta! »
Les Uniformes de l'armée du Grand Frédéric, trente-deux
compositions, avec texte de Ed. Lange, publiées par l'édi-
eur de VHistoire de Frédéric qu'elles complétaient en
quelque sorte ^i 843-1 852), et Au temps du roi Frédéric,
douze portraits à micorps de Frédéric II et de ses généraux
(i85o-i855), édités chez Duncker, montrent à son apogée le
souci d'exactitude de Menzel (qui prit soin de dessiner
minutieusement chaque uniforme, chaque pièce de costume,
même les patrons avec les mesuresi et décèlent une maitrise
d'exécution de plus en plus grande. Elle s'accentue encore
dans les illustrations si savoureuses pour la comédie La
Cruche cassée de Heinrich von Kleist (1876-1877) et pour la
Germania de Scherr, où se trouve l'effigie la plus saisis-
sante que Menzel ait jamais donnée de Frédéric.
Ayant vécu si longtemps en compagnie du « vieux Friiz »,
Menzel devait être tenté de retracer en de plus vastes com-
positions quelques scènes principales de la vie de son héros.
Dès 1837, il s'était essayé à la peinture à l'huile avec un
épisode de mœurs xviis- siècle intitulé Le Conseil de famille.
puis, en i83y, avait peint une scène de tribunal assez mélo-
dramatique: « Audiatur et altéra pars. » Les tableaux qui
vont compléter son « cycle du Grand Frédéric •> sont bien
meilleurs. C'est, en 1849, Le Placet : le roi se promenant à
cheval dans la campagne et un couple de paysans se préparant
à l'aborder au détour du chemin; en i85o, la fameuse Table
ronde à Sans- Souci en ij5o, qui réunit autour de Frédéric,
avec des généraux et des hommes d'État, Voltaire, La Met-
trie et le marquis d'Argens, et où l'impression de causerie
légère entre gens d'esprit, de vie élégante et gaie dans la
splendeur du beau jour d'été dont la lumière entre par la
porte ouverte de la terrasse, est si admirablement rendue;
en i852, le non moins célèbre Concert de flûte (aujour-
d'hui, comme le tableau précédent, à la Nationalgalerie de
Berlin) : dans la salle de concert de Sans-Souci, sous la lueur
des lus'res, le monarque préludant sur la flûte, au milieu
de l'attention générale, dont Menzel a finement rendu les
nuances diverses sur le visage des auditeurs; en 1854, Fré-
déric le Grand en voyage promettant des secours aux popu-
lations ruinées par la guerre; en i856, Frédéric II et les
siens à Hochkirch (qui figura à l'Exposition universelle
de 1867), scène nocturne de bataille, éclairée par la lueur de
l'incendie et du feu des mousquets. « Ce fut un tableau difficile
à peindre, disait Menzel ; chaque fois que j'entendais le
tocsm la nuit, je courais à l'endroit du sinistre pour étudier
les effets de lumière de l'incendies); en 1857, VEntrevue
de Frédéric et de Joseph II à Neisse, puis deux tableaux
restés inachevés : le « Bonsoir. Messieurs ! » de Frédéric sur-
prenant les ofliciers autrichiens à Lissa, et l'Allocution
de Frédéric le Grand à ses généraux avant la bataille de
Leuthen.
Toutes ces oeuvres 'auxquelles il faut y ajouter quatre
gouaches ayant pour sujets des épisodes de la vie de Fré-
déric encore kronprinz à Rheinsberg) sont nourries, on le
sent, du suc d'une forte documentation, mais, au point de
vue de la facture, manquent un peu de solidité et n'ont pas
la séduisante spontanéité des illustrations précédemment
admirées.
L'histoire contemporaine, après cela, séduit cet esprit
amoureux d'observation directe, et Menzel retrace des épi-
sodes de l'histoire de Frédéric-Guillaume IV, puis du règne
de Guillaume I". De cette série, la toile capitale est le
Couronnement du roi Guillaume à Kœnigsberg, le /tV oc-
tobre 18H1 , immense tableau dont l'artiste, dans une lettre
fort intéressante où se peint son constant souci d'exactitude,
a raconté l'histoire depuis le jour de la commande, une
semaine avant l'événement, jusqu'à l'achèvement, le 16 dé-
cembre i865. Cette composition comprend plus d'une cen-
taine de portraits jiour la plupart desquels Menzel exécuta
des études préliminaires très achevées, au crayon, au pastel,
au lavis, à l'aquarelle, qui sont autant de merveilles et dépas-
sent encore en intérêt artistique le tableau lui-même. Son
accent de vérité, cependant (dont bien des dames et même,
parait-il, quelques hauts fonctionnaires se montrèrent peu
satisfaits), et son heureux effet de lumière et de coloration le
sauvent de l'ennui inhérent à ces grandes images officielles
et en font une œuvre remarquable où s'allient toutes les
recherches de Menzel. Plus prime-sautier et, par suite, plus
intéressant encore, malgré l'importance moindre de l'œuvre,
est le Départ du roi Guillaume pour l'armée, le 3i juillet
l'S'-o, où tout vit, respire, palpite.
Dès 1848, d'ailleurs, Menzel jetait sur la toile l'impres-
sion d'un semblable moment de vie nationale populaire avec
les Obsèques des victimes de la révolution de mars, et plus il
avance dans cette voie, plus il est lui-même. Aussi les tableaux
que lui inspirent les spectacles de la vie ambiante sont-ils
les meilleurs de son (i-uvre. Ses voyages à Paris, en i83 5
(quinze jours qu'il y passa en compagnie de son ami le peintre
Magnusetqui lui inspirèrent ce Souvenir du théâtre duGym-
nase, si juste d'observation et de couleur qu'on ne croirait
jamais à un tableau peint de mémoire l'année suivante . puis
en 1867 (où il visita l'Exposition universelle en compagnie
de Meissonier et de Stevens), et encore en 1868, en le
mettant en contact avec l'art français, eurent une influence
capitale et décisive sur l'achèvement de son évolution et
raffinement de sa vision et de son métier. Grisé par le mou-
vement, l'atmosphère subtile de Paris, il met une ardeur
infatigable à noter les divers aspects de la grande cité, pour
les résumer, une fois de retour à Berlin, dans des toiles
ou des gouaches frémissantes de mouvement et de lumière :
Après-midi au jardin des Tuileries, Un Lourde se/naine à
Paris. Souvenir du jardin du Luxembourg. Un Restaurant à
l'Exposition universelle, si étonnant comme rendu du four-
millement de la foule bariolée, et ce curieux tableau Au Jar-
din des Plantes, où la sensation de l'énorme et de l'étrange
est si bien mise en évidence. Il v met tous ses dons de
vériste impeccable, de peintre de plein-air juste observateur
des valeurs (tel que l'avaient déjà montré dès 1846 et 1847 le
Jardin du palais du prince Albrecht et le Chemin de Jer de
Berlin à Potsdam, puis, en i865, cette gouache aussi « impres-
sionniste » qu'un Liebermann : Enfants se baignant dans la
Saale), de coloriste amoureux des tons riches et vibrants.
De voyages en Tyrol, en Bavière et en Italie il avait
aussi rapportcet devait rapporter encore quantité de paysages
et de tableaux pittoresques où s'accuse particulièrement son
sens de la vie, de la lumière et de la couleur, la plupart
l'hoto Ginlave Sctitiuer.
MENZEL. — AU jAnnix des planies. — Coitaihe (I8C.3)
(Appartient à M. te consul général Ed.-L. Behrsns. à Hambourg
traités à l'aquarelle ou à la gouache avec une maîtrise de
facture incomparable. C'est la Vallée de Gastein, toute baignée
de vapeurs légères, avec son fin clocher au premier plan; la
Procession à Hof- Gastein, le Théâtre rustique à Ku/stein, le
Prêche en plein air à Knsen, merveille de sous-bois (i8ô5).
Dix minutes d'arrêt. Le Promeneur, les diverses scènes
notées aux eaux de Kissingcn, l'immense tableau, brossé avec
tant de liberté, La Pia^^a dell' Erbe à Vérone, toute grouil-
lante et vibrante de l'animation de son marché dans le plein
soleil (1884), etc.; puis ces intérieurs d'églises xviir siècle
pris à Ettal, à Munich, à Salzbourg, à Innsbruck, surtout
l'étonnant Maitreautel de l'église Saint-Pierre à Sal:{bourg,
où son pinceau rivalise de verve étourdissante avec les com-
plications intinies du décor rococo, les mille jeux de la
lumière parmi le fouillis des sculptures et sur les dorures;
là, plus qu'ailleurs, Menzel a donné la mesure de son
extraordinaire virtuosité.
Il se montre au contraire (et c'est ici qu'apparaissent son
intelligence et sa souplesse de grand artiste) simple et
ingénu, comme il fallait, dans une suite de quarante-trois
aquarelles gouachées groupées sou.s le titre : Album pour
enfants, exécutées pour son neveu et que la National-
galerie de Berlin a eu le bon goût d'acquérir. Sauf quel-
ques-unes, qui montrent des paysages quelconques, elles
représentent des coins du Jardin zoologique de Berlin pris
par leur côté le plus pittoresque, comme l'eut fait un Japonais,
et où les animaux sont rendus avec une sincérité et une
intuition qui arrivent à faire transparaître en ces images
leur âme obscure. Les onze aquarelles de cette suite qui
figuraient Télé dernier à Dùsseldorf étaient un des plus vifs
attraits de cette exposition d'ensemble : après les feux d'ar-
tifice de la série précédente et de la suivante, elles étaient
comme une oasis délicieuse de calme reposant.
Cette observation amusée et pénétrante de la nature,
Menzel la porte aussi dans les salons et à la Cour, et voici ces
gouaches ou peintures : Repos entre les danses (1870 , Cercle
(1879), Souper après le bal '^i8-g), Causerie (1884), Au bal
(1888), Sortie d'une fête de Coî/r (1889), etc., merveilles de
fine et narquoise vision, de métier pimpant et pétillant, ici
encore tout à fait adéquat au sujet, où cent détails saisis sur
!e vif montrent sans pitié sous les brillants dehors et les
mines guindées les mensonges, les tares et les ridicules, avec
une franchise qui fait de ces œuvres de véritables documents
psychologiques et sociaux.
ADOLF VON MENZEL
i5
Mais c'est dans la peinture de la vie quotidienne que se
manifeste avec le plus d'ampleur et de profondeur sa puis-
sance d'observation et de traduction. Rt-vélée déjà pleine-
ment dans les peintures inspirées par le séjour à Paris,
puis dans la gouache, si éloquente dans sa simplicité, Sur
la bâtisse fiSjS), cette puissance atteint dans le célèbre
tableau : Les Cyclopes modernes ou La Forge (1875, exposé
à Paris en 1878) à une grandeur épique. Cette composition
si heureusement ordonnée, où, dans la lueur des blocs de
métal incandescent, parmi les machines géantes aux rigides
armatures, se meut tout un peuple d'ouvriers, est, dans sa
synthèse vigoureuse et sa vérité, un des hymnes les plus
magnifiques qui aient jamais été chantés à la force et à
la noblesse du labeur humain. C'est le plus haut sommet
où Menzel soit parvenu en peinture.
Bien d'autres œuvres seraient encore à citer; il y aurait à
parler notamment des nombreux diplômes, adresses, pro-
grammes de fêtes et autres compositions du même genre
MENZEl^. — SOL'VBMR DU THKATRB DU OYMNASB (18Ô6)
i Appartient à M. A. Rothermund, Dresde f
commandés à l'artiste : toute sa fantaisie créatrice s'est
déployée sur ces vélins avec une fougue, un brio indescrip-
tibles ; il s'y joue, tel un gnome heureux, parmi les mille
détails amusants, les banderoles, les attributs, grisé de mou-
vement et de couleur, y faisant chatoyer (parfois un peu bru-
talement, il est vrai) les tons les plus éclatants.
Mais c'est surtout aux dessins qu'il faut revenir, en termi-
nant, pour comprendre et admirer le plein, le vrai génie de
Men/el. Ce sont des œuvres achevées de tous points. On
peut leur préférer les crayons, plus incisifs dans leur
sobriété, de notre Degas ^auquel l'apparcntaient cependant
son humeur caustique, ses trouvailles de « mots* à rem-
porte-pièce) ; on ne peut se défendre de les admirercommedes
créations parfaites. L'abandon, qui manque parfois dans
les peintures de Mcnzel, est ici complet ; l'homme et Tar-
tiste s'y montrent pris tout entiers parle spectacle du monde
et de la vie. s'y livrent sans réserve, serviteurs fidèles, incor-
ruptibles, de la seule vérité. L'école allemande tout entière
doit être reconnaissante à Menzel de cette fortifiante
leçon.
AUGUSTE M.\RGUILL1ER.
A. WILLETTE. — parck domine ..
LES SALONS DE 1905
Société nationale des Beaux=Arts
A Sociétéf nationale des Beaux -Arts devra
marquer d'une pierre blanche l'année i qoS.
Depuis longtemps elle ne nous avait offert
un tel ensemble d'œuvres sérieuses ou
charmantes où la diversité des tendances
laisse un plus libre jeu aux talents indivi-
duels. Un Salon qui contient des choses
d'éternelle beauté comme les créations de Rodin et de
Carrière, une toile décorative où s'exalte l'imagination puis-
sante et agile de Besnard, des poèmes délicieux de can-
deur comme ceux de Maurice Denis, la brillante peinture
de mœurs de L. Simon, l'Espagne pittoresque et âpre de
Cottet, et, sans sortir de France, les toiles délicates de
Ch. Guérin et de Milcendeau, de Maurice Lobre et de
Madame Lisbeth-Delvolvé, de R. Besnard et de B. Boutet
de Monvel, un tel Salon ne trahit pas une diminution
de vitalité. Il affirme, au contraire, que la sève circule
activement dans les branches; il annonce le renouveau,
non la décrépitude.
S'il me fallait définir d'un mot le sens de l'évolution
actuelle, je dirais que la raison tend à reprendre ses droits.
Les peintres-littérateurs, dramaturges et arrangeurs d'anec-
dotes, avaient tellement abusé de l'esprit, que l'on en vint
un jour, par réaction, à le proscrire de l'art. Peindre comme
une brute, être une force de la nature, devint vwi pro-
gramme et un mot d'ordre. On ne parla plus que de tem-
pérament, pâte et de patte. La "sensation pure prit sa
revanche sur le sentiment et sur l'idée, et le peintre, du
haut de sa technique, fut plein de mépris pour l'écrivain
qui pataugeait dans les termes spéciaux. Il fut décidé que
les Lettres expliquaient les Arts sans les comprendre. On
oubliait simplement que l'œuvre plastique est au même titre
qu'un poème et qu'une symphonie, l'expression d'une intel-
ligence émue et consciente : à ne considérer que les procé-
dés particuliers à chaque art, on perdit de vue l'unité fon-
cière de l'art. Ce mouvement réaliste ne fut pas inutile,
sans doute, pour déblayer le terrain. Il sera toujours bon de
rappeler que les plus fines intentions, les conceptions les
plus belles restent à l'état de lettre morte, si elles ne par-
viennent pas à se créer leur expression plastique. Ce qu'on
appelle instinct, don, génie, sensibilité visuelle, intuition
du caractère des formes, reste à la base de tout, fondement
indispensable d'une création viable. Mais qu'un artiste ne
puisse, par les moyens qui lui sont propres, manifester la
profondeur et la finesse de son esprit, c'est contre quoi pro-
testent les maîtres du passé, Giotto et Vinci, Raphaël et
Michel-Ange, Durer et Rembrandt. Ne confondons pas les
moyens avec la fin, rendons à l'idée ce qui appartient à
l'idée, affirmons que la dignité de l'art, comme celle de
l'homme, consiste d'abord à bien penser. L'art est une pen-
sée ordonnée qui se sert d'éléments empruntés à la nature
pour exprimer l'émotion ressentie et l'idée conçue par
un homme. Au fond de toute belle œuvre vous trouverez
un jugement ferme et fin, un principe rationnel, solide
armature que recouvre la grâce animée et charmante des
formes. La beauté n'est, en dernière analyse, qu'une logique
LES SALONS DE kjoS. — SOCIÉTÉ NATIONALE DES BEAUX-ARTS
«7
passionndc ; elle est la vérité rendue sensible au cœur par
l'intermédiaire des sens. Si la critique veiit être un juge-
ment raisonné, non une opinion sentimentale, elle doit
remonter jusqu'à ce principe interne.
Peut-on concevoir un artiste dont l'esprit resterait inactif
et dont la main seule travaillerait? S'il existe, il ne sera
jamais qu'un manœuvre; Mais l'être sensible, qui prend de
jour en jour une conscience plus entière et plus profonde de
i. BOLDINI. — PORTRAIT DE >!■• T. B...
LES ARTS
ses rapports avec le monde, avec ses semblables, mettra
tous les jours aussi dans son œuvre plus de vérité' et plus
d'émotion. C'est en ce sens que la vie lui enseigne l'art et
1. ZULOAGA. — LE TORKADOR « EL BL.NOLEUO
que son art résume la vie. Comment cette vie pourrait-elle
lui sembler vulgaire, puisqu'elle n'est que sa propre con-
science, son admiration et son amour projetés sur les êtres
et sur les choses? ReHété dans le
miroir ardent de son àme, tout
se transfigure, le vêtement gros-
sier se consume et les réalités
profondes apparaissent. Vulga-
rité n'est qii'apparence : si votre
regard est assez appuyé, votre
divination assez tendre pour re-
trouver sous l'écorce la dignité
humaine, la vérité générale et la
ressemblance avec vous-même,
des choses les plus ordinaires
vous ferez du sublime, comme
un Millet ou comme un Car-
rière.
Pourquoi le double portrait
exposé par ce grand artiste exerce-
t-il sur notre esprit une séduc-
tion si durable et si profonde?
Comment expliquer l'incantation
qui nous retient devant cette
œuvre dédaigneuse des agréments
superficiels, héroïque par la sim-
plicité des moyens? Quelle est
cette mystérieuse puissance d'un
art qui nous intéresse à des in-
connus, les fait plus vivants que
des vivants, les inscrit dans notre
souvenir en traits inetfaçables ?
Est-ce seulement la richesse de
l'harmonie, la plénitude du mo-
delé, la beauté des plans et la
souplesse des passages qui nous
enchantent? Si. dans la suite des
temps, j'en ai la certitude, on
doit dire la Mère et le Fils de
Carrière comme on dit la Fiancée
juive de Rembrandt, c'est sans
doute que l'artiste a pénétré
jusqu'à la vérité permanente et
générale, jusqu'à l'humanité
d'hier et de demain, et qu'en
nous parlant des autres il nous
a parlé de nous-mêmes. Cette
lemme âgée, robuste et saine, pla-
cidement installée dans la paix
confortable de l'intérieur où s'é-
coula sa vie, où son esprit régna,
dont les yeux clignotants ont tant
de finesse, la physionomie re-
posée tant de certitude, dont la
main presse doucement la main
de son fils déjà mûr, et lui, un
peu en arrière, rapproché d'elle,
la main droite relevée près des
lèvres, et poursuivant, dans la
sécurité du refuge et le calme
de l'heure, un rêve inquiet où
LES SALONS DE igoS. — SOCIÉTÉ NATIONALE DES BEAUX-ARTS
»9
en. COTTET. — AVI1.A (Espagne)
la douceur du présent se trouble des incertitudes de l'avenir,
n'est-ce pas l'image de nos destinées et l'admirable symbole
des forces qui incitent et modèrent la vie humaine? Du rap-
prochement de ces deux êtres, si fortement liés l'un à
l'autre par la simple pesée d'un geste, mieux liés encore
par l'unité et le mouvement visible de l'atmosphère qui.
Photo C)tv<iHr.
r.H. COTTET. — SALAVANqtlB (CATIlKnilALR)
20
LES ARTS
modelant prestigieusement la tête de l'homme, effleure ses
doigts replie's, rejoint les cheveux gris et le front de la mère,
Carrière a fait un prodigieux drame sans paroles. Ce drame
est celui de toute existence ; c'est le débat intérieur et muet
entre le respect tendre du passé et la sollicitation pressante
de l'avenir, entre la pérennité des traditions et l'appel impé-
rieux de la vie. Avec une force sûre et discrète, avec un tact
admirable, l'affection qui rapproche et la nécessité qui
sépare, le fatal essor qui emporte la couvée loin du nid, sont
dits et suggérés dans ce poème psychologique, le plus pathé-
tique et le plus complexe que Carrière ait écrit. Vérité
morale et vérité pittoresque ne font qu'un. La science du
peintre s'inféode à sa pensée qui pénètre la raison des
choses, et, par l'étude approfondie des individus, révèle la
logique immuable de la vie. Cette œuvre émouvante est
encore une œuvre exemplaire. Ce qui lui donne l'équilibre
et le nombre, le rythme et l'harmonie, c'est l'architecture
musicale des valeurs. Nul, de nos jours, n'a mieux compris,
mieux senti, mieux démontré que Carrière, qu'un tableau
se construit non sur des zones d'objets, mais sur des zones
de valeurs; que les choses doivent être définies et mises en
lumière selon leur proportion d'intérêt pour que, dans cet
ensemble ordonné, l'œil et l'esprit soient amenés logique-
ment à ce qui exprime par l'autorité d'une raison embellie
de passion.
Avec une esquisse peinte qui peut nous donner une idée
de l'ensemble, A. Besnard expose un fragment du plafond
destiné au Théâtre- Français. Ce panneau représente Apollon
et les vingt-quatre heures. Le dieu, sur son char, escalade
les hautenrs du ciel d'où ses rayons éclairent nos grands
poètes dramatiques. Il se détache sur un disque h\anc, foyer
pur des rayons primitifs, où le prisme se recompose; par-
tant de là, les ondes lumineuses tournoient en cercles con-
centriques; les jaunes, les orangés passent insensiblement
aux violets crépusculaires, aux bleus nocturnes dont s'assom-
brit le revers des nuages déferlant et rebondissant en volutes
immenses sous les pieds des chevaux divins. L'allégorie
traditionnelle se renouvelle et se transforme en un poème
cosmique dont les puissances primitives sont les éternels
acteurs : ces nuages, haussant de monstrueuses épaules,
semblent des Titans révoltés contre le souverain dispensa-
teur des clartés qui les discipline à sa loi et fait concourir
leurs sombres masses à son
triomphe. Dans ce conflit d'élé-
ments, la figure humaine est ré-
duite à un rôle secondaire ; les
heures élancées ou retombantes,
les heures dorées, les heures
roses, les heures rouges ou
mauves, qui volent parmi les
lueurs ou reposent sur les nuées,
sont comme des papillons de
jour ou de crépuscule empor-
tés dans le tourbillon orageux
des rayons et des ombres. Peut-
être l'artiste, en déterminant
l'échelle des grandeurs, n'a-t-il
pas assez tenu compte de la hau-
teur où sa toile sera placée; à
cette distance, les figures seront
des taches un peu minces dans
l'immensité de l'cther. L'objec-
tion tombe si l'on accepte
l'œuvre comme une cosmogonie
poétique racontant la lutte de la
Nuit et du Jour dans un magni-
fique paysage de ciel.
De l'esquisse peinte, où tout
ne me plait pas également, je
retiendrai le groupe par lequel
Besnard a symbolisé le Théâtre
d'une manière ingénieuse et pro-
fonde. Adam et Eve, au pied
de l'arbre, reçoivent des mains
du tentateur le fruit d'où sor-
tira, avec la science du bien et
du mal, la floraison touffue des
passions et des vices. Deux per-
sonnages écoulent les propos du
maître sophiste et de ses dupes
éternelles. La Comédie se rit de
la sottise, mère du ridicule; le
E. CARRIERE. — portraits
LES SALONS DE i<,<)5.
SOCIETE NATIONALE DES liEAUX-ARTS
31
poète tragique découvre un sens patht'tique à ces mômes
^propos. Le vice ei la passion sortent d'une même erreur
initiale ; l'odieux et le risible, le pitoyable et le grotesque ne
sont que deux aspects de même orgueil humain. Selon
l'esprit qui les envisage, Harpagon peut être terrible et
Ndron comique ; c'est ce que Tartiste a voulu dire sous
la forme de ce mythe chrétien, joliment tcinic' de plato-
nisme.
Je goûte infiniment les décors intimes délicatement
conçus et savamment ordonnés par Maurice Denis. Sous la
E. DINET. — LK rniNTEups des coit-ns
Ani lui 4 U. AUfà.
• \ja brsnch» el l«* bru «'«Btrclanal
au souffle du priattaip*. >
22
LES ARTS
lumière blonde dont les auréole une lampe posée à terre,
la Vierge presque enfant, endormie sur la paille près du
tout petit dont les bras repliés ont un geste si vrai, un vieux
Mage souriant et paterne, sur le pas de la porte par où
pénètre une bouffée de nuit et de ciel bleuâtre, la silhouette
de bronze vert d'un cheval et d'un page; à gauche, dans
la pénombre, saint Joseph , et tout au fond, un rappel
de lumière atténuée ; l'heureuse distribution des valeurs
Coptjright tU05 by 3. Béraud.
J. BERAUD. — LB DKFILK
d'ombre et de lumière donne à ce tableau une sonorité
voilée et profonde, fait de cette Adoration des Mages, le
plus naïf et le plus tendre des poèmes qu'ait chantés ce
beau conteur de légendes. Son mysticisme ingénu excelle à
dire le charme pur d'une enfance divine. J'aime, dans le Por-
trait de Madame de L... et de ses enfants, la Vierge et l'En-
fant, le paysage de la plus belle harmonie; j'aime moins les
figures modernes d'une naïveté trop voulue. Dans VHom-
mage à l'Enfant Jésus, la tiédeur de l'automne riant sur
la treille, dans le ciel apaisé et limpide, d'un bleu vert si
chantant et fleuri de .'nuages, accompagne la promenade de
l'Enfant bien sage que la Vierge et sainte Elisabeth adorent,
et que suit le regard émerveillé de trois fillettes. Un même
sentiment d'innocence pare cet autre- automne plus païen où
triomphe la tendre beauté de la chair épanouie comme les
grappes gonflées de sève qui pendent à la Treille d'or.
Dans cet art subtil et qui reste ingénu, les souvenirs du
passé s'harmonisent au sentiment présent de la vie. Maurice
Denis, qui est un peintre réfléchi, affirme son droit de mêler
ses émotions d'art à celles qui lui viennent de la nature; si
la place ne m'était comptée, j'aimerais à discuter une théorie
qui me semble fort juste sur certains points, fort aventurée
sur d'autres.
Avec deux scènes de moisson, fortes de dessin, justes de
couleur, le probe historien des travaux campagnards, Lher-
mitte, expose une œuvre plus imaginée, où son réalisme
délicat se relève de tendresse lyrique. Le Christ est descendu
C/;e;j les humbles. Dans un intérieur misérable, à l'heure qui
groupe jeunes et vieux autour du maigre repas, où le père,
attardé à l'ouvrage, rentre portant un marmot dans ses bras,
LES SALONS DE irjoS. — SOCIÉTÉ NATIONALE DES BEAUX-ARTS
23
il est apparu, comme venu de l'au-delà, indécis et flottant
dans sa robe blanche, messager de consolation et de paix
pour les pauvres gens que sa main levée s'apprête à bénir.
Je me hâte de dire que Lhermitte n'a jamais crée de per-
sonnages plus vrais, mieux observés,
mieux sentis, plus typiques et plus soli-
dement peints. Et je n'ai pas d'objection
de principe contre cette manière d'in-
terpréter l'Evangile en le mêlant à des
figures d'aujourd'hui. Allemands, Fla-
mands, Hollandais, l'ont fait jadis de
façon fort touchante ; plus récemment,
l'Allemand Uhde l'a tenté, non sans
succès. Il y aurait fort à dire sur la
différence des époques ou des milieux,
et sur les conditions nécessaires pour
qu'une telle interprétation soit parfaite-
ment sincère et convaincante. La pre-
mière, c'est que la composition s'ex-
plique d'elle-même, c'est qu'elle garde,
dans l'idéal, la vraisemblance et la
logique de la vie. Il faut, en pareille
matière, que le rapport de l'humain au
divin soit établi clairement. Dès qu'il
parait, le Christ doit ramener à lui tous
les sentiments; il doit être le foyer
d'attraction, le centre autour duquel
tout s'ordonne. Or ici, plastiqucment
et moralement, il est la figure la plus
faible. La raison de sa présence reste
indécise, son lien avec les autres per-
sonnages mal déterminé. Vient-il
prendre part, comme Jupiter chez
Baucis, au repas de ses humbles hôtes?
Va-t-il s'évanouir brusquement comme
il est venu? Pourquoi la mère, qui
allaite, est-elle si peu émue de sa pré-
sence? L'homme le salue, les enfants
éprouvent devant lui gêne ou curiosité,
comme devant un personnage de la
ville. Et, comme eux, nous ne savons
trop que penser. L'action reste flottante,
parce que l'idée est inconsistante. Le
mysticisme, pas plus que le lyrisme, ne
se commande ni ne s'improvise. C'est
une forme d'émotion qui s'impose. Je
crois que l'artiste a eu tort de traduire
sous forme concrète un sentiment qui
devait rester intérieur. Que n"a-t-il
représenté, sans fiction mal expliquée,
la forte résignation, l'union des cœurs,
la sainteté du travail et de la famille?
Que n'a-t-il fait apparaître comme un
reflet, sur le visage de ces braves gens,
l'invisible présence de celui qui a dii
que partout où se réuniraient des
hommes de bonne volonté il serait avec
^ r. \
Je ne suis pas moins embarrassé
devant le grand panneau décoratif de
M. Roll, les Joies de la vie. L'œuvre
est tumultueuse et me déconcerte par
sa logique capricantc. A gauche, un
A. DE LA GANDARA. — portrait dk ji-« o,.
LES ARTS
large chemin contourne un bassin d'où jaillit un jet d'eau ;
des cavaliers en habit rouge galopent sur cette route qui
mène à la colonnade brisée d'un temple; au delà s'estompent,
dans la brume irisée des architectures grecques ou byzan-
tines (antiquité, vie moderne et sports?); à droite, un artiste
étreint les genoux d'une statue d'or, des ouvriers charrient
des pierres, des peintres décorent un portique; on aperçoit
le portail d'une cathédrale gothique. Ces éléments disparates
sont rassemblés au hasard, sans que l'on saisisse la pensée
qui les unit ou le rythme sensible qui les relie. Reste que cela
est brossé avec une belle fougue. D'autres expliqueront sans
doute mieux que moi l'énigme que l'artiste nous pose.
La Lorraine protectrice des Arts et des Sciences, plafond
destiné à la préfecture de Meurthe-et-Moselle, fait le plus
grand honneur à M. Priant. Les personnes qui meublent
le bas de la toile ne me plaisent guère, mais les figures
volantes sont d'une invention originale, d'un dessin souple
et fort, d'une couleur qui, sans être très riche, est fort har-
monieuse. Je constate avec plaisir un réel épanouissement
dans le talent d'un artiste qui a tendance à faire trop menu.
La Joie de vivre, panneau décoratif de M. Prouvé, est
animée d'une vie étrange. Sous l'action de la sève printa-
nière, les figures sont emportées dans un tourbillon. Les
gestes s'exaltent, les attitudes s'exagèrent. Les couleurs
mêmes ne se contiennent plus et chantent à lue-tète ; trop
de violets et d'orangés ; trop de colorations extérieures; pas
assez d'harmonie réelle.
Sur une ter/asse méridionale, au-devant d'un paysage
d'eaux bleues et de rochers violets, M. Auburtin fait défiler
deux Nymphes dansantes et dresse le torse d'un Centaure
barbu comme le dieu Pan et qui joue de la cornemuse.
M. Auburiin a le sens délicat des rythmes; il renouvelle
heureusement le symbolisme naturel de l'antiquité; mais ne
craint-il pas que le torse démesuré de son homme-cheval
n'entraine le corps de la bête?
M. Lucien Simon nous ramène en pleine réalité avec sa
Soirée dans un Atelier. Depuis
longtemps, cet esprit fin et vigou-
reux n'avait produit une auvre
aussi franche, aussi piquante d'ettèt,
aussi vraie de couleur, aussi juste
d'expression morale. A la sobriété
nerveuse, à la propriété des termes,
qui sont les qualités propres de
M. Simon, s'ajoute cette fois une
vivacité plus fleurie d'impression.
Les personnages se groupent très
naiurellement avec le laisser-aller
d'une réunion d'amis. On recon-
naît la ligure pensive et fine de
Desvallières, le profil décidé et
flaireur de Coitet, la rondeur pai-
sible de René Ménard. Les femmes
sont charmantes de grâce simple,
affable, bien française. Celle qui
est vue de dos, en trois quarts
perdu, dans sa robe gris lumineux
aux demi-teintes rosâtres, est par-
faite de vérité et d'allure ; la
fillette blonde, au premier plan, la
femme assise à droite, avec son
corsage nué d'aurore, sa jupe aux
^^ reflets lilas et mauves ; surtout la
^^_j, ' . blonde aux cheveux d'or pâle, à la
^[^^■■■■^fl robe bleu clair qui est le sourire de
^^^^^^^^1 1 la toile, tout cela forme une ara-
^^^^^1 besque de tons clairs et chan-
^^^^H tants, soutenue par des valeurs
^^1 plus sombres. Et l'artiste a bien
'I rendu l'atmosphère de cordialité
fine et d'aménité intelligente qui
plane sur cette heureuse soirée.
L'œuvre, enlevée avec verve, con-
duite par une volonté sûre, qui
saisit l'esprit des choses sans
appuyer, desarmerait la critique
s'il ne restait quelques sécheresses
dans le modelé, et dans le coloris
des sonorités un peu grêles. Je
Coi>'jn(jht t90j btj Manzi, Jot/ant ^ Co.
L. CniALIVA, — LE VENT (UEROÊRE)
LES SALONS DE i(jo5.
SOCIETE NATIONALE DES BEAUX-ARTS
23
signalerai aussi une k'gcrc erreur de composiiion. Si, sur la
paroi du fond, l'artisic avait mis une note sombre à la
place du lableau clair qui est au centre, il aurait mieux
ramasse et relié les forces de son tableau, qui prendrait ainsi
plus d'unité et
de charme mu-
sical.
Inlidèle pour
une fois à ses
Bretons, Cottet
a rapporté
d'Iîspagne des
(t u V r e s du
plus vigoureux
accent. Ces
paysages de
villes ont une
grandeur héroï-
que, une saveur
âpre et sauvage.
La facture en est
un peu lourde,
ils semblent
presque plus
sculptés que
peints ; mais ils
évoquent forte-
ment le carac-
tère d'une con-
trée et l'âme
d'une race. Tout
prend un aspect
de rigidité sé-
pulcrale. L'é-
motion d'his-
toire s'ajoute à
l'impression de
nature. Tantôt
sur un ciel
brouillé, tantôt
sur un ciel de
turquoise, la
cathédrale de
Ségovie dresse
ses murs et ses
tours, sa masse
calcinée et tor-
ride, parfois
rougeoyante au
soleilcouchani,
écrasant la cité
gisante à ses
pieds. Cein-
turée par ses
rcmpuns, Avila
semble uns.' nO-
cropoie sur sa
colline aux tons
morts, aux gris
éteints, aux
rousseurs fau-
M>>« L. C. BRESU^C. — l'isiaoe dahs la olaci
vcs; à peine si, hors des murs, quelques bâtiments réveillent
de leurs blancheurs neuves cet aspect funéraire. Tout est
morne, étouffé, pesant, dans ces paysages de pierre qu'ha-
bite l'âme du passé et qui font songer au vers de Hugo :
" Sur les froids
Espagnols mu-
rés dans leurs
maisons. » Ce
n'est qu'une
part de la vérité,
mais une part
bien fortement
saisie.
Quelques
fantaisistes :
Willette expose
le Parce Do-
mine, qui fut le
plus bel orne-
ment du Chat
Noir. J'en ai
parlé longue-
ment jadis et ne
veux pas me ré-
péter. Je dirai
seulement que
celte toile con-
tenait en puis-
sance tout le
talent de Wil-
lette, qui est un
des plus char-
mants poètes,
undesplusforts
dessinateurs de
ce temps, un
vraipetit-maiire
que la postérité
n'oubliera pas.
Jean Vebcr
conte très plai-
samment, pour
les ftetiis et les
grands enfants,
l'histoire de
l'oiseau bleu et
de la méchante
Truitonne. Son
ironie me sem-
ble appuyer un
peu trop dans
le Casino de
frontière : il
est peintre de
mœurs et pein-
tre dans le Pe-
sage. Par une
toile d'observa-
tion pénétrante
et spirituelle
commcle Dè/ilè
26
LES ARTS
Jean Béraud nous fait penser que s'il avait toujours auiant
le souci de bien peindre que de bien voir, il pourrait éire le
Jan Stecn de la come'die parisienne. Les fantaisies amou-
reuses de La Touche, l'Alerte^ la Bourrasque, la Petite
Marquise, sont toujours enlevées avec une chaude verve,
dans un mouvement endiablé.
M. Dinet s'est-il fait musulman comme BonncvalPIl
connaît les mœurs et les légendes de l'Islam comme s'il
avait appris à lire dans le Coran. Tristesses, le Prin-
temps des Cœurs, sont des toiles très expressives, qui
nous font retrouver l'humanité sous le voile exotique. Le
Malin est de plus une très délicate étude de lumière.
L'Orient de M. Aublet, moins fortement caractérisé, est
d'une vérité aimable. Courtois est un savant peintre de nus.
Son tableau, Daphnis et Chloé, soulève quelques objections,
.le ne puis reconnaître en cette fillette sentimentale et
souffreteuse l'héroïne innocente et saine de Longus.
Parmi les portraits, quelques-uns seulement sont con-
struits comme des tableaux et présentent un intérêt plus
général que la ressemblance du modèle. Dagnan-Bouveret
expose un très fin portrait de Jeune Vénitienne. G. Du-
bufe a peint avec une simplicité gracieuse, dans la manière
élégante et fleurie du xviii= siècle, les Portraits de Madame
et Mademoiselle D.., M. R. Woog a mis une réelle pénétra-
P. LAGARDE. — SOIR UE guerre
tion psychologique, une rare souplesse de métier, dans
celui de Madame J. C... Mademoiselle Delasalle a de la
vigueur dans le Portrait de J. Adlcr, et M. Weerts de
l'exactitude dans ceux de personnages connus. MM. Sain et
Rosset-Granger se montrent amis des vérités aimables dans
les effigies de Madame **' et de Mademoiselle Renée Du
Minil. Deux portraits de Gervex, son portrait par lui-même
et celui de Madame S..., seront également appréciés pour
la souplesse de la facture et la finesse de la vision. Carolus-
Duran, qui se montre aussi Jeune que jamais dans sa toile
de Volupté, est plein d'autorité en deux portraits de femme.
Caro-Delvaille, beau peintre, artiste intelligent et sensible,
dans le Portrait de Mademoiselle Jeanne Rolly, énergique
et pénétrant dans une effigie d'homme, plus maniéré dans
celle de Madame Rostand, parait indécis et flottant dans une
idylle antique. Septembre. Une grande délicatesse de vision,
une grâce fine et déjà sûre en certaines parties, distinguent
les œuvres de M. Robert Besnard, Portrait de Madame
G. L... et la Tasse de thé, oia la nature morte est un mor-
ceau achevé.
Voici les peintres de mœ'urs, ceux qui racontent nos
habitudes d'esprit, des nuances neuves de sentiments ou les
aspects extérieurs de la vie moderne. Jeanniot est un des
plus pénétrants avec la Musique, Saglio délicatement intime
avec le Divan. Morisset décrit, d'un pinceau qui a des
fraîcheurs un peu molles, le repos du Modèle, la plage
LES SALONS DE i(jo5. — SOCIÉTÉ NATIONALE DES BEAUX-ARTS
W.-G. DE GLEHN. — portrait de m"»' cvinness
28
LFS ARTS
blonde de Trouville ou l'animation d'un Bal. Milcendeau
revient à sa Vendée avec une palette enrichie, un goût des
tons étofTés et des harmonies profondes. Le Repas de
paysans (intérieur maraicliin) est une peinture forte et opu-
lente. Lebasque, avec un portrait vigoureux, un peu triste,
expose des œuvres inégales, parmi lesquelles je distingue
des Débardeurs, d'une sensation visuelle singulièrement
juste et fine. Hochard, qui sait bien la province, groupe
plaisamment les Musiciens du chef-lieu sous l'œil des auto-
rités municipales. Avec des études d'enfants, qui sont de tout
point charmantes, Guiguet expose un Portrait déjeune
fille un peu fluet de modelé. Delachaux a des intérieurs bien
recLicillis, bien enveloppés et d'une jolie simplicité de senti-
ment.
Ch. Guérin s'est déjà fait sa place. J'ai, dès longtemps,
signalé ses interprétations personnelles et poétiques de la
(."/ii/Wj*! imrt h:j Bmmi, Clémenl ^ Co
DAGNAN-BOUVERET. — a la fontaine
nature. U Allégorie, la Toilette, sont les productions libres
et charmantes d'un talent original.
Le Canadien Morrice me parait si francisé que je le
range parmi les nôtres. Pour la franchise et la fermeté du
ton, la riciiesse de l'harmonie, la Corrida, le Cirque, sont
de pures merveilles. Le Qjiai des Grands- Augustins, par un
temps de neige, est une chose faite de rien et délicieuse de
valeurs chantantes.
La plupart des peintres étrangers gardent une saveur de
terroir et ne renient pas leur origine. L'Espagne de Zuloaga
ne sera pas confondue avec une autre. Prise en son carac-
tère le plus étrange, en ses types les plus marqués, elle attire
par l'évidence un peu crue de la ressemblance autant que
par la crâne virtuosité du métier. Mes Cousines, le Toréador
tragi-comique, le Maire de Torquemada , sont de fortes
étuJes réalistes du plus vif accent local. Le Portrait
équestre du roi d'Espagne, par
M. Casas, estune des bonnestoiles
du Salon. Malgré certaines fai-
blesses, mollesse du paysage qui,
tout en restant vaste et nu pou-
vait être mieux écrit, modelé trop
mince du cheval, l'œuvre est char-
mante et d'une extrême distinction.
L'allure aristocratique du jeune
roi, sa pose relevée et fière, sou-
plement liée à la monture, la
figure si bien dans l'air, l'arran-
gement heureux du plaid et le
coloris délicieux dans les notes
sourdes, tout cela fait penser au
grand goût sobre et royal du
maître des maîtres. Velasquez
comme W h i s 1 1 e r auraient
approuvé, j'imagine, l'élégance
hautaine de la silhouette, le mo-
delé juste et succinct, la physio-
nomie si bien écrite, sans insis-
tance; eussent-ils autant aimé
l'étrier luisant comme un miroir
à alouettes ?
L'Angleterre nous apporte, à
son ordinaire, ses portraitistes
distingués, qui sont aussi de beaux
peintres. L'Ecossais Guthrie
expose un bon portrait de fillette,
d'une peinture sobre, généreuse,
d'un art cordial. Lavery, après sa
symphonie de blancs, un peu
creuse, de l'an dernier, donne une
symphonie de noirs, plus nourrie.
Austen Brown, avec des qualités
de coloriste, n'a pas toujours un
m.odelé très sûr. De Glehn a un
bon portrait, physionomie très
vivante, peinture fluide. L'Amé-
ricain Sargent expose un portrait
de grande allure, la Duchesse
de G..., se promenant dans un
parc; grand et beau dessin, coloris
un peu vif à mon gré. Deux petites
3o
LES ARTS
toiles, d'un joli suniimcni, d'un niclicr souple et distingue,
Consolation et Portrait (esquisse), feront connaître le nom
de Madame B. How. On remarquera les toiles de Maurer,
fortes de couleur et piquantes d'effet.
La Suisse, profondément religieuse et piétiste, est repré-
sentée par une grande toile de M. Burnand, la Voie doulou-
reuse, œuvre vigoureusement peinte, mais d'une manière
trop égale et qui exprime manifestement la conviction d'un
homme, l.a Convalescente, les portraits d'enfants, si vivants
de regards, si nuancés d'expression, de Mademoiselle Bres-
lau, montrent un art sensitif et nerveu.x, une sûreté et une
souplesse d'exécution.
Et voici, d'une femme encore, des portraits admirable-
ment sentis, écrits sans insistance, dans une matière fluide
et légère qui laisse transparaître l'esprit des modèles; des
portraits exquis de féminité, non sans parenté avec ceux de
Bcnhe Morizot : les portraits de Mademoiselle Olga Boz-
CopijrOjhl VM'i, bij J,-,\. Miiriiier.
nauska. L'œuvre d'un peintre russe, Moussatof, m'a frappé
par une expression de mélancolie douce et plaintive; Au
Bassin est une toile un peu grande, un peu vide, mais har-
monieuse et d'un sentiment très pénétrant.
Les peintres belges sont les hôtes toujours bienvenus de
la Société nationale. Bœrison manque cette année à l'appel.
Mais Versiraete, Gilsoul, Barvvolf, Van Cauvelacrt, Claus,
sont présents avec de bonnes toiles. Buyssc a de très
fins paysages, et surtout cette Matinée de septembre, une
voile qui palpite dans un matin violet et gris traversé de
lueurs argentées; des modulations fluides et errantes. Bas-
tien et Wagemans exposent des portraits robustes et fins :
l'un le Peintre Albert Pinot, l'autre le Poète Fallcii. L'ap-
port de l'Italie est intéressant; on n'oubliera ni le Por-
trait de M. W..., ni deux portraits de femme où se joue la
verve de Boldini, ni les paysages animés de figures par
Chialiva, Surprise et le Vent.
Parmi les paysagistes, les uns
sont plus soumis au réel, les
autres le transforment au gré
d'une émotion lyrique. René
Ménard n'a jamais voulu croire
que le grand Pan soit mort. La
nature est pour lui le jardin
enchante de la mythologie, un
Parc ordonné par un Apollon-
Lc Notre, suivant l'eurythmie
chère au.\ Hellènes, pour le plai-
sir des yeux et de l'esprit. Les
Nymphes y sont chez elles dans
l'apaisement des beaux soirs ou
dans l'allégresse des matins. Les
masses de feuillages sont caden-
cées comme de belles strophes,
les monts sont les temples de
Zeus et chantent la gloire de
l'éther omniprésent. Plus familier,
noble encore, Dauchez aime aussi
les grandes courbes calmes des
collines et des rivières, baignées
d'une atmosphère limpide. Dans
la Grand'route,i\ rend avec force
l'éclat aveuglant de certaines jour-
nées où la clarté diffuse, à travers
l'ouate des nuages, blesse les
yeux. Dans cette forme de pavsagc,
qui est une confidence de l'esprit
autant qu'une description, l'in-
Huence de Cazin est persistante.
F;n exposant quelques-unes de ses
toiles, la Société nationale a
rendu justice à cet artiste délicat
et profond dont l'œuvre aurait du
être réunie, après sa mort, à
l'Ecole des Beaux-Arts. 11 ne me
reste que la place de citer les cré-
puscules de Meslé, parés de halos
lumineux; les harmonies calmes
de Moullé, les buées matinales
de Costeau, les marines mouve-
mentées de Gillot et les marines
J.-A. MUI^NIER. — LE lïKTOUR DE L*ENFANT PRODIOUB
LES SALONS DE i<i(>5. — SOCIÉTÉ NATIONALE DES BEAUX-ARTS
calmes de Stengelin. celles de Dauphin et celles de Cheva-
lier; les paysages de Braquaval, de Prunier, de l^rins, de
Chudant, de Gasperi, de Le Pan de Ligny et dcDavid-Nillet,
de Le Sidaner et des Duhem. Les paysages de Raffaelli
annoncent un renouvellement, un tMargissement de sa
manière.
Il faudrait des pages pour dire comme il convient la
beau tt; des œuvres qu'expose l^odin ; ce Buste de M.Cuillauiiie,
si large et si précis, si concentré d'expression, d'une si belle
ciselure, et ces deux corps de femme, d'une ampleur souve-
raine, si émouvants, si reliés par la palpitation de leurs
formes à la vie universelle, qui sont la théologie de la sculp-
ture, qui sont la sculpture même.
Deux bronzes, un Mineur, un buste de Philosaplic,
représentent l'art puissant et délicat de Constantin Meunier,
le maître belge qui vient de mourir. Un autre statuaire
beige, Ilombaux, expose un groupe en plaire, Eilles de
Satan, très heureux de composition et modelé par un pctit-
Hls de Rubens. Adam et Eve, de Bartholomé, est une œuvre
sévère, d'une noblesse un peu lourde, mais raOinée de pen-
sée et de sentiment, ['n masque de bronze de Bourdelle,
Pallas Atliéné, est une chose d'une fierté, d'une pureté
exquise. Les portraits d'enfants de L. Schnegg et ses sta-
lueiies de femmes sont d'un art délicatement amoureux; et
la Saplio de Michel-Malherbe a la plénitude et la souplesse.
C'est encore une leuvrc de prix que la Ecmmc à l'arc de
Desbois; mais pourquoi les extrémités sotit-cllcs si lâches et
sf lourdes quand l'action du corps est si nerveusement
exprimée ? pourquoi la vie languit-elle là où elle devrait
s'exalter ? Pierre Roche prouve qu'on peut avoir de l'esprit
sans cesser d'être sculpteur; son idée n'est pas serve de la
matière, mais ne s'impose pas indiscrciemcnt ; elle crée
l'expression plastique. Il expose un portique où les Sept
Péchés capitaux sont Hgurés en bas-relief d'une facture
grasse, agile et souple, en symboles peut-cire un peu trop
faciles; au centre, il place une tôte fine, nerveuse et souf-
frante, les veux fermés et les lèvres serrées, et se bouchant
les oreilles : pour échapper au mal, il ne faut rien voir, rien
dire, rien entendre. Peut-être cette défense toute passive
est-elle insuffisante? En tout cas l'idée ingénieuse est bien
finement exprimée. Et voici des bustes remarquables : celui
de Mademoiselle D. C... par Devillez, si fin, si personnel;
le buste de Madame C..., par Jean-René Carrière, qui s'im
pose par la belle distribution des volumes; le buste de
Madame Jacques-Marie, par C. Lefèvre, et celui de Ma-
dame Carrioso, par Marcel-Jacques; celui d'//i/<i/éfr/, par
Gras, et la Tète de vieux philosophe, par Halou. Autour
d'un vase de marbre, Injalbert, avec sa verve savante, en-
roule un Satyre et des Nymphes. Mademoiselle de Frume-
rie fait rire aux éclats trois commères en un groupe très
vivant qu'elle appelle le Grain de sel.
MAURICE HAMEL.
II.-W. MESDAG. — LS UATI.X (DROIILLAIID)
XRIBUME DKS ARXS
Le Retable du Parlement de Paris
L'impartialité nous fait encore un devoir d'insérer, telle qu'elle nous parvient, la réponse suivante
enniite le débat comme définitivement clos.
Depuis que la revue les Arts a ouvert la
discussion sur le Retable du Parlement, les
conservateurs du Musée du Louvre ont dé-
placé le Retable. Ils Font mis entre deux
œuvres importantes de Jean Fouquet : le por-
trait de Juvénal des Ursins et le portrait du
Très-Victorieux Roy de France Charles Sep-
lième. En outre, depuis un mois environ,
deux miniatures de Jean Fouquet ont été pla-
cées, dans une vitrine, au-dessous du Retable.
Dans l'une de ces miniatures (celle qui est à
f;auche dans la vitrinei, le roi Charles VII,
vêtu de bleu et monté sur un cheval gris-
blanc, rentre dans un palais que je crois être
le Louvre, c'est-à-dire dans son palais, en
face lequel est la tour de Nesle, sur l'autre
côté du fleuve. Le Roi remet son épée au
fourreau : un pauvre l'aborde pour lui deman-
der l'aumône, mains jointes. Le Roi le laisse
approcher. Une partie de l'escorte royale a
déjà passé ; l'autre suit. Au-dessous de cette
scène, on voit deux anges véius de rouge.
L'ange de gauche lient une banderole sur
laquelle on lit une phrase latine, signiliant :
Heureux celui qui n'a fait tort à personne
( . . . qui niilli nocuit/.
L'ange de droite tient une banderole sur
laquelle on lit :
Heureux celui qui donne secours à tous
(... qui cunctis providit) .
Au milieu : une lettre ornée O et un cœur
ardent suspendu au-dessus de deux branches
croisées l'une sur l'autre et de deux bouquets
de roses.
Au bas, en lettres d'or : Maisire Estienne
Chevalier.
La miniature placée à droite dans la vi-
trine est celle qui représente le Roi en rouge,
sur un cheval blanc tout caparaçonné d'or. Il
y a, derrière lui, cinq cavaliers dont l'un tient
la lance royale. A droite, un château royal.
Sur le premier plan, cinq gardeuses de bre-
bis, dont deux sont debout. L'une des femmes
debout file une quenouille, l'rès d'elles, six
moutons.
Ces miniatures ont été placées là, je pense,
pour servir de point de comparaison. Celui
qui les a peintes a peint aussi le Juvénal des
Ursins aux mains jointes, devant un pupiire
bien caractéristique, et que l'on retrouve,
absolument semblable, dans la Vierge au Do-
nateur.
Si les conservateurs du Louvre voulaient
bien, pendant quelques semaines, replacer
cette Vierge au Donateur (autrefois placée
dans le Salon Carré) dans la salle des Fou-
quet et permettre qu'elle puisse être examinée
et comparée au Juvénal des Ursins, je remer-
cierais le Musée du Louvre de vouloir bien
permettre cette comparaison, sans laquelle il
est difficile de se faire une opinion motivée.
En attendant, la revue les Arts, ,ayant
déclaré que les rêveries étaient permises à
propos de ce tableau, continuons à dis-
cuter :
J'ai dit que le roi représenté à la droite
du Père éiait Charles VII, roi de France, en
même temps qu'était aussi roi de France
Henri V d'Angleterre.
J'ai dit que le contraste était voulu par
l'auteur du tableau entre le roi de France
Charles VII, esseniiellement pacifique, et
l'autre roi qui lui est opposé, le roi anglo-
français, essentiellement guerrier et guerrier
très cruel.
Continuons l'examen des détails qui peu-
vent nous éclairer à ce sujet :
Le roi de France (à la droite du Père), que
j'affirme êire Charles VII, tient, dans sa main
droite, un sceptre, symbole de douceur paci-
fique. Ce sceptre, bien reconnaissable, parce
que le peintre l'a peint fidèlement d'après na-
ture, comme tout le reste du tableau, est le
sceptre des rois de France, que le Musée du
Louvre possède encore aujourd'hui, qui est
exposé dans la Galerie d'Apollon, et qui est
catalogué dans une vitrine de cette galerie.
Ce sceptre emblématique est parfaitement
reconnaissable sur le tableau du Retable du
Parlement de Paris. 11 est de forme spéciale
et orné de pierreries encore aujourd'hui exis-
tantes, d'une rare grosseur, et qu'on ne peut
confondre avec d'autres. Ces pierreries sont :
rubis, émeraude. et perle au sommet du
sceptre dans le tableau : le Retable du Parle-
ment).
Or le sceptre en question est catalogué,
dans la vitrine de la Galerie d'Apollon, comme
objet d'orfèvrerie du xiv= siècle.
Comment donc, si ce sceptre a été fabriqué
au xiv>= siècle, serait-il dans la main d'un saint
Louis ? Au contraire, dans la main droite
d'un Charles VI F, il est très bien à sa place.
Je remarque seulement que, dans le Re-
table du Parlement de Paris, le sceptre du roi
de France, datant, dit l'étiquette du Louvre,
du xiv= siècle, est surmonté d'une pierre
blanche, une grosse perle, pierre qui se
répète sur la couronne royale qui ceint le
front du Charles VII. Cette couronne est
ornée de fleurs de lis d'or surmontées de
perles ; chaque fleur de lis est surmontée
d'une perle.
J'en conclus qu'au temps de Charles VII,
le sceptre des rois de France n'avait pas en-
core, à son extrémité, la figure emblématique
d'un roi assis qui l'orne aujourd'hui. Cette
statuette a dû être surajoutée. A quelle épo-
que? C'est aux orfèvres de le dire. J'attends
leur avis sur ce point important.
Quant au sceptre que nous voyons aujour-
d'hui (sauf la statuette d'or de roi assis dans
un trône qui le surmonte), il est parfaitement
reconnaissable en ses parties essentielles.
L'auteur du Retable l'a peint exactement tel
(sauf la statuette d'or) que nous le voyons
aujourd'hui. On j revoit l'un des gros rubis
qui l'ornent encore.
Voilà pour le roi de France Charles VII,
celui qui est debout à la droite du Père, por-
tant au côté l'aumônière de velours bleu,
ornée de fleurs de lis d'or et de sept perles
blanches.
Au contraire, le roi debout à la gauche du
de M. Amédée Pigeon; mais nous considérerons
N. D. L. R.
Père (roi anglo-français selon moi) a, dans la
main droite, un glaive anglais bien reconnais-
sable tant à sa forme qu'à la pierre jaune, une
grosse topaze, qui est incrustée dans le pom-
meau de ce glaive. Ce glaive fait partie de la
collection des armures anglaises et a été gravé
avec sa topaze, bien reconnaissable. J'en ai
vu la reproduction en couleurs dans l'un des
recueils anglais de la Bibliothèque nationale,
grâce à l'obligeance de M. Bouchot et de
M. P. -A. Lemoisne, qui m'ont communiqué
le recueil deSioihard. C'est là que se trouve le
glaive en question.
Je ne pense pas que cette démonstration
par des faits, que tous sont en mesure de con-
tredire, si le cœur leur en dit, puisse être trai-
tée de rêverie.
Qui rêve en cette matière ?
Serait-ce ceux qui, avant donné à un
tableau d'importance capitale pour l'histoire
française, une mauvaise attribution quant aux
personnages représentés, la maintiennent avec
obstination et contre toute vraisemblance, ou
celui qui, ayant contrôlé ce que chacun peut
contrôler à son tour, est arrivé à une attribu-
tion plus exacte et a eu le courage de le dire ?
Je prie l'impartiale revue les Arts de me
donner son avis, si elle en a un, à ce sujet.
Quant à la Vierge au Donateur, voici ce
que j'en puis dire encore :
On a remarqué fort justement que « le
Donateur » prie dans un oratoire ou chapelle
qui est du plus pur style roman.
L'architecture de la chapelle pourra, je
crois, servir un jour à identifier la ville qui se
voit dans le fond du paysage.
Les histoires de Charles Vli disent qu'en
1441, Charles VII fit un voyage en Guvcnne
pour battre les .\nglais, qui assiégeaient Tar-
las ; qu'en 1442, le Roi soumit Marmande et
la Réole en Bazadois.
Ne serait-ce pas l'une de ces villes qui
serait là représentée, ou est-ce Lyon, comme
on l'a dit déjà ?
Le Donateur est, pour moi, très certaine-
ment Charles VII. La meilleure raison que je
puisse donner de cette attribution, c'est que le
très grand personnage peint dans ce tableau,
à genoux, les mains jointes, ressemble beau-
coup et au Charles VII encore jeune du Retable
du Parlement et au Très-Victorieux Roi de
France Charles Septième, qui est pour moi
une image du roi déjà vieux et usé, tandis que
le Donateur serait le roi Charles VII en
pleine force et en pleine santé, c'est-à-dire
précisément vers 1441 ou 1442, en ces années
de succès.
Le portrait fut-il fait dans quelqu'une de
ces villes du Midi Tartas, Marmande ou la
Réole en Bazadois ? Fut-il fait à Lyon, et
dans la vieille église de Fourvières? Où le
peintre le peignit-il ? Je l'ignore.
Je prie ceux qui connaissent bien ces di-
verses villes, et leur aspect vu d'une hauteur,
d'examiner très sérieusement la question. Des
hauteurs de Lyon, par un temps très clair, on
aperçoit la chaîne des montagnes blanches du
Dauphiné.
TRIBUNE DES ARTS
33
Une chaîne de montagnes hlaiiclies est
très visible au fond du tableau.
Des trois tableaux en possession du Louvre
qui me semblent devoir être attribues à Fou-
quet Jean), le premier serait le Retable du
Parlement de Paris (peint vers l'an 1439), le
second serait la Vierge au Donateur, repré-
sentant Charles VII en pleine force, vers 1441
ou 1442; le troisième serait le portrait si
célèbre du Très-Victorieux Roy Charles Sep-
tième (vers 1450).
Cette question m"a paru intéressante,
d'abord pour les historiens français, à qui il
ne peut pas être indirt'érent que Jean Fou-
quet ait peint, par trois fois au moins, le roi
Charles VII.
Elle ne doit pas être indilférenie non plus,
me scmble-t-il, à ceux qui, ayant en estime le
très grand peintre de portraits Jean Fouquct,
trouveraient, dans ces trois œuvres, des points
de comparaison utiles.
Personne de ceux qui ont étudié Jean
b'ouquet n'a mis en doute qu'il ait illustré
la Bible de Charles Vil et les Anliquitcs de
Jo.séphe (1).
Après avoir exécuté ces remarquables
œuvres de miniaturiste, Jean Fouquet se serait
attaqué, dans la Vierge au Donateur, à la
représentation du roi de France lui-même, du
roi déjà victorieux et dans toute sa force.
C'est après avoir exercé son a'il à peindre les
minutieuses et larges images de la Bible et du
Josèphe que Jean Fouquet, devenu un peintre
d'une puissance peu comtnune, aurait exécuté
ce merveilleux portrait du roi Charles Vil, à
la l'ois minutieux et large, et ces mains
royales admirables que je vois dans la Vierge
au Donateur du Musée du Louvre.
Ce tableau, peint, dans ma pensée, pour
un connaisseur en peinture, serait presque le
chef-d'œuvre de Jean Fouquet, s'il ne fallait
aussi nommer chcf-d'(i;uvre (c'était l'avis de
Fantin-Latouri, l'admirable portrait du Roi,
coiffé d'un chapeau bleu, qui s'appelle le
Très-Victorieux Roy de France Charles Sep-
tième.
J'ai voulu appeler sur ces trois <euvres,
entre lesquelles je vois une parenté, l'attention
de tous ceux qui s'intéressent à l'art, afin que
l'on m'aidât à débrouiller le problème.
J'ai même été heureu.x de voir qu'un des
grands connaisseurs de toute l'œuvre de Jean
Fouquet ne m'a pas donné tort, et serait
même, m'a-t-il dit, assez porté à me donner
raison.
Je conclus donc que la question est tou-
jours intéressante, qu'elle mérite une discus-
sion exempte de passion, et j'attends les argu-
ments qui me prouveront péremptoirement
que j'ai tort.
Quant au roi placé à la gauche du Père
dans le Retable, roi en qui je vois un roi
anglais (alors que d'autres y retrouvent soit
(2harlemagne,soit Sigismond, empereur d'Al-
lemagne), voici les raisons qui me font penser
que c'est Henri V d'.\ngleterre :
Le glaive qui est nu dans la main du roi,
tenant de l'autre main un globe, est anglais,
de même que la cuirasse qui rhabille, sous le
manteau bleu, est anglaise. J'ai retrouvé le
(l> M. lloucliol .iJmct en principo que Jean Fouquet eux JiHc-
rcnics manières de peinJre, puisqu'il a trouve de notables dilTé-
rences de facture enire les portraits de Juvcnal des Ursins
(portrnits avec fond doré cl arm?» symboliques ; les ours des
Ursinsi et le portrait sévère et dune si' grande mailris-, portrait
sur fond vert, du Ires- Victorieux Roy de Krance Charles Sep-
tième. '
glaive et la cuirasse : le glaive dans Stothard
(Bibliothèque nationale. Cabinet des Estam-
pes), la cuirasse dans la série des portraits des
rois anglais.
Voilà pour les preuves matérielles.
Quant aux preuves morales, les voici :
Shakespeare, très bien renseigné, à mon avis,
et très fidèle historien, a, dafis son Henri V,
dépeint un personnage absolument semblable,
de tous points, à celui du Retable.
Ni « le peu tentant visage », ce visage qui
effraye les dames quand le Roi leur fait la
cour, ni le cérémonial, ni le globe dans la
main du Roi, ni l'homme qui parle de con-
quérir une dame au cheval fondu ou en sau-
tant en selle avec son armure sur le dos, ni le
sentiment qu'a Henri V d'être un fléau, Shake-
speare n'a rien omis dans son portrait du
célèbre personnage qui se plaisait à ravager la
« fertile France ».
Je retrouve la même préoccupation d'exac-
titude dans le personnage presque terrible
que nous montre le Retable; on l'y voit en-
touré d'ossements de morts, de sang répandu
à terre, de bourreaux occupés à supplicier un
condamné.
On me dit que l'évêque habillé de vert et
tenant dans ses mains sa tète, qui avoisine le
personnage royal, est saint Denis, qu'on re-
trouve dans le paysage une architecture de
Coiistaniinople. Admettons que ce person-
nage vêtu de vert soit saint Denis.
Précisément, le Henri V de Shakespeare
parle (acte V, scène 11), de saint Denys et de
saint Georges. Il propose à Catherine de faire
avec lui un enfant qui ira à Constaniinople et
tirera le Turc par la barbe. « Cet enfant sera,
dit-il, moitié Français, moitié Anglais. »
Le terrible personnage du Retable me
paraît ressembler au Henri V tel que l'a revu
dans sa pensée et tel que l'a dépeint Shake-
speare.
Sur ce point encore, je conserve ma con-
viction, qui me semble très proche de la vé-
rité, attendant que de meilleures raisons me
persuadent. Celles de mes contradicteurs, je
l'avoue, ne m'ont pas encore convaincu.
AMÉDÉE PIGEON.
MoNsiRi R LE Directeur,
Un long voyage en Russie ne m'a permis
que tout récemment de prendre connaissance
de l'article de M. Claude Dullot paru en mars,
en réponse à mon étude sur le Retable du Parle-
ment de Paris. Vous me permettrez de négliger
les allusions désormais trop fréquentes à la
tiare de Saïiapharnès, comme si les Conser-
vateurs du Louvre seuls, à l'exclusion des
Académies intéressées et des autres savants
de France, avaient été partisans de l'acquisi-
tion, ou comme si, seuls, ces fonctionnaires
étaient coupables d'erreurs que ne connaî-
traient ni les magistrats, ni les ingénieurs, ni
les otliciers de marine, dont les fautes sont
pourtant plus graves ou plus coûteuses. Je ne
suivrai pas non plus votre collaborateur dans
sa dissertation sur le droit de revendication
que la loi donne à l'Etat, cela me parait être
tout à fait en dehors de la question. Est-il bien
nécessaire de discuter les conditions de sécu-
rité et de conservation des objets exposés au
Louvre? Nous sommes tous unanimes à de-
mander qu'elles soient accrues, et il me serait
trop facile, d'autre part, d'oppo.^cr à une taba-
tière volée, les scandales du musée de Lille, les
méfaits de celui de Cacn, relevés par M. F.
Engerand, les incendies de ccu.x de Verdun et
de Bordeaux, les vols des musses de Lyon, de
Rouen et de Nimes, etc.. sans parler des ventes
illégales d'objets appartenant à des municipa-
lités; mais cela n'avancerait pas beaucoup la
discussion.
Il est cependant deux points sur lesquels je
. voudrais répondre à M. Duflot, et où je ne
î puis renoncer à mes conclusions :
j Si le retable avait été bien exposé au Palais
j de Justice, à portée de la vue, et des objectifs
photographiques, peut-être en eût-on demandé
le prêt à une exposition pour faciliter les
rapprochements, les comparaisons, l'étude,
comme on a demandé la communication pro-
visoire de tableaux à des musées ou à des col-
lections très libéralement accessibles; maison
aurait sans doute renvoyé le tableau à sa place,
non parce que la Cour en était propriétaire,
puisque, n'étant pas personnalité civile, elle
ne peut posséder, et que l'œuvre appartient
indubitablement à l'État, mais parce que, étant
là convenablement exposée, il n'y avait pas
plus lieu d'intervenir que. par exemple, pour le
tableau de Pcrugin de l'église Saini-Gervais
ou le Watteau de Saint-Médard à Paris. La
très mauvaise place qu'on lui avait assignée à
la Première Chambre, l'impossibilité de pou-
voir l'étudier, l'examiner, le photographier
môme, ont été pour beaucoup dans les récla-
mations en faveur du Louvre où il avait été,
ne l'oublions pas, autrefois déjà exposé. Pour
faciliter l'étude de notre histoire, il a été rap-
proché de peintures du même temps et du même
pays. On peut le voir aujourd'hui aussi bien
; que possible et des milliers de personnes le
contemplent de près chaque jour: si vraiment
ceux qui regrettent son départ du Palais de
Justice savent l'apprécier et le comprendre, ils
ne peuvent qu'applaudir à sa mise en valeur.
En outre, M. Duflot nous cite un exemple
, vieux de quarante-cinq ans. où des monuments
célèbres ont été défendus en province contre
leur départ pour l'étranger. C'est là un senti-
ment très louable dont votre correspondant
aurait pu, sans trop de peine, trouver peut-être
des exemples moins anciens. Encore ne se-
raient-ils qu'assez exceptionnels : trop défaits
prouvent l'indifférence coupable des munici-
! palités ou des fabriques pour les «cuvres d'an,
mobilières ou immobilières, confiées à leurs
soins. Faut-il citer les remparts d'Avignon,
les alignements de Karnack, détruits systéma-
tiquement, les ventes clandestines empêchées
par hasard dubaiser de paixdeNicc.de la Picia
de Nantua.de l'armure du musée de Draguignan
et tant d'au très aliénai ions scandaleuses dont les
dossiers encombrent les carions des bureaux
des monuments historiques? Lalisteest longue
et navrante, et chaque jour on signale de nou-
veaux méfaiis semblables!
L'inventaire des richesses d'art de la France,
si malencontreusement négligé, devait donner
des éclaircissements précis et arrêter ce gas-
i pillage; on semble, par un projet de loi. vou-
loir se soucier de cette question. Elle mérite,
certes, qu'on l'éiudic!...
Mais j'ai déjà bien abusé de votre patience.
Veuillez agréer, je vous prie. Monsieur le Di-
recteur, l'expression de mes seniimenis très
distingués.
JE.\N GLIFFREY.
Diii'ehiir : M. M V\ZI
Imprimoric M.\:ni, Jotast & C». A»«lrr««.
Lie limmt : Ci. BLONDIS.
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SIR TH. LAWRENCE. — portrait dk sir thomas bkll
Exposition de VArt anglais à Bagatelle. — Collection de Camille Groult
Un Musée à Bagatelle
ARis possède depuis peu de jours une magni-
fîqLie promesse de musde.
Il semble qu'il y ait contradiction entre
ces mots : posséder une promesse ; mais
il est, vraiment, des promesses que l'on
possède plus que d'autres : celles qui ont
reçu un commencement d'exécuiion ; etsi ce n'est pasposséder
un musée proprement dit que d'être possesscurde deux palais
situés dans un cadre merveilleux et propres à faire un musée
charmant, puis, de deux œuvres d'art d'une grande valeur,
amorce des collections futures, enfin d'espérances justifiées
par certains précédents et d'un fort ingénieux système pour
ajouter beaucoup de trésors à cet engageant commencement,
c'est du moins tenir quelque chose de mieux qu'un billet à
La Châtre et, dans la circonstance, si ce n'est pas encore
tout à fait un « tiens », c'est déjà beaucoup mieux que deux
« tu l'auras ».
Déjà un résuliat important est acquis : Bagatelle est
sauvée d'une destination aniiariistique, ou du morcellement
que la spéculation pouvait lui infliger. Lorsque la Ville de
Paris acquit le domaine illustré par les noms du comte
d'Ariois, de lord Hcrtford et de sir Richard Wallacc, quelques
conseillers, et en tête M. Paul Escudier, soutinrent cette
thèse contre des collègues un peu bien utilitaires, que, dans
une ville comme la nôtre, la beauté est dans plus d'une occa-
sion Futilité suprême. Ils eurent gain de cause, grâce à la
louable ardeur qu'ils dépensèrent au service de cette cause
de désintéressement et d'idéal.
Restait à trouver l'affectation de Bagatelle, et, étant don-
nées la valeur et la séduction de l'écrin, ce n'était pas chose
commode que de découvrir le bijou approprié. Heureuse-
ment, à Paris, si les idées sont lentes à prendre parfois, elles
sont promptes à naître, et un projet très artistique, très ori-
ginal et riche en beaux espoirs, vint fort à propos tirer les
esprits d'embarras. Le projet émanait d'un grand collection-
neur, d un homme de beaucoup de finesse et de passion,
d'un amateur ardent qui est célèbre et qui mérite de l'être,
qui, se dissimulant (plutôt mal) derrière le titre d' « un Pari-
sien de Paris », exige qu'on ne le nomme pas, mais est
nommé si bien par tout le monde qu'enfreindre sa volonté
serait superflu.
Ce grand amoureux de l'art français et anglais du
xvni= siècle a su conquérir, par quantités et qualités surpre-
nantes, des Watteau, alors que le Louvre, sans l'apport pro-
videntiel de La Caze, en posséderait tout juste un seul, et des
Turner, tandis que l'on croyait qu'en dehors des grands
musées anglais, il n'en était plus au monde. Gainsborough
et Boucher, Romney et Fragonard, Constable et Hubert
Robert, voisinent chez lui superbement et, depuis longteiTips,
ont réalisé d'une façon idéale le problème de 1' « entente »
cordiale. Que dire enfin, il est tout à fait de la famille des
grands collectionneurs français d'autrefois, et il leur res-
semble par l'opulence et par l'intarissable bonne humeur,
féconde en anecdotes, en traiis imprévus et en bons mots.
Le « groupe d'amateurs et de Parisiens de Paris » qu'il
forma en vue de la création du futur musée de Bagatelle et
qui comprend déjà comme membres M. Félix Doistau et
M. Camille Groult (notez que je n'ai pas dit que c'est de ce
dernier qu'il s'agit), imagina donc et proposa à la Ville de
Paris le système suivant qui fut approuvé et accepté avec
enthousiasme, ce dont personne ne s'étonnera.
De grands collectionneurs prêteraient, pour remplir le
pavillon du comte d'Artois et celui du marquis d'Heriford,
les chefs-d'œuvre de leurs galeries, de façon à former de
radieuses, de sensationnelles expositions temporaires. La
Ville de Paris percevrait les entrées et avec le produit achète-
rait successivement des œuvres d'art (en l'espèce et dans l'es-
prit du « Parisien de Paris », il s'agirait exclusivement de
chefs-d'œuvre de l'Ecole anglaise) et, à mesure qu'une
œuvre deviendrait la propriété du futur musée, elle pren-
drait la place d'une de celles qui auraient été si libérale-
ment prêtées. Plus tard, il serait plus que probable que,
gagnés par la glorieuse contagion de l'exemple, d'autres
Mécènes ne se contenteraient pas de prêter, mais que, comme
Duiuit pour le Petit Palais, ils seraient séduits par l'idée
d'assurer à ce qui fit la passion et la joie de leur vie, le cadre
enchanteur de Bagatelle, si approprié aux plus délicates
jouissances de l'art.
Tel était le projet, et les chances de le voir aboutir ont été
jugées si certaines que la municipalité et le Préfet de la Seine,
M. de Selves, toujours ouvert aux belles idées artistiques, le
ratifièrent immédiatement, et que, pour entrée de jeu, nous
avons eu l'exposition de cinquante des plus précieuses toiles
de l'École anglaise que possède M..., le « Parisien de Paris »
enfin, et que, pour ne pas demeurer en reste de libéralité
avec cet anonyme, un autre anonyme encore (étant anonyme,
c'est peut-être le même), a offert au musée une œuvre
magique de Turner, la Vue du Pont-Neuf, que l'on avait
encore, par une étrange coïncidence, admirée quelques jours
auparavant chez M. Camille Groult.
Cette exposition qui d'emblée a remporté un grand suc-
cès, fut marquée aussi par l'acquisition d'une autre œuvre de
l'École anglaise, le Portrait de Mrs. Forsler par Lawrence,
morceau d'une riche couleur et d'un beau caractère que l'on
verra reproduit ici. Enfin l'on publia des chiffres relatifs aux
recettes des premiers jours qui donnent tout lieu d'espérer
que la série des conquêtes et des surprises n'est pas close.
Les visiteurs de l'exposition des maîtres anglais reçurent
à l'entrée un l'ac-similé parfaitement exécuté d'une fort
curieuse lettre de Géricault débordant d'une légitime admi-
ration à l'égard de l'École anglaise et indiquant , avec
Horace Vernet pour prétexte, le profit que l'École française
pouvait tirer de l'étude de sa voisine. Mais si d'autres témoi-
gnages que celui de Géricault étaient encore utiles, on pour-
rait ajouter celui, éclatant entre tous, de Delacroix.
Celui-ci fut positivement hanté par les maîtres anglais. Il
UN MUSÉE A BAGATELLE
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HOPPNER. — PORTRAIT
Exposition de l'Art anglais à Bagatelle. — Collection de M. Camille Groult
LES ARTS
parlait toujours avec un nouvel enthousiasme du « ravissant d'une manière incroyable à fréquenter ce luron-là », et pour
Gainsborougli » ; il disait de Bonington « qu'il avait gagné un des plus grands de tous, d'un robuste et simple et varié,
TH. GAINSEOROUGH. — le menace
Exposition de l'Art anglais à Bagatelle, — Collection de M, Camille Groult
et étincelant poète de la nature, il laissait échapper cette N'est-elle pas à citer aussi cette enthousiaste lettre de Dela-
éloquente exclamation : « Ce Constable me fait grand bien ! » croix à Théophile Silvestre : « Constable, homme admirable,
UN MUSEE A BAGATELLE
HOPPNKR. PORTRAIT
Exposilion de l'Art anglais à Bagatelle. — Collection de M. Camille Groult
LES ARTS
est une des gloires de l'École anglaise. Je vous en ai déjà
parlé, et de l'impression qu'il m'avait produite au moment
où Je peignais le Massacre de Scio. Lui et Turner sont de
véritables réformateurs. Ils sont sortis de l'ornière des pay-
sagistes anciens. » Et avec quelle vive sympathie il parle
de Grand, de Leslie, de Williie, et- de l'école préraphaélite
naissante, de sa « bonne foi, de son sentiment de vérité réel
et tout à fait local ». Enfin, ce petit portrait en trois lignes
lorsqu'il apprend la mort de Turner, portrait qui fera, s'il
ne le connait déjà, la joie de l'amateur passionné qui a
acheté les lunettes de l'auteur d'Ulysse raUlcitit Polyphcme,
et jusqu'au garde-boue sur lequel, à l'entrée de sa maison,
il grattait ses chaussures distraitement, pendant d'inter-
minables minutes, ne pouvant pendant ce temps détacher
son regard des miraculeuses fantasmagories du ciel londo-
nien : « Je me rappelle avoir reçu Turner chez moi une
seule fois, quand je demeurais au quai Voltaire; il me fît une
médiocre impression ; il avait l'air d'un fermier anglais :
habit noir assez grossier, gros souliers et mine dure et
froide. » Turner chez Delacroix!...
Mais nous ne saurions entreprendre ici une apologie de
l'École anglaise pendant que les œuvres exposées à Bagatelle
parlent si éloquemment pour elle, et qu'elles achèvent une
démonstration commencée par les diverses expositions de
chez Sedelmeyer, démonstration à laquelle le Louvre a
malheureusement peu contribué. C'est justement pour
combler cette lacune que notre musée laisse encore trop
large, malgré l'acquisition de certains bons morceaux et
d'autres beaucoup moins
heureux (on devine assez
desquels je veux parler), que
le musée anglais de Baga-
telle viendrait fort à propos.
11 formerait la contre-
partie, ou plus exactement
la correspondance avec le
merveilleux musée qu'est
la collection Wallace, et
ainsi l'œuvre entreprise
serait harmonieuse à tous
les points de vue.
En effet, on a regretté
tout d'abord et on avait
hélas de bonnes raisons
pour cela, que la maladresse
administrative et, il faut le
dire aussi, un accès intem-
pestivement frondeur du
public parisien, ait détourné
naguère Sir Richard Wal-
lace de donner à Paris les
chefs-d'œuvre de l'art fran-
çais qui rayonnent à Man-
chester Square. Mais, tout
compte fait, c'est pour nous
une privation devenue glo-
SIR TH. LAWRENCE — mrs. fohster
Exposition de l'Art anglais à Bagatelle
rieuse, car c'est une des plus belles conquêtes que l'art et la
pensée de France aient jamais faites que l'implantation au
cœur même de Londres, des Watteau et des Fragonard que
l'on sait.
Toutefois, pour que les choses soient complètes, il serait
bon que, de même que nos maîtres triomphent à Londres, les
maîtres anglais resplendissent à Paris; c'est en cela que la
pensée du... groupe d'amateurs parisiens est spiriuielle et
noble, et qu'il faut souhaiter sa réalisation prompte. Est-ce
impossible ? Sans doute, à première vue, cela parait extrême-
ment difficile. A supposer que le musée de Bagatelle s'enri-
chisse, comme cette année, de deux ou trois œuvres par
saison, cela ferait encore longtemps avant qu'il fût véritable-
ment un musée. Puis, les belles œuvres de l'École anglaise
sont devenues, sinon introuvables, du moins hors des prix
abordables pour un État ; il n'est plus que les particuliers
milliardaires qui les puissent conquérir, et ils ne les laissent
point échapper, en étant des plus friands... Sans doute, nous
savons tout cela, mais ce sont les arguments des sceptiques
et des découragés, c'est-à-dire de ceux précisément en dehors
de qui s'accomplissent infailliblement les belles tâches,
quand elles ont, comme celle-ci, leur nécessité.
Même en matière d'École anglaise, le précepte : « Cher-
chez et vous trouverez » peut encore trouver d'heureuses
applications. Puis il est des générosités sur lesquelles on
peut compter, d'autant plus qu'elles sont inaccessibles à
toute autre considération que la générosité elle-même.
Nous assistions avant l'ouverture de Bagatelle à une bien
curieuse conversation sur ce
propos, entre un conseiller
que je crois avoir nommé et
un collectionneur que je
crois n'avoir pas nommé. Le
premier faisait un siège en
règle et s'efforçait d'arracher
la promesse que, si libéral
qu'on etjt été, on le serait
davantage encore. Et il
faisait valoir que la Ville
donnerait à la salle ou au
musée, le nom de celui qui
aurait rempli ce musée ou
cette salle, des œuvres
qu'on y allait admirer.
L'amateur poussa un véri-
table rugissement : « Si je
savais qu'on donnât mon
nom à une salle où j'aurais
laissé des œuvres que je
possède, j'aimerais mieux
qu'elles fussent brûlées... à
ma mort I » Nous ne savons
dans quel sens il faut inter-
préter cette parole, mais
nous affirmons que le geste
qui l'accompagna fut beau.
LES ARTS
TH. (iAIN'SBOROUGII. — ceoriu: mi
Exposition de l'An anglais à Bagatelle, — Colleetion de M. Camille Groult
Nous ne voulons pas même tenter ici une description des
œuvres exposées à Bagatelle, car ce serait tronquer la mono-
graphie qui s'impose d'une collection considérable. Au
reste, quelques-uns des plus beaux morceaux sont reproduits
ici : les ravissants Portraits de Femmes d'Hoppner; le por-
trait de Sir Thomas Bell, de Lawrence; la charmante scène
dans un jardin, le Menasse, où Gainsborough à la fois
rappelle et fait oublier Hogarth ; deux des prestigieux
Turner, une Vue de Venise, et cette Ancient Italy, qui
provoqua naguère, exposé chez Sedelmeyer, de bien
curieuses polémiques, oubliées aujourd'hui devant la splen-
deur de celte peinture, etc., etc.
UN MUSEE A BAGATELLE
Les portraits de Reynolds, de Gainsborough, d'Hoppner,
sont tous de premier ordre, et si Constabic est relativement
peu représente-, « ce grand Constabie ■>, qui faisait « tant de
bien « à Delacroix, comme le musc'e de Bagatelle n'est pas à
la veille de fermer, et comme d'autres surprises se produi-
ront sans doute, maintenantquc lasérieacommencé.on peut,
au lieu de formuler un regret, escompter de nouvelles joies.
ARSKNE ALEXANDRE.
HOPPN'En — POBTUMT
HxposUicn dt l'Art aiigtait à Bmgmitlle, — Collection à* M. CmmiUt Cmnil
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B. COLI.IN. — ÉVOrATIO!» PAIBSWB
LES SALONS DE 1905
Société des Artistes français
U SflSv/
I, y a d'excellentes choses, vraiment belles
et délicates dans ce Salon; il faut les cher-
cher dans le fatras des historiettes agran-
dies et des petites idées boursouflées. Mais
on est payé de sa peine. A la peinture
comme à la sculpture, on trouvera des
œuvres que l'on peut revoir avec une joie
d'esprit toujours accrue. Pour mon compte j'en citerai plu-
sieurs qui ont laissé dans mon esprit un souvenir profond et
durable : le Vcrtumiie et Pomnite, lic Mademoiselle Claudel;
le Rêve iie Jeunes.se, d'Alexandre Roche; la Pastorale, de
Henri Martin; un portrait de femme, d'Ernest Laurent.
Mais commençons cette revue rapide par les talents con-
sacrés. La toile décorative d'Edouard Détaille est destinée au
Panthéon. L'artiste déroule, sur trois panneaux séparés par
le relief des piliers, la Chevauchée Je /d G/o/;-<?.' des cavaliers
du premier Empire chargésd'étendardscnnemis. L'arabesque
tournoyante de cette galopade monte vers la nue, du haut de
laquelle une Gloire ailée leur tend des couronnes. Tout en
admirant la verve et la science du dessinateur on reconnaî-
tra que les formes se découpent un peu sèchement dans
l'atmosphère et que le modelé de l'ensemble manque d'unité.
Dans le Désastre, J.-P. Laurcns nous raconte le dernier
chapitre de l'Epopée. La « morne plaine » de Waterloo
s'étend sous les rayons indécis de la lune voilée de nuages;
coupée à gauche par la tranchée (mais n'était-ce pas un
chemin creux ?l où vint s'abîmer la charge suprême. A droite,
au bout du champ de bataille, un tout petit Napoléon s'en
va furtif sur un cheval blanc. J. Lefebvre met en prières la
pudique TmJi' Godiva, dont il nous a conté jadis l'héroïque
sacrifice.
On appréciera dans l'Évocation paUcnne, de Raphaël
Collin, la science attentive du modelé et la douceur cares-
sante de la lumière qui baigne un beau corps de femme
mollement étendu dans une clairière. Le Lever de l'ouvrière,
de Robert-Fleury, a des qualités analogues de réserve et de
délicatesse. La transparence de la demi-teinte et l'intimiié
discrète de l'effet donnent à cette œuvre un cachet particu-
lier de distinction. La Toilette, d'A\\\eue, est une savante et
vigoureuse étude de nu. Les Noces de Psyché, de Gorguet,
carton de tapisserie pour la manufacture des Gobelins,
plaisent par l'arrangement ingénieux et la finesse gracieuse
des figures.
L'unité et la beauté du sentiment, l'art de nous rendre
présente, sous la fleur des apparences, Tàme invisible des
choses, c'est ce qui me charme dans l'œuvre de Henri
Martin, et tout particulièrement dans ce Panneau décoratif
destiné à la maison de E. Rostand. Pouvait-on mieux orner'
la retraite d'un poète? Je reconnais celte douce vallée, ses
peupliers frissonnants et fins, sa petite rivière encaissée et le
chemin creux que suivent deux amoureux rustiques. Elle
nous est familière et accueillante. L'imagination, qui
dispose et manie librement les éléments de force et de
grâce empruntés au réel, ne se joue pas moins heureuse-
ment dans l'tcuvre d'une autre artiste. Associer au rythme
d'un paysage le rythme des mouvements et des poses,
évoquer une nature toujours en fête qui semble encourager
l'homme à déployer ses énergies, telle est la vision de Made-
moiselle Dufau. Il y a comme une animalité saine et vigou-
reuse dans ces corps mollement couchés, ou tendus par
l'effort. Il y a le sens de la Jeunesse, et si l'on peut dire le
sens idéal des sports. La femme, au premier plan, ramassée
dans une pose si souple et si vraie, est le plus beau morceau
que l'artiste ait encore peint.
Le Rcve de jeunesse, du peintre écossais Alexandre
Roche, est le portrait d'une jeune fille assise, en plein air au
revers d'un talus. Sous le grand ciel voilé de nuées blondes
et grises, au-devant de collines lointaines doucement viola-
cées, elle rêve un instant, elle écoute son cœur. C'est le plus
délicieux/ut'/îH^'-, un charme innocent, une vérité naturelle,
sans aucune sensiblerie, un art délicat, fort, traditionnel,
mais renouvelé par la sincérité de l'esprit et par le vif
sentiment de l'heure présente. Je voudrais trouver dans
notre école beaucoup de portraits qui nous parlent un lan-
gage aussi humain, aussi direct, qui nous fassent oublier
l'art, qui nous dévoilent avec autant de tact et de poétique
délicatesse, ce qu'il y a de plus intime et de meilleur dans
une personne humaine. Il me semble que trop souvent nos
artistes s'en tiennent à la vérité superficielle du costume, du
métier, de la condition sociale; qu'ils ne nous montrent que
la façade et l'apparence intérieure de la personne humaine
qui a posé devant eux; et ce qu'elle croit ou ce qu'elle veut
H. HARPIGNIES. — soleil (:ou(
(Appartient à
être plutôt que ce qu'elle est en réalité. Et l'on a souvent aussi
la sensation que le modèle se tient sur la défensive, s'orne
d'un sourire de convention ou s'arme d'une gravité factice ;
refuse de livrer son secret et de nous faire l'heureuse confi-
dence qui attacherait nos yeux à ses yeux. Peintre et modèle,
ils ont trop l'air en vérité de penser surtout au public et de
ne vivre ou de ne travailler que pour lui.
Il y a cependant de remarquables portraits au Salon des
Artistes français. Une des œuvresles plus distinguées de ce
Salon est le portrait de jeune femme en blanc, par Ernest
Laurent, excellent de geste, d'attitude, de grâce fine et
■.HANT SL'R LKS lîORns l>R LA RIVIKRIÎ L Al\
MM. Arnold et Tripp'
sérieuse, de lumière argentine. Du même artiste, un portrait
de Jeune homme n'est pas moins remarquable par l'expres-
sion de la vie intérieure, et de l'atmosphère intellectuelle.
L'art de M. G. Ferrier est plus sévère; son dessin fort et
serré s'attache au caractère et le met en relief. Le portrait
de M. Ribot, énergiquement écrit, bien senti d'ensemble,
est des plus convaincants. La pensée soucieuse de l'homme
et son énergie morale ne pouvaient être mieux exprimées. Il
n'y a pas moins de loyauté, et le plus charmant naturel dans
le portrait de la comtesse de la Rochefoucauld par le même
auteur. Dans ces deux œuvres, les mains sont remarqua-
14
LES ARTS
blement belles, vivantes, expressives. Le portrait de
M. G. Menier, par L. Bonnat, est encore une œuvre soli-
dement construite, d'une vérité saisissante, plutôt que
nuancée, mais où le caractère dominant est bien marqué.
M. Humbert a toujours le tort, à mon sens, de séparer
ses figures du paysage qui les entoure par une différence
d'exécution, ici large et libre, là minutieuse et un peu froide.
Les portraits de femme, de Flameng, sont toujours très
élégants d'allure mais un peu tendus et lisses d'exécution.. le
trouve au contraire une grâce animée, un juste accord de la
figure et du fond, un métier souple et large dans un portrait
de femme par Madame Le Roy d'Étiollcs; un joli sourire,
une harmonie calme dans un portrait de jeune femme par
M. Cazaban; un modelé très suivi, une vérité physiono-
mique dans un portrait de vieille dame par Duvocelic. Le
portrait de jeune femme en bleu, par M. Baschet, et celui
M. BASCHET. —
de Madame et M. J. Bail, par P. Chabas, sont des œuvres
agréables, d'une exécution libre et coulante et d'une adroite
présentation.
Le vieux maître Hébert est doublement présent, à ce
Salon, par l'effigie forte et vraiment émouvante qu'a tracée
de lui Aimé Morot, et par deux portraits de femmes, que
son imagination romantique a poétiquement rêvés. Pour être
juste, citons encore les portraits de Bordes, de Guinier, la
famille espagnole de Zo, un portrait d'homme de Déchenaùd,
d'une couleur harmonieuse et forte, mais où la justesse
des volumes est quelque peu sacrifiée à la qualité du ton.
PORTRAIT DE M™" V...
La peinture de la vie moderne tend de plus en plus à
remplacer, même au Salon des Artistes français, les drames
ou les comédies de l'histoire.
Le changement de sujets ne sera pas un gain très sérieux
si l'on reste dans l'anecdote sans généralité. Ici encore
l'intérêt humain doit l'emporter sur la singularité des mœurs
et descostumes. Il y a un agrément de couleur et d'harmonie
dans un tableau de M. Hortbauer iSiir les toits) qui repré-
sente des fashionables d'Amérique soupant dans la nuit
claire sur une terrasse qui domine quelque cité et ses
maisons à vingt étages. Le Marché, que nous conte
LES SALONS DE njoS. — SOCIÉTÉ DES ARTISTES FRANÇAIS
13
U. MARTIM. — l'AX.XEAU DKCORXTIF POLH LA UAISOM DU PoicTE EDMOKO ROSTAND
M. Ddclicnaiid, est fort bien observé. Dans une salle d'au-
berge, un maquignon madré propose une afîaireà un paysan
qui rumine, accoudé, tandis qu'un tiers le regarde en souf-
flant la fumée de son cigare. C'est bien observé, bien dit, mais
dans un format trop grand pour l'intérêt de la chose, .fe ferai
le môme reproche à M. Cjrau : ses deux tableaux, les Halles
d'Ypres et les Chevaux de lialage sont bravement et forte-
ment peints, lourdement aussi et sans valeur principale d'in-
térêt. Le Conter, de M. Avy; les Confidences, de M. Eiche-
vcrry; le Doux Repos, de M. Cayron, sont des toiles pleines
de mérite, mais ressemblent trop à des illustrations agran-
dies. On appréciera aussi les Petites Filles de l'ile Markcn,
d'un effet piquant de lumière et de costumes, par J. Bail.
M. Devambez sait concentrer l'iniérct, construire un tableau
d'une fas'on piquante par le jeu des lumières et des ombres.
Il appuie trop; son comique est forcé, sa lumière rougeàtrc,
ses personnages entassés. Son théâtre serait cependant une
chose bien venue si les fonds étaient plus fuyants. Espagnols
et Bretons sont de plus en plus à la mode. Ici nous avons
l'Espagne de Sorolla, ruisselante de soleil, de soleil un peu
trop vrai; celle de Berges; très piquante de motif et de cou-
leurs, cette Mercedes bouffie et barbare, entrevue dans une
maison de danses, à côté de la duègne sa grand'mèrc et de
sa naïve petite sœur. Le Taureau de feu et le zigzag de ses
fusées dans la nuit éclairée d'une fête, est une petite chose
fort originale. Avec la marchande d'oranges de M. Zo, voici
la Catalane d'Arreau de M. Dupuy. Passons en Bretagne.
Les Bretonnes de M. Fauconnier assises M/-V-t',s- /w Vcprcsi
sur la lande au-dessus de l'esiuaire, ont un charme de sim-
plicité et de naturel. La Foj bretonne, de M. Bellemont, plait
par l'expression concentrée des bonnes femmes qu'il age-
nouille à la file dans une église, comme les donatrices des
anciens tableaux. .l'aime surtout le Baptême breton, de
d'Esiienne, riche de couleur, modelé avec une prudence
attentive et d'un beau sentiment humain, et je préfère
encore, du môme artiste, une œuvre très délicatement émue
qu'il intitule : Après le bain. M. Bcsson a bien observé,
bien délicatement peint les petites filles qui dansent (la Ca-
pucine), et M. Fougerat, qui nous intéresse à l'entretien de
deux amoureux, aurait dû laisser de côté le troisième per-
sonnage, la mère, qui divise l'intérôi et coupe en deux le
tableau. J'aime dans les Feuilles d'automne, de M. Ride!, la
délicate harmonie qui relie la grâce pensive d'une jeune
femme à la douceur attristée du jour. Que n'a-t-il supprimé
aussi l'autre personnage si lourdement dessiné et peint?
Je suis sûr qu'il y a des choses très délicates de couleur et
de sentiment dans un petit tableau de M. Syna\e, Répétition
cliCy MimiPinson. Pourquoi l'a-t-on juché si haut? Pourquoi
aussi a-ton reculé des yeux une toile de Madame Tongue,
un Moment heureux, et un Portrait en plein air. de L. Félix,
deux (L'uvres distinguées que leur voisinage dans les airs ne
console pas ? La Croisière de du Gardier est un tableau
remarquable par la finesse des tons et la justesse des valeurs,
un peu grand à mon avis et d'un effet moins mordant qu'i
l'ordinaire. Je préfère ses eaux-fortes en couleurs, originales
et piquantes.
Le paysage français est ici plutôt traditionnel; à part
quelques exceptions il s'inspire peu de l'impressionnisme.
Cependant on trouve des colorations plus claires et la
recherche des lumières diffuses est assez sensible, il con-
vient d'abord de rendre hommage aux vieux maîtres qui se
rattachent directement à l'école de i83o. Le Soleil couchant
sur les bords de la rivière l'Ain est une œuvre magistrale-
ment composée par Harpignics, une œuvre d'assiette solide
et d'une belle ampleur. Les Prés communaux et le Sentier
des Monts, de Pointelin, captivent par la beauté des plans
horizontaux, évoquent le silence vaste des crépuscules. Le
Novembre, de Louvrier de Lajolais, rappelle, par le nerf du
dessin, certaines toiles de Théodore Rousseau. Le Soir
d'Octobre et VAg^réable Matinée, de Morlot, ont gardé
quelque chose de la grâce et de la poésie de Corot. Foreau,
dont nous avons souvent loué la fine sensibilité visuelle, a
trouvé, dans le Dac de Soubise, un motif des plus heureux,
et toutes ses qualités se résument dans cette grande toile
lumineuse et calme.
Rarement aussi j'ai mieux goûté la force et la grâce de
Gosselin qu'en cette Fin d'un jour d'automne, où les effets
sont si bien distribués, les sonorités si justes, la poésie de la
i6
LES ARTS
nature si présente. Son élève, Jacques Marie, a les mêmes
qualités de finesse et d'ampleur. Le Vieux Moret et le Cal-
vaire de Notre-Dame de flsle sont de très douces harmonies,
et disent éloquemment le mystère charmant de l'heure qui
plaisait tant à Cazin. Une Marine de Jacques Simon est
tout à fait exquise et chantante. Le Linge, du même artiste,
est bien juste aussi de plans et de lumière. Voici les peintres
de la nuit : Cachoud et son Village endormi, sous le regard
ami de la lune, près du groupe sombre des arbres; Hareux
et son Lever de brouillard par une nuit d'été, très singulier,
très vrai, très émouvant, et sa Fin du jour sur les quais de
Grenoble, d'une impression grande et juste. La Hague, le
Village d'Omonville, de Moteley, nous font sentir l'humi-
dité salubredes brises marines; et dans la Chaumière isolée,
de G. Lefebvre, on sent passer les frissons annon-
ciateurs de l'hiver.
En vérité, l'on ne rend pas assez justice à tous
ces bons paysagistes qui, bon an, mal an, pro-
duisent sans tapage tant d'œuvres distinguées, qui
aiment sincèrement la nature, qui expriment avec
délicatesse ses formes changeantes et ses aspects
éternels. La place me manquerait s'il me fallait les
étudier en détail. Je suis donc réduit à citer en bloc
les nomsde Maillaud, Dulac, Dupont, Diéterle, Cos-
son,Chigot, Charmaison, Rémond, Rameau, Marret,
Cauvy, Paulin Bertrand, Bcauverie, Ruffe, Quost,
Debon, Décanis, Marcel Bain, Bouché, Thiérot.
Le paysage anglo-saxon est fort bien représenté
aussi par Spenlove-Spenlove, Mosiyn, Hugues-
Stanton, James Kay, Hill. Onconnait leur manière
large, émouvante, parfois dramatique, d'interpréter
la nature.
A la sculpture, vous trouverez un chef-d'œuvre,
le Vertumne et Pomone de Mademoiselle Claudel.
Sentiment passionné, goût exquis, exécution serrée,
large et forte oij l'on reconnaît, non le ciseau du
praticien, mais la main de l'artiste, tout concourt à
faire de ce groupe une chose admirable autant qu'é-
mouvante. Que cela est chaste et passionné, puisé
aux sources mêmes de la vie ! c'est de l'art le plus
délicat, et l'on ne pense plus à l'art.
M. Sicard a représenté avec goût, avec intelli-
gence la George Sand des premiers jours, la Lélia
rêveuse et romantique. Le Soir de M. Jacquot, une
paysanne qui se recoiffe à la fin du jour, doit son
charme à la beauté du geste, à l'inteHigente simpli-
fication du modelé. Et de même la Consolation de
P. David plaira par une douceur un peu continue.
La grâce d'arrangement, le goùtdélicat ne manquent
ni à la Nymphe de Levasseur, ni à la Bacchante de
P. Charpentier; une auxve Bacchante, de Mac-Mon-
niès, est bien vivante et bien bondissante ; un nu
de l'Anglais Ayton, Morte était l'Espérance, est
bien senti d'ensemble, modelé avec souplesse et
largeur; un groupe de Blay y Fabréga, VEclosion,
me plaît par la justesse du sentiment. C'est dans la
petite sculpture que l'on trouverait encore le plus
de vie, de jugement et de goût : la Musique et les
Tritons de Gustave Michel, ÏEsclave de Loiseau-
Rousseau, V Etude de Loysel, les Bavardes de
Laporte-Blairsy, la Vendangeuse de Gauquié; les
petits groupes d'animaux de Valton, de Gardet, de
Harry Perrault, les spirituelles statuettes de Gou-
veia, de Gréber et de Blondat, sont des œuvres
fines, savantes ou fortes.
MAURICE HAMEL.
Cùpi/riiinl ivub by t. Huben-tiettry.
T. ROBERT-FLEURY. - le lever de l'ouvrière
nA»IÎ D'AIITRL POHTATIP. — ÂMAIL CIIAMPLEvi. — ART RniKAIf, XII» «IRCLI
LA COLLECTION DE M. G. CHALANDON
IL en est des
collections
comme des
individus, cer-
laines vous sont
svmpathiques,
d'autres antipa-
thiques. D'ail-
leurs, ne retlè-
t e n t - e 11 e s pas
souvent le carac-
tère de ceux qui
les ont formées ?
n'y sent-on pas
leur curiosité'
d'crudits, sen-
sibles à rintc'rèt
arclic'ologique
des choses; leur
passion d'artistes
qu'c'meuvent de
belles formes ou
de belles matiè-
res ; ou simple-
ment leur sno-
bisme, tout de
suite attiré par
ce qui est à la
mode, par ce qui
fait les plus gros
prix dans les
ventes retentis-
santes, par ce qui
fe ra . l' e n c h è r e
sensationnelle,
dont parleront le
1 e n d e m a i n les
gazettes, et qui
aura été l'objet
d'un beau geste?
M. Georges
Chalandon ap-
partient, n'en
doutez pas, au
premier groupe,
dont on aurait
1t
f^
'^: ti
II
CADRK RBUQl'AIRi: EN Cl'IVRK DORK, — Mil' SIKCLI
(CotUction ChataiiilùH)
d'ailleurs très
vite fait le tour.
Et c'est plaisir
de causer avec
lui de ces choses,
car on se sent
out de suite
intéressé par les
mêmes ques-
tions, aussi bien
d'ordre artis-
tique que d'ordre
historique. Il
n'est pas un des
objets qui sont
entrés chez lui,
auquel il ait
demandé une
jouissance d'art
sans longuement
l'inierroger et le
presser de lui
livrer tous ses
secrets.
Mais avec un
esprit ainsi fait,
on ne constitue
plus de collec-
tions nombreu-
ses, parce que
l'objet nécessaire
devient de plus
en plus rare.
Commencée par
M. Chalandon
père, un Lyon-
nais qui fut de la
génération de
Carrand, la col-
lection s'enrichit
d'objets du
moyen âge tout
à fait impor-
tants, dans les
grandes ventes
des vingt der-
i8
LES ARTS
nières années, que M. Georges Chalandon suivit de sang-
froid, et où il manqua rarement la pièce jque lui conseillait
son instinct très sûr et son goût délicat. Telle qu'elle se
présente aujourd'hui, elle est parfaite, et si pas un objet n'y est
indifférent, quelques-uns sont même d'un intérêt considérable.
Il nous faut, ainsi que nous l'avons tou-
jours fait, parler tout d'abord de la peinture,
que nous trouverons ici limitée à deux
écoles et à deux époques, le quattrocento
italien et la période primitive flamande du
xv= siècle.
Dans l'impossibilité de nous étendre,
nous avons dû nous borner à ne parler que
des pièces principales ; mais que de mor-
ceaux savoureux ou délicats nous avons dû
passer sous silence, qui feraient encore la
joie d'amateurs moins fortunés !
Le Memling de la collection Chalandon
de saint Jean dans une niche, au-dessus d'une armoirie de
la famille des Gondi, un écusson chargé de deux masses en
sautoir liées par une chaîne, surmonté d'un casque dont le
cimier se fleurit de grands panaches en rinceaux. Ce qui
indique bien à l'œuvre un état de possession italien; la
famille des Gondi, d'origine florentine,
ayant sans doute commandé l'œuvre en
Flandre, par un de ces intermédiaires si
nombreux alors à Bruges, qui entretenaient
avec Florence des relations suivies. Le tri-
ptyque d'Hugo Van der Gocs, aux Uffizi, en
est la preuve la plus notable. Le panneau
de revers s'étant fendu, a occasionné dans
la figure un léger accident à l'œil droit.
Ce panneau de sainte Catherine, tout à
fait charmant et tout pénétré du sentiment
angêlique de Memling, a appartenu jadis à
M. Brun Dalbanne, conservateur du musée
de Troyes. C'est à la vente Odiot que
l'acquit, en i88g, M. Chalandon.
es ■'■ ^.
S t
^ ■ "~ U f- sK
mi ^ ù
(p. 2 5) est célèbre; je ne crois pas qu'en
dehors des collections Rodolphe Kann ou
Goldschmidt, on rencontre actuellement à
Paris d'autre œuvre du divin maître. C'est le
volet d'un triptyque dont les deux autres par-
ties sont à retrouver, si les hasards des temps
ne les ont pas fait disparaître à jamais. On y
voit représentée une figure debout de sainte
Catherine, dont la roue gît brisée à ses
pieds. Elle est appuyée de la main droite
sur un glaive, et tient de la main gauche un
sceptre. Sa tête, au masque large, au grand
front bombé (type caractéristique du maître),
porte une couronne constellée de perles
qui repose sur des cheveux d'un blond très
fin tombant en nappes bouclées sur ses
épaules. Elle est vêtue d'une robe de velours
rouge, fourrée d'hermine, et retient, prêt à
glisser de ses hanches, un grand manteau de
brocart génois ou vénitien décoré de grandes
fleurs à l'orientale. Derrière elle s'aperçoit
un charmant paysage de rivière et de côtes
accidentées semées d'églises et de châteaux,
tels que les Flamands aimaient à les donner
comme fonds à leurs figures. — Le revers
de ce volet est peint en grisaille d'une figure
« i
CROIX KX K.MAUX r.n.\MPLEvi':s
Limoges. — xin« siècle
{Collection Chalandon)
.-.■'.: c
L'École flamande est encore représentée,
par un excellent petit tableau représentant la
Vierge tenant dans ses bras l'Enfant Jésus,
dont la bouche cherche la sienne (p. 24).
Il y a, dans ce baiser que la Vierge semble
donner avec une si profonde expression de
tristesse, quelque chose de dramatique,
comme une vision rapide de sa destinée. La
qualité de ce morceau de peinture, où le
modelé accompli des figures se complète par
la beauté de ton du superbe manteau rouge,
la précision avec laquelle sont représentés
les fleurs et les fruits parsemés sur cette
table devant la Vierge, font de cette œuvre
quelque chose de parfait en son genre.
Il y a lieu de la rapprocher d'une œuvre
qui lui est étroitement parente, que les Arts
ont donnée dans la livraison du mois de
juillet dernier (n° 3i, p. 6), dans la collec-
tion Carrand, au Bargello de Florence, et que
M. Gerspach a attribuée à Hugo Van der
Goes. J'y verrais plus volontiers, dans un cas
comme dans l'autre, une œuvre de Thierry
Bouts, attribution que rendent plus vrai-
semblable la nuance de l'expression, de
même qu'une certaine àpreté d'exécution.
20
LES ARTS
L'art italien triomphe ici avec une suite de six panneaux
delà plus grande importance, représentant des scènes
de la vie de saint François (p. 26, 27), dont la délica-
tesse et la grâce naïve, de même que la couleur suave
des ors assourdis s'accordant si bien avec les roses
tins, sont un pur enchantement pour les yeux. Une
comparaison attentive a permis de rapprocher de ces
six panneaux deux autres qui en ont été
séparés etappartienncnt actuellement, l'un au
musée Condé, à Chantilly, l'autre à M. le
comte de Martel, au château de Beaumont,
près de Blois. Dans le Manuel de la Peinture
italienne, de M. Lafenestre, se trouve
reproduit seulement, sans d'ailleurs être
commenté, le panneau du musée, de Chantilly, le
Mariage mystique de saint P'rançois et de la Pau-
vreté, attribué par lui à un artiste siennois du début
du xv= siècle, Sano di Pietro. Depuis lors, M. Bercn-
son, dans une longue élude
parue dans le Burlington
Magasine de septembre,
octobre et novembre 1903,
s'est occupé de l'ensemble
total de cette œuvre admi-
rable, où il a cru retrouver
toute l'expression sentimentale
et dramatique, et la délicatesse d'un autre artiste
siennois, Stefano di Giovanni, dit le Sassetta, qui
mourut en 1450.
Quoi qu'il en soit, il n'est pas contestable que
nous avons là un ensemble de peintures sicnnoises
du plus grand intérêt, toutes pénétrées du sentiment
gothique dont l'École siennoise, à l'aube du quattrocento,
était out imprégnée. Nous n'avons pu reproduire de
cette suite que deux des panneaux les plus intéres-
sants. L'un nous raconte les débuts de la vocation
de saint François quand, aux portes d'Assise, il
donne son manteau à un passant, alors qu'un second
épisode se passe dans un coin de la composition :
l'ange venant presser saint François,
endormi, de prendre l'étendard de la Foi.
L'autre panneau nous représente le pape
Honorius, au milieu de ses cardinaux,
sanctionnant la fondation de l'ordre dont
saint François, suivi de ses frères, lui apporte
les statuts.
Les sujets des autres panneaux, qui, tous réunis à
l'Exposition rétrospective organisée à Sienne au
cours de l'été 1904, y avaient fait la plus grande
impression, sont les suivants :
Saint F'rançois renonçant
à son héritage et accompagné
de deux frères en religion,
venant naïvement, après s'être
dépouillé de ses vêtements,
se réfugier nu dans les plis
du manteau du Pape.
Saint F'rançois devant le
Sultan, qui, comme plusieurs autres sujets de la
légende, fut également traité par Giotto à Assise et
à Santa Croce de Florence.
Saint François recevant les stigmates, agenouillé
et les mains levées vers l'ange qui descend du ciel.
El, enfin, la Mort de saint François, étendu
dans son tombeau, entouré de ses frères en larmes,
scène que Giotio avait traitée ailleurs avec un sen-
timent si simple et si poignant.
Le panneau qui se trouve en la possession de
M. le comte de Martel, au château de Beaumont,
représente l'épisode de saint François d'Assise et du
loup de Gubbio.
L'art ombrien a produit ce panneau cintré où le
Christ, ponant au flanc la blessure sanglante, est
soutenu par deux anges dont le visage rond, les yeux
RELIQUAIRE DÉCORÉ d'ÉmAUX CHAMPLEVIÎS
Art nioi^an. — Fin du xil- siùclo
CROIX EX liUAUX CMAMI'LEVKS
LimogL'S. — Via du xin» siéclo
I Collection Chalandon)
COLOMBE EUCHARISTIQUE
Limoges. — XIV» siècle
LA COLLECTION DE M. G. CHALANDON
21
largemo'nt fendus, cl les blonds cheveux touHus cl l'risds
auréolant la figure, rappellent certainement le grand tableau
d'autel, de la Madone et des Saints, que Giovanni Boccati
da Camerino peignit en 1445 pour une confrérie fmuséc de
Pérouse). '
Enfin, l'art florentin revendiquerait certainement comme
PLAQtlK D*illAtl. PKtNT, PAR MOIfTAKM!»!
Limoges. — xv» siècle
fVolUi'tion Chirionitnmt
sien ce fragment de fresque rentoilée où une jeune tille apparaît
debout sur un chien qui lève vers elle de bons yeux fidèles
(p. 28). Ce morceau, d'un charme très prenant, qui fit jadis
partie d'une grande décoration, d'un art d'ailleurs assez cou-
rant, où se trouvaient représentées toutes les Venus, appariini
à la collection Leclanché.où M. Chalandon l'acquit en 1894.
22
LES ARTS
J'ai dû faire trop
rapidement le tour de
la petite galerie de
peinture de M . Cha-
landon, exclusivement
composée d'œuvres
anciennes. Que de
raisons nous aurions
eues de nous y arrêter
plus longuement, et ne
nous contentant pas
des tableaux qui se
trouvent à Paris,
■
9b
ni
\
— «^ -^ 1
d'interroger les toiles
demeurées en pro-
vince, achetées par
M. Chalandon père au
milieu du siècle, et
qui forment un consi-
dérable ensemble que
la patience la plus
obstinée ne parvien-
drait plus à former.
La collection d'ob-
PLAQUE n'ivoine'. — FinuRRs d'orantbb
Art copte. — v'-vi" sicclc. — (Cnllerlion Chalandon)
PLAQUE D IVOIRE. — NATIVITE
Alt bjzantiu. — vi"-vii« siècle. — (Collection Chalandon)
jets d'art de M. Chalandon
est connue en partie, par
quelques-uns de ses monu-
ments les plus considérables,
grâce à deux [expositions
rétrospectives qui les ont mis
en lumière, une première
fois à Lyon en 1887, la
seconde fois au Petit Palais
en 1900. Elle est de tout pre-
mier ordre, et il est tel de
ses oi?jeis, d'une rareté telle-
ment insigne, qu'il n'est pas
un ouvrage d'archéologie qui
ne doive le citer et l'inter-
roger.
Le monument le plus
fameux, que nous nous
sommes dispensés de repro-
duire ici, parce qu'il fut déjà
fréquemment publié, est ce
bel ange d'ivoire qu'on crut
pouvoir rapprocher, à l'Ex-
position rétrospective de
1900, de l'admirable Vierge
de la collection Paul Garnier,
avec laquelle il composait
une Annonciation, et qui,
pour la noblesse du geste,
la dignité de l'attitude et la
grande allure du drapé,
ne le cède en rien aux plus
belles sculptures de notre
statuaire monumentale du
xiii= siècle (i).
Les deux séries qui ont
particulièrement intéressé
M. Chalandon, et dont il
a poursuivi la suite avec
(l) Voir l'Exposition rétrospective de
igoo au Petit Palais, par G. MlGEoN. —
Manzi, Jovant et C'«, Editeurs.
PVXIDE EN IVOIRE
Art latin ou copte. — v«-vie siècle
(Collection Chalandon)
LA COLLECTION DE M. G. CHALANDON
23
obstination, sont les ivoires et l'orfèvrerie religieuse.
Les deux pièces les plus anciennes de la sdrie des ivoires
sont une pyxide et une petite plaque de coffret que je
rapproche à dessein (p. 22).
La pyxide, qui n'existe qu'à l'état fragmentaire, fendue
par la moiiid, représentait une série de sujets successifs
dont deux sont ici visibles : une Annonciation, avec cette
particularité que la Vierge reçoit la nouvelle de l'ange
assise sur un escabeau et tenant de la main gauche une
quenouille qu'elle était occupée à filer, représentation très
rare de ce thème iconographique, et une Entrée à Jérusalem
avec les porteurs de palmes.
La plaque de coffret représente, dans des médaillons
séparés par un entrelacs, deux figures d'orantes, les bras
étendus et les mains ouvertes les paumes en dehors, coiffées
d'un bonnet à la grecque. D'un côté se lit S. Marga (reta),
de l'autre S... ANA?
La classification généralement adoptée autoriserait à
rattacher à l'art latin du v« ou vi"= siècle la pyxide, et à
l'art byzantin primitif de la même époque la plaque de
coffret. Mais les recherches si intéressantes, poursuivies
depuis plusieurs années par M. Strygowski, professeur à
l'université de Gratz (Siyrie), tendent à ramener à un
centre commun les ivoires de ces époques, à en unifier
LB cnnisT rr i.ks apotiib»
Ivoiro alleiuand. — x' sirrio
(CoUtctinn Chatandon)
D*PO»mO!« D« CROIX
Ivoire bTitanlin. — x*-ti« «ièele
iC.'Uertioa ClutUtmtUml
l'origine et à les rattacher aux ateliers coptes, si florissants, de
l'Egypte alexandrine. Dans tous les cas, il y a lieu de constater
sur ces deux monuments deux influences bien distinctes : l'in-
fluence de l'art romain arrivé au dernier terme de sa décadence
dans la pyxide, et l'influence de l'art byzantin, qui bégaie encore
et qui n'a pas trouvé ses formules définitives, dans le fragment de
coffret. Cette constatation n'est pas, d'ailleurs, faite pour m'éloi-
gner de l'avis de M. Strygowski, ayant été amené moi-même.
quand je me suis occupé de l'Histoire du Tissu décoré, à
dégager ces deux influences directes et manifestes dans les tissus
coptes de la Basse-Egypte.
Deux ivoires d'art byzantin, d'âges très différents, nous per-
mettent de constater le chemin parcouru dans un inien-alle de
quatre ou cinq siècles. Une grande plaque, qui fil jadis partie
d'un coffret, nous offre une représentation intéressante de la
Nativité : la Vierge est étendue et endormie sur une sorte de lit
ou plutôt de siège très incliné, saint Joseph, assis sur un escabeau,
veille à son chevet; à ses pieds est assise une femme qui som-
meille, le menton dans sa main, et qui doit être une sage-femme,
représentation très rare dans les Nativités de cette époque et que,
dans une étude si intéressante, parue dans la Ga\ette des Beaux-
24
LES ARTS
Arts il y a quelques mois, M. Emile Mâle constatait dans
riconogiaphie de nos xiV et xv= siècles français. D'autres
détails intéressants sont à noter dans la plaque d'ivoire qui
nous occupe : l'Enfant Jésus est endormi, non pas sur les
genoux de sa Mère, ni dans un berceau auprès d'elle, mais
au-dessus d'un four à cuire le pain, à l'oritice duquel appa-
raissent deux colombes, et le bœuf, en levant le museau,
vient lécher la tète de l'Enfant. Enfin, derrière saint Joseph
THIERRY BOUTS (atlribiic n|. — madone, xv siècle
(Collection Chalandoiif
s'éiagent des édicules hexagonaux et circulaires à coupoles,
très caractéristiques, de l'architecture byzantine. En dehors
de ces détails, d'une naïveté et d'un sentiment très touchants,
l'art de cet ivoire est grossier, les personnages sont mal
bâtis, la composition mal agencée ; mais tout y est significatif
de l'art byzantin encore tout pénétré des formules romaines,
et n'ayant pu prendre encore son libre essor. Nous sommes
certainement alors à une époque antérieure au viii'' siècle,
date à laquelle la querelle des Iconoclastes imprima à l'art
bvzantin des directions nouvelles.
Avec la belle plaque provenant de la collection Spitzer,
représentant la Descente de Croix sous un édicule finement
ajouré (p. 23), que nous voici loin des maladresses et de la
lourdeur de la plaque précédente! Ici, tout s'ennoblit, s'élève
en beauté plastique comme en beauté expressive. Le saint
Joseph d'Arimathie se dresse pour recevoir le corps du
Christ dans un mouvement d'élan et d'amour, pendant que
SAINT jiîAN, — ivoinK. — France, xiv« siècle
(Collection Chalandon)
LA COLLECTION DE M. G. CHALANDON
25
la Vierge, drapde dans ses longs vêtements et la main recou-
verte de son voile, tient pressée la main pendante du Sau-
veur. Avec quelle justesse de mouvement et quelle précision
de modelé ce jeune homme à demi courbé, le marteau levé,
cherche à arracher les clous qui ont percé les pieds du
Christ! Comme la science du drapé, devenue véritablement
sculpturale, faisant décrire aux plis des vêtements des mou-
vements souples et harmonieux, nous amène très près de ce
qui va faire la gloire de nos ouvriers gothiques! Nous
sommes là, à n'en pas douter, à la belle époque de l'art
byzantin arrivée la pleine maturité de ses moyens d'expres-
sion, le x'^ ouïe XI' siècle.
Une plaque
représentant le
Christ debout,
tenant un livre
de la main
gauche et
bénissant de
la main droite,
entouré des
figures en bus-
tes des douze
apôtres, exé-
cutés en très
fort relief et
détachant
leurs têtes
presque en
ronde bossedu
fond de la pla-
que p. 23), me
semble pou-
voir être uiile-
m e n i rap-
prochée d'un
ivoire à date
certaine, qui
nous four-
nira en même
temps une
communauté
d'origine. C'est
la belle plaque
conservée dans
la collection
du marquis
Tri vulzio, à
Milan, où sont
représentés le
roi Othon et
sa famille
aux pieds du
Christ, où se
retrouvent
exactement ces
profils durs et
brutaux, ces
barbes en
pointe, ces
cheveux cou-
MEMLINti. — SAINTE r.ATIIERIN£
(CoUeclinn Chalandon)
pés en rond autour des têtes et formant comme une sorte de
calotte, tous caractères très frappants dans ces figures des
apôtres de la plaque de la collection Chalandon. Nous
pouvons donc, sans hésitation, l'attribuer à l'art allemand,
à l'époque des Othon, c'est-à-dire au x' siècle.
Il nous reste enfin à citer un dernier ivoire, bien français,
de notre xiv° siècle. C'est une délicieuse figure de saint Jean,
debout et souriante, dont le bras droit retient le manteau
relevé et décrivant ainsi la plus harmonieuse des courbes.
Les cheveux sont légèrement enroulés autour de la tête et
sur le front, et la figure est appuyée sur la main gauche
levée (p. 24J. Cette statuette, si élégante et si fine, se trouvait
anciennement
dans la coUec-
tiondeM. Des-
mottes, avec
une figure de
Vierge qui a
étéacquisepar
Mademoiselle
Marg u eri t e
Hache.
La série de
monumen ts
d'orfèvrerie
religieuse et
d'émailleriede
M. Chalandon
ne le cède nul-
I e m c n t en
intérêt aux
ivoires que
nous venons
d'analyser.
Nous y
trouverons,
éminemment
représentées,
les deux gran-
des écoles
d'émaillerie
quiont illustré
le moyen âge,
l'École rhé-
nane et l'École
limousine.
D'un grand
autel portatif,
dontellesdéco-
raient la base,
proviennent
certainement
ces six plaques
cintrées repré-
sentant des
prophètes
assis sur des
sièges bas, les
pieds posés
oRisMiLC — mm* oc tolct DCSAiTrcc^Tmann
i6
LES ARTS
sur un tabouret, Moïse seul tenant les tables de la Loi, les
cinq autres tenant, déroulés devant eux, des phylactères por-
tant leurs noms (p. 17]. Les types rudes et sauvages, les barbes
hirsutes, les grands yeux dilatés, tout cela, ainsi que la tonalité
des émaux, ne permet pas de
chercher d'autre origine que les
bords du Rhin, dans la région
colonaise.
De même origine et du
xii<^ siècle également, sont deux
petites plaques d'autels portatifs
d'une extrême rareté, et dont
l'une offre un dessin d'un carac-
tère admirable (p. 19). Le sujet qui
s'y trouve représenté est celui du
Serpent d'airain, dont la forme
symbolique se lord sur une
colonne au centre de la compo-
sition. D'un côté se tient Moïse
debout, déroulant un phylactère
sur lequel se lit : Moïses miste-
riiim crticis serpens ; de l'autre
côté, deux personnages, vêius
de costumes verts rehaussés de
jaune, dont les beaux émaux,
puissants de ton, se détachent
sur le fond réservé. Leur attitude
et leurs mouvements, tout à fait
exempts de raideur, sont d'un
art distingué arrivé à ses moyens
absolus d'expression.
L'autre plaque représente le
Sacrifice d'Abraham, dont l'ange
vient arrêter le bras au moment
où il s'apprêtait à frapper le jeune
Isaac. Cette plaque, qui faisait
partie de la collection Spiizer,
est un parfait spécimen de
l'émaillerie rhénane à l'époque
romane.
Un très beau et très rare
monument d'émaillerie champ-
levée est ce reliquaire polylobé
dans lequel quatre anges, repré-
sentant les Venus théologales,
alternant avec des lobes de
pierres cabochons enchâssés,
encadrent un grand médaillon
ovale où la Vierge assise, cou-
ronnée et portant le sceptre, tient
sur son bras gauche l'Enfant por-
tant en ses mains le Globe (p. 19).
Le caractère des figures, et sur-
tout la coloration des émaux,
apparentent ce très beau reli-
quaire aux monuments très
connus qui virent le jour dans
la vallée de la Meuse et régions
voisines, où de grandes abbayes,
telles que celles de Stavelot,
entretinrent des ateliers dont
l'activité fut extrêmement grande
à la fin du xii= et du xni« siècle.
SASSETTA (attribué au). — lkcende de saint François d'assise
Art sîennoîs. — l'« moitié du xve siècle
(Collection Chalandon)
LA COLLECTION DE M. G. CHALANDON
27
M. von Falke, dans le beau
livre qu'il a consacre l'an der-
nier à l'Histoire de l'émaillerie
rhénane, a clairement délimité
le champ d'action de cesdivers
ateliers, et la part considérable
qu'avaient prise au développe-
ment de cet art les ateliers de
la Meuse. Ce reliquaire, qui
est une pièce capitale et fit
jadis partie de la collection de
la comtesse de Robiano, fut
acquis par M. Chalandon à la
vente Ducatel.
L'objet d'orfèvrerie de la
rareté la plus exceptionnelle
de la collection (on pourrait
dire unique) est un cadre reli-
quaire en cuivre doré du
X 1 1 1 ■= siècle, d'un intérêt
archéologique incontestable.
Il fut publié déjà par Giraud
(Album de l'Exposition rétro-
spective de Lyon, 18--,
pi. XIV), et par le comte Riant
(Mémoires de la Société des
Antiquaires de France,
tome XL). C'est un cadre de
42 centimètres sur 3o, pré-
sentant au centre une croix
creuse à. double traverse, ornée
de filigranes et de pierres, des-
tinéeà contenir un fragment de
la vraie croix (p. 17). Tout
autour sont disposés, six à six
sur cinq rangs, trente loculi
à reliques encadrés de losanges
à inscriptions gravées en creux,
destinés tous à des reliques
d'Orient : vêtements, cheveux
de la Vierge, bois de lance du
Christ, reliques des saints. Au
bord rectangulaire du cadre
court une longue inscription
(dont la lecture a été donnée
par M . Riant dans son
Mémoire), sorte de récit anec-
doiique dans le goût des mora-
listes de l'époque goihiqii_\
racontant l'ijdvssée d'un préire
ayant volé un morceau de la
vraie croix, le rapportant en
Europe, étant atteint de la
peste à bord du voilier, vovant
en apparition la N'icrge lui
promenant guérison s'il res-
titue son larcin, mourant après
en avoir seulement versé le
prix aux Templiers ; son corps
est jeté à la mer, et ses compa-
gnons rapportent à Brindes,
SASSBTTA (attribué au). — LKatKDK DK sxixt Fnjk.tçois d'assis!
Arl sionnois. — l™ moitié ilii xv» sirde
(CotUcliom Chataniloml
28
LES ARTS
où ils débarquent, la vraie croix, trouvée auprès de lui.
Il s'agit sans doute ici d'une relique rapportée à la suite
de la 4= croisade (l'inscription in fine donne la date de février
12 14) et montée dans un reliquaire en Italie (Brindes est
indiquée dans l'inscription) ou en Allemagne (où il demeura,
à la cathédrale de Cologne, jusqu'à son entrée chez M. Cha-
landon).
Les travaux de nos ateliers limousins, qui rivalisèrent
quand ils ne les dépassèrent pas avec ceux d'outre-Rhin, aux
xiii'etxiv= siècles, ne sont pas moins bien représentés que ces
derniers dans la collection Chalandon. La grande croix du
xiii= siècle, où le
Christ est repré-
senté en réserve
gravée, la tète
seule étant en
relief, rapportée
sur un fond
d'émail des deux
bleus, bleu foncé
et bleu turquoise,
est une pièce mer-
veilleuse par la
puissance et la
grandeur (p. 18).
Je ne crois pas
qu'il soit possible
de trou ver plus
beau comme réus-
site d'émail.
Peut-être un
peu moins an-
cienne est une
plus petite croix à
doubles bras, dont
le revers surtout
est tout à fait
excellent, le Christ
bénissant étant
représenté dans
le médaillon supé-
rieur et l'Agneau
portant la croix
dans le médaillon
central (p. 20). La
tige et les deux
bras étant occupés
par de petits mé-
daillons avec des
bustes danges ai-
lés gravés en ré-
serve, les têtes
rapportées.
Une grande
plaque de l'an-
cienne collection
ToUin, provenant
d'une châsse,
d'une grande
beauté de cou-
leur, nous offre
UNE VEBTU TIIliOLOOALE
Art iloreDtin. — Milieu du xv" siècle
(Collection Chalandon)
une disposition assez curieuse, la composition étant divisée
en deux compositions indépendantes : à gauche, la Cruci-
fixion, entre la 'Vierge et saint Jean ; à droite, le sujet si
fréquent dans les émaux de Limoges, le martyre de Tho-
mas Becket, sa décollation devant l'autel, les personnages
étant réservés et gravés sur un fond d'un admirable bleu
foncé semé de petits disques jaunes.
Parmi les beaux objets sortis des ateliers de Limoges,
la collection Chalandon peut encore montrer deux très
beaux gémellions, bassins à recevoir l'eau versée des
aiguières, où les sujets se détachent en réserve sur de
beaux fonds émail-
lés, et toute une
très curieuse col-
lection de mors
de chapes du
xiv siècle, sur
lesquels se voient
l'Annonciation,
la Crucifixion, la
Vierge, la Vierge
et deux anges por-
tant des cierges,
la Vierge accostée
de deux évéques,
et trois figures
d'apôtres en relief
sur un fond
émaiUé. Puis
une très belle
crosse, dont le
crosseron enve-
loppe dans sa
volute une très
intéressante repré-
sentât! on de la
lapidation desaint
Éiienne, sujet très
rare dans les
crosses émaillées,
dont les sujets
sontgénéralement
peu variés.
Enfin la char-
mante colombe
émaillée, sur son
plateau de cuivre
doré, destinée à la
réserve eucharis-
tique, est un objet
qui est devenu
d'une extrême ra-
reté (p. 20). Nous
avons publié celle
de la collection
Martin Le Roy,
qui était destinée
à être suspendue,
et nous pouvons
citer deux pièces
analogues conser-
LA COLLECTION DE M. G. CHALANDON
29
vées dans la collection Chandon de Briailles et dans une
collection anglaise, celle de M. Taylor, qui voulut bien
la prêter à l'Exposition re'trospective de igoo. Une seule de
ces colombes eucharistiques a conservé sa primitive desti-
nation, suspendue toujours à son ancienne place, au-dessus
de l'autel de la petite église de Laguennc, dans la Corrèze.
Nous nous sommes contenté de choisir, dans une vitrine
composée de remarquables spécimens d'émaux peints
limousins, la pièce la plus curieuse qui, par la rudesse
de son accent, son caractère barbare et la tonalité
sourde de ses colorations, laisse un souvenir durable. C'est
une plaque de cet artiste mystérieux qui signait Monvaerni
des émaux dont les sujets étaient généralement inspirés par
des estampes allemandes p, 21).
Son identité relative car on ignore tout de sa personne
et de sa vie) a pu être établie par la lecture de la signature
Monvaer sur un émail de la collection Dzialinska. et de la
signature Monvaerni sur un très important triptyque, qui
Ht partie de la célèbre collection d'Ernest Odiot avant de
passer dans celle de M. Cotiereau. Il est, d'ailleurs,
permis de se demander si nous avons là une signature
^ bien correcte. Néanmf)ins, ces deux objets ont servi de
^:-j
I,K l'.tIRIHT S<h:TK.\L* par I.Kft ANOKS
Art omltricn. — Milieu du xv* sit*cle
(Collection Chalandan)
centres à un groupement de tous les émaux analogues, qui
forment ainsi un groupe bien détini, sur lequel on est bien
d'accord aujourd'hui.
Ce n'est pas que ces œuvres soient très habiles, ni d'un
beau style. Les ateliers limousins auront, un demi-siècle
plus tard, de plus belles réussites avec les familles des Péni-
caud et des Limosin. Mais si, malgré leur dessin maladroit
et rude et la pénible application de leur facture, ces émaux
sont si fort recherchés de nos jours et sont les objets de
si folles enchères, cela s'explique par l'intérêt archéologique
qui s'attache à eux et l'étape qu'ils marquent dans l'histoire
de l'émaillerie peinte dans notre pays.
La plaque qui nous occupe est une Mise au tombeau où
tous les personnages, dune iconographie courante, réunis
autour du Christ, présentent, dans leurs vêtements, ces har-
monies un peu tristes de bleus palis et de violets mauves,
et ces bordures de perles d'émail en relief, si caractéristiques
de la manière de l'artiste.
La collection de M. Georges Chalandonest une des der-
nières collections de Paris auxquelles doit être épargnée la
frivolité des banales visites: elle garde la dignité d'un beau
sanctuaire d'étude.
GASTON MIGEON.
ipiSODI MILITAIRE, PAR NICOLO
Dessin. — Musée du Louvre
Les Origines de la Peinture française
{>i
i
1
IV' PARTIE. SUITE DE L ECOLE DE FONTAINEBLEAU Jl'SQU A
LA MORT DE NICOLO
L faut maintenant définir recelé de Fon-
tainebleau. C'est un mot dont tout le
monde se sert, et dont le sens n'a pour-
tant pas reçu pour le public tout l'éclair-
cissement qu'il faudrait.
On la fait commencer dès le début de
l'entreprise, avec le Rosso et le Primatice.
Quelques auteurs y joignent Cellini, sans songer que des
artistes d'origine si diverse et qui venaient en France tout
formés, ne peuvent être réputés partie d'une même école,
si l'on entend sous ce nom une ressemblance de style. De
fait, la différence entre ces maîtres est très grande. Ecole si
l'on veut, à condition de ne signifier rien de plus qu'un
atelier où se mêlaient leurs travaux. De ce mélange devait
naître, il est vrai, un style dont les traits uniformes justifient
l'usage du nom d'école ; mais ce ne fut que plus tard, et par
l'effet d'une seconde génération, en qui se confondirent les
divers enseignements des maîtres. C'étaient principalement
le Primatice et le Rosso ; pourtant il n'y faut pas omettre
l'influence de l'école romaine, transmise par Lucas Penni,
et surtout par cette grande quantité de tapisseries de Jules
Romain, que François I" commandait.
(l) Voir les Arts, n" Sy, p. 17, 39, p. 19 et 40, p. 18.
L'école de Fontainebleau, entendue dans ce sens, ne com-
mence qu'avec Henri II (monté sur le trône en 1547). L'ac-
tion du Primatice, toujours vivant, et dont l'cEuvrene cessait
de s'augmenter, y domine naturellement dans la peinture.
Il poursuivait alors dans Fontainebleau l'immense tra-
vail de la galerie d'Ulysse, et bientôt mit la première main
à cette célèbre salle de Bal de Henri II, nommée mainte-
nant galerie, on ne sait pourquoi, que tous les visiteurs du
palais connaissent pour le plus important morceau de cette
époque.
En elle s'achevait magnifiquement la distribution de
la demeure royale, et se couronnait la carrière du maître.
Quoiqu'on ait pu reprocher à cette décoration une surabon-
dance de figures et l'indigence extrême d'ornements de relief,
il faut avouer que ce reproche ne touche pas les tableaux
mêmes. Il est vrai seulement que ces tableaux, repeints en
grande partie sur d'informes estampes, ne méritent plus
aujourd'hui qu'on en parle. Tout le prix de cet ouvrage se
renferme dans les dessins originaux, conservés en partie dans
les collections. Neuf grandes compositions peintes au long
des murailles, et cinquante-quatre petites dans les embrasures
des fenêtres et aux côtés de la cheminée, y forment un, en-
semble à quelque égard unique. L'étendue des surfaces
peintes en fait un des premiers monuments de ce genre.
Rien de pareil ne s'était vu et ne devait se voir de longtemps
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
3i
en France. Ce qu'on exécuta sous le règne de Louis XIV ne
l'a qu'à peine dépassé. Voici le sujet des grandes composi-
tions : un P'estin de Bacchus et d'Ariane, Apollon sur le
Parnasse, une Danse de Déesses, la Discorde aux Noces de
Théiis et de Pelée, Pliilémon et Raucis, Phaéton suppliant
le Soleil, Vulcain forgeant les traits de l'Amour, Cérès et la
Moisson, enfin un Concert au-dessus de la tribune des musi-
ciens. Les petits sujets offraient une variété de divinités de
l'Olympe, de nymphes de fontaine, de héros et de figures
allégoriques ingénieusement inventées, et dessinées d'après
nature avec un art et dans un goût parfait.
Tels sont les ouvrages d'importance que le nouveau règne
vit éclore de l'invention toujours féconde du maître. Cette
importance ne doit pas dissimuler une légère éclipse de la
peinture dans les commandes royales d'alors. La cause en
fut au moindre goût que le nouveau roi eut pour Fontaine-
bleau. Quoiqu'il n'eût pas entièrement abandonné ce châ-
teau, Henri II ne laissait pas de porter ailleurs ses préfé-
rences, chez Diane de Poitiers, à Anet, que cette maîtresse
royale faisait alors construire. Le célèbre Philibert Delorme,
chargé d'en diriger le tout, appliquait dans ce château un
genre de décoration différent de ce qui s'était pratiqué
APOLLON 8UR LK PARNASHI, PAR LB PRIVATIOS
Dessin origioal pour la Salte de bal (repeinte) à Footaioclilcau
Musée Britannique (Lrndretf
jusque-là. Des boiseries au.x murailles et des cheminées de
marbre ne laissaient plus de place aux stucateurs, et rédui-
saient presque à rien celle des peintres.
Le Roi avait nommé Delorme son directeur des Bâti-
ments, de sorte que ce style tendit à s'imposer partout.
Cette importance rivale d'un architecte eût peut-être extrê-
mement gêné l'infiuence grandissante du peintre, si la faveur
des Guises, dont le crédit et les richesses jetaient déjà tout
leur éclat, ne l'eût sauvé de cet amoindrissement.
Ils lui donnèrent d'abord ;i55o) à diriger l'entreprise du
tombeau du duc Claude, leur père, à Joinviile, premier
ouvrage de marbre dont il eût pris le soin, puis (i55a) celle
du château de Meudon, nommé la Grotte, que l'archevêque
de Reims, depuis cardinal de Lorraine, commençait. Il est
certain que ce château fut une des choses les plus magnifiques
du temps. Cependant le détail nous en manque. Il faut se
contenter de savoir qu'une grotte au rez-de-chaussée contenait
des émaux, des arabesques de stuc, des mosaïques, et qu'une
chambre au-dessus était peinte à la voûte, dans de nombreux
caissons compartis, de raccourcis exquis et admirables.
32
LES ARTS
ANOR TENAMT LA CROIX, PAR MCOLO
Di'ssin oi-iginal pour les (finaux dits de la Sainlc-Chapcllc au Musée du Louvre
CoLUctioH de M. Vattan
Ces travaux continuaient de soutenir glorieusement la
carrière du Primatice. Autre chose en marque la constance.
C'est le recrutement qui continuait de se taire autour de lui
d'artistes italiens pour la cour de France. Moins nombreux
qu'au temps où l'atelier de Fontainebleau, entassant chambres
sur galeries, commençait et poussait vingt ouvrages à la fois,
ces nouveaux venus l'emportent certainement par l'impor-
tance. Ce sont Salviati Florentin, le Vénitien Paris Bordone,
Ruggeri, qu'on appela Roger de Rogery, de Bologne.
Le premier ne resta que deux ans en France. Le cardinal
de Lorraine l'employa et lui ht peindre son château de Dam-
pierre, près Chevreuse. Ces ouvrages ont péri, et tout ce
qu'on possède d'attestations de son passage ne consiste qu'en
deux tableaux : une Incrédulité de saint Thomas, recueillie
au Louvre et qu'il peignit à Lyon, une Descente de croix,
faite pour les Célestins, et qu'on peut voir aujourd'hui à
Paris, dans l'église Sainte-Marguerite.
Paris Bordone parut vers le même temps. Il avait peint
aussi pour les Guises. Enfin Roger de Rogery s'établit peu
avant i55j dans notre pays, qu'il ne devait plus quitter.
Il servit d'abord d'aide aux entreprises du Primatice. C'est
ANGE TF.XANT LA i;ui:iU(.\.\E I>i:iIM:s, i .,
Dessin original pour les émaux dits de la Sainte-Chapelle au Musée du Louvre
Collection de M. Vallon
vers ce temps-là qu'on peut croire que celui-ci avait entière-
ment abandonné l'exécution de la fresque, et n'en donnait
plus que les dessins. Plus que jamais sa grande fortune
devait l'engager dans une pratique de l'art où des auxi-
liaires plus habiles étaient requis pour le suppléer.
Ce r51e fut tenu principalement par un homme dont le
nom demeure dans toutes les mémoires, à l'égal du Prima-
tice lui-même et du Rosso, c'est Nicolas dell' Abbate, dit
Nicolo.
Il vint en France en i552, la cinquième année du règne
de Henri II. Il était de Modcne, et sans doute apportait de
cette ville quelque imitation du Corrège, auquel le Prima-
tice lui-même dut une si grande partie de ses talents. Cela
peut-être fit qu'il montra tout de suite une parfaite docilité
aux enseignements de ce dernier.
On l'en a regardé comme l'auxiliaire unique et universel,
et il est vrai que telle fut la collaboration d'où sont sorties
quelques-unes des plus célèbres peintures de Fontainebleau.
Mais il faut remarquer premièrement que de la part du
Primatice cette pratique n'était pas nouvelle, que déjà sous
le précédent règne il se faisait aider pour la fresque, et
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
33
ANGi; TK.NAM LKS CLOUS, t'All MCOLO
l)ossin orij^iual pour les émaux dits do la Saiatc-Chapolle au Miis<W' du Louvre
Colleclion de M. Vallon
que tout ce que Nicolo eut de plus que ces premiers auxi-
liaires est une contiance plus entière du maître, fondée sur
l'excellence de ses talents. N'omettons pas en second lieu
que tout ce qu'on a mentionné d'ouvrages au précédent cha-
pitre, et qui fait le plus gros de l'œuvre du Primatice,
échappe par sa date à la collaboration de Nicolo. C'est
diminuer notablement celle-ci, et rendre évident que la car-
rière du disciple n'a pu se résumer, comme on aime à le
dire, dans ce rôle d'interprète et d'artiste en second. Nul
doute qu'il y ait eu de Nicolo des œuvres originales en grand
nombre. La quantité de dessins qui subsiste de sa main
en est une preuve suilisante, à défaut de témoignages écrits,
qui manquent presque entièrement.
On le mil d'abord à la galerie d'Ulysse, dont Vasari
assure qu'il exécuta toute l'histoire sur les murailles, puis à
la salle de Hal. (^uani à celle-ci, on a la preuve qu'il y prit
un peu plus qu'une part d'exécution. Le Primatice ne faisait
que les éludes et point de dessin arrêté, des petits sujets des
embrasures; tout l'accessoire mythologique y était ajouté
sur la fresque, et de l'invention de Nicolo.
C'est vers le mcmc temps que sur ses propres dessins, ce
ANOB TP.XANT LA COLONNR DE LA FLAOKLL ATIOIV. PAR XIrolO
Dessin original pour les émaux diis de la Satnle-Clup«Ue an .Masév ea Loarrv
Catlectiom <U M. rmtbm
dernier dut peindre la chapelle du château de Flcury-en-
Rière, près Fontainebleau. Je ne lui attribue cet ouvrage ^uc
sur la considération du style, malgré la lettre d'estampes
postérieures qui le donnent au Primatice. Depuis longtemps
l'Enlèvement de Proserpine de la collection d'Orléans, main-
tenant à Stafford-House de Londres, est regardée comme
l'ituvre de Nicolo. Il faut y joindre, sur le même indice du
style, une Continence de Scipion au Louvre, et Achille chez
les filles de Lycomède, à Wilton-House en .\ngleterre. A
coté de ces pièces subsistantes se placent quelques ouvrages
perdus : le tableau peint par lui sur la cheminée de la
chambre du Roi au pavillon des Poêles, et quatre grands
paysages dans la chambre du Trésor, dite cabinet des Bagues,
au second étage du pavillon de Saint-Louis.
Dans tout ce qui reste de ces leuvrcs. on trouve une
grande facilité de main, une composition consommée, un
beau choix de formes et d'attitudes, l'exécution brillante et
vivement touchée, avec ces décolorations dans les lumières
que l'Italie pratiquait depuis un demi-siècle et qui fait un des
traits notables de l'école. 11 faut ajouter chez Nicolo un talent
pour le paysage, qu'il tirait, comme tout le monde alors, de
34
LES ARTS
rimitaiioii des Vénitiens. Toutes ces qualités cependant ne
rélèvent pas au niveau du Primatice et du Rosso. Son inven-
tion est moins rare que la leur, et son dessin manque des
vertus précieuses que communique l'étude assidue de la
nature. Au reste, tout ce qui convient à de grandes entre-
prises décoratives et à des applications industrielles, se
rencontre chez Nicolo. Personne comme lui ne mérite dans
l'école le nom de vulgarisateur. Par lui peut-être plus encore
que par leur prestige original, les inventions et le style du
Primatice s'emparèrent de toute la France; de lui, de son
style particulier vint surtout l'unification dans les produits
de l'école de Fontainebleau.
En voici quelques traits du coté de l'industrie. La tapisserie
de Cybèle, aux Gobelins, eut ses poncifs tracés par Nicolo.
Un dessin de tapisserie pareillement, représentant Mercure, au
Louvre, est certainement de sa façon. La Mort de Joab, aux
Gobelins, montre son influence évidente. Quant aux émaux,
il a fourni le dessin des célèbres pièces de la Sainte-Chapelle,
exposées dans la galerie d'Apollon, qui datent des premiers
temps de son séjour en France.
LB PKRlî liTlîRNKI, ANNONÇANT LA NAISSANCE DU SAUVEUR, PAR LE PRIMATICE
Dessin origÎDal pour la voi"itc de la chapeUe de Guise (détruite) à Paris
Musée du Louvre
Il est certain que cette espèce d'ouvrages est plus capable
encore que les tableaux de transformer le goût public. Ajou-
tons les décorations de fête, les figurations, les mascarades
auxquelles prend part le Primatice lui-même.
Au lendemain de la mort de, Henri II , on voit que
celui-ci dessina pour Chenonceaux-lès costumes et l'architec-
ture des triomphes ou entrée solennelle de Catherine et du
jeune roi. A une époque qu'on ne peut déterminer, se placent
pour une fête du même genre, des dessins de sa main qu'on
conserve à Stockholm. Disciple du Primatice en ceci comme
dans le reste, Nicolo allait bientôt donner ceux de l'entrée de
Charles IX et d'Elisabeth sa femme à Paris, gravés au recueil
imprimé de cette solennité.
Il faut dire maintenant quelles imitations tant d'exemples
de divers genres suscitaient parmi les Français.
Dès les dernières années du règne de François l", on voit
les comptes désigner nommément plusieurs des besognes que
les peintres de notre nation exécutaient sous le Primatice.
D'autres s'emploient aux tapisseries. Badouin, déjà nommé
au chapitre précédent, Carmoy, Musnier, Rochetel, sont les
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
35
noms qu'il convient de retenir. Hors de Fontainebleau d'autres
se font connaître.
C'est premièrement Geoffroy Dumoûtier de Rouen,
souche d'une famille célèbre de peintres, et dont plusieurs
eaux-fortes font connaître les talents. La dernière est datée de
1547. Un dessin tracé pour un vitrail, au Louvre, est la seule
LA aOXTl.YBNCS DE SCIPIO.V, P.VII MICOLO
Mutit du Louvre
36
LES ARTS
pièce de cette espèce qu'on ait de lui. Il a beaucoup de feu
et d'adresse, mais peu de science. Son modèle principal est le
Rosso.
Jean Cousin, qu'on croit avoir fleuri principalement
sous Henri II, ne saurait conserver aux yeux de l'iiisioricn,
le premier rang que d'anciens biographes lui ont assigné
dans la Renaissance française. On ne le trouve pourvu
d'aucun poste de choix; nul protecteur de marque ne le fait
travailler. Ce qu'on a de lui n'est que quelques estampes et le
tableau du Jugement dernier du Louvre. Il a fait aussi un
livre de perspective. La seule tradition lui attribue des
vitraux. Il était né à Sens, et mourut, à ce qu'on croit, fort
âgé, en i5()6. Son style est emprunté du Primatice surtout.
Enfin Antoine Caron de Beauvais, quoique de petit mérite,
ne peut s'omettre. Il travaillait à F'ontainebleau aux environs
de i55o. La part qu'il prit au recueil des dessins de l'Histoire
d'Artémise a fait sa renommée. Ce recueil parut en i562.
Plusieurs mains v ont travaillé, toutes de pareille médiocrité.
C'était le niveau commun de l'école en dehors des maitres
directeurs, confirmé par la foule des ouvrages anonymes.
Plusieurs cheminées peintes au château d'Ecouen, à Oyron
la galerie de l'Enéide, quelques tableaux dans les églises de
Troyes et aux environs de Sens, en sont de suffisants exemples,
aussi bien que la Diane chasseresse du Louvre. Ajoutons
l'Actéon de Rouen, en dépit d'uii tour agréable et des sou-
venirs de l'école vénitienne qui en relèvent l'aspect d'une
manière imprévue. Une seule exception doit être faite à ce
jugement peu favorable : c'est la célèbre chambre des Arts du
château d'Ancy-le-Franc en Bourgogne.
J'ai cru cette chambre l'œuvre du Primatice. Le témoi-
gnage d'un dessin conservé et la comparaison des tableaux
depuis reconnus de ce dernier, obligent de le donner à quelque
autre, que je ne crois pas être Nicolo. Cet anonyme, dont
quelques dessins pour d'autres décorations subsistent, mérite,
un peu au-dessous de ce dernier, un rang distingué dans cette
histoire. On ne peut deviner s'il fut Italien ou Français. Son
œuvre peint consiste en huit ovales couchés, environnés
d'arabesques refaites, qui représentent les Sept Ans libéraux,
et les Muses dans le huitième. L'exécution en est très bonne ;
la fresque bien conservée est fraîche et délicieuse.
Ainsi les nouveautés introduites par la cour se faisaient
agréer partout. Elles s'étendirent jusqu'à la miniature, propre
domaine de nos écoles primitives. J'ai remarqué en son
temps la soudaine décadence de cet art. L'introduction des
livres imprimés devait en précipiter la chute. Cependant
l'usage se maintenait chez les grands de faire peindre, outre
des livres d'Heures, quelques manuscrits d'ordre profane, de
sorte que cette branche de l'art mérite encoi'e une mention.
On assure communément qu'elle a pâti de l'italianisme. Rien
n'est moins justifié que cela. Au contraire, une critique atten-
tive reconnaît dans les Heures de Henri II, dans celles de
Dinteville, au Cabinet des Manuscrits, dans celles du conné-
table de Montmorency à Chantilly, autant d'ouvrages beau-
coup meilleurs que ce qui parut depuis Fouquet et fut exécuté
même pour la reine Anne. Il convient d'ajouter les gouaches
rehaussées, les dessins lavés sur parchemin, nombre de pièces
même à la plume seule, qui dans cette époque avancée de nos
arts, renouvellent le souvenir des anciens manuscrits « his-
toriés d'encre » de Charles V.
En ce genre brille Etienne Dclaune, universellement
fameux pour le mérite de ses petites estampes. Agé de qua-
rante ans quand Henri II mourut, il dut fournir vers ce
temps-là le premier éclat d'une carrière dont ses gravures ne
datent que les dernières années. Il est à croire que le manus-
crit des Troades, gardé à Chantilly, est illustré de sa main.
Les grisailles incontestées abondent. Elles sont parfaites
d'invention et de stvle, et d'une exécution qui enchante. Seul
parmi les Français d'alors, Delaune mérite le nom d'un grand
maître. Une fois de plus, la dernière il est vrai, il faut que
l'historien de l'art français réserve ce nom à l'auteur d'aussi
petits ouvrages.
Depuis la mort de Henri II, survenue en iSJq, l'activité
du Primatice, déjà ralentie dans le domaine de la peinture,
semble s'y etfàcer tout à fait. Son dernier grand ouvrage en
ce genre doit être placé sur cette limite. C'est la chapelle de
l'hôtel de Guise, depuis de Soubise, à Paris. Elle a subsisté
jusqu'au début du siècle écoulé, et on peut encore l'étudier
dans quelques dessins et copies que les descriptions anciennes
ont permis de reconnaître. Elle comportait un ensemble où
la voûte, le dessus d'autel et les frises formaient une seule
composition. Le cortège varié des rois mages dans celles-ci
s'avançait vers la crèche du Sauveur, sous une gloire d'anges
ei quelques apparitions célestes, que la figure du Père Éternel
dominait.
Depuis lors on ne connaît aucune peinture du maître,
que deux tableaux à fresque dans la chambre de Madame
d'Etampes à Fontainebleau, exécutés dix ans plus tard à la
place de deux fenêtres murées à cette époque. L'un repré-
sente Alexandre entretenant une femme nue. l'autre ce héros
faisant serrer les ouvrages d'Homère.
Cette abstention définitive s'explique par des raisons
diverses, où le soin que donnait au Primatice sa nouvelle
charge de directeur des Bâtiments du roi, tient la princi-
pale place. Il l'eut en remplacement de Delorme, dans les
premiers jours du nouveau règne. Peu après, la reine mère
Catherine de Médicis, devenue toute-puissante sous des
princes enfants, y ajouta la direction de ses bâtiments parti-
culiers. Une autre diversion de son activité fut la sépulture
de Henri II, et des monuments de bronze et de marbre exé-
cutés dans l'atelier de Nesle, pour contenir le cceur des feux
rois. Dans ce nouvel emploi de ces talents, le Primatice ne
laisse pas de soutenir avec plus de résultat que jamais,
l'influence de son école.
En i56i, Nicolo le remplace tout à fait aux peintures de
la galerie d'Ulysse, dont une grande partie d'ornement res-
tait à faire. On peut croire que Roger de Rogery entreprit
alors dans une des salles hautes du pavillon des Poêles la
suite détruite de l'Histoire d'Hercule. A l'étage au-dessous,
Catherine augmente les appartements commencés par son
mari. Elle bâtit dans le jardin la Laiterie ou Mi-voie. Des
peintres de peu de renom, Mazery, Renout dit Fondet, tra-
vaillent à ces divers ouvrages, les derniers qu'on ait vus avant
que la Saint-Barthélemv (1572!, en portant à son comble le
trouble des guerres civiles, eut achevé de nover l'autorité
royale.
Charles IX n'v devait survivre que deux ans. Peu avant
cette fin de règne s'achève la carrière du Primatice et celle
de Nicolo. On a vu les effets de celles-ci pour la France; il
convient d'ajouter maintenant ce que l'Europe en recueillit.
Vasari conte qu'après la mort du Rosso, on vit paraître
en Italie un grand nombre de gravures de l'école de Fon-
tainebleau. C'était comme un retour que cette école rendait
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
37
à la nation dcjni on la vit sortir. Cependant tout porte à
croire que l'influence qu'elles eurent ne dépassa pas le
domaine de l'ornement. Du côte des Flandres au contraire,
cette influence s'dtendit à tout.
La cause n'en est pas seulement dans les estampes et
dans les dessins qu'on transportait, mais dans les voyages
bientôt multiplies des artistes qui venaient étudier en France.
Le prestige de l'Iialie les attirait depuis un demi-siècle, et
sous l'influence de celle-ci, l'art des Pays-Bas avait renouvelé
entièrement ses méthodes et ses aptitudes. La longueur du
voyage fut cause qu'on saisit bientôt l'occasion de recueillir
d'un lieu plus rapproché, ces enseignements. Ce que le Rosso
et le Primatice avaient mis de fameux modèles à portée du
nord de l'Europe, pouvait jusqu'à un certain point tenir la
place de l'Italie même. Si l'on y joint l'attrait de la nou-
veauté, on ne s'étonnera pas de ce que dit M. Hymans, qu'en
L SNLKVKUE.NT DK PROSKnpIXK, PAR XICOLO
Collection du duc de Suthertand t Londresi
ce temps-là Fontainebleau fut l'Italie des Flandres. Tout ce
qui ne voulut ou ne put aller plus loin, s'alimenta de cette école.
Léonard Thiry, qui travailla sous le Rosso, était retourné
à Anvers, où il mourut en i55o. Nul doute que (le premier
peut-être) il n'ait rapporté chez ses compatriotes quelque
chose des les'ons d'un si excellent maître, dont plusieurs
estampes de sa main le montrent plein. L,e célèbre Stradan
vint en France aux environs de 1548. et Spranger peu après
i565. Lambert Lombard, .■Vdam Verburcht visitèrent aussi
notre pays. Adrien Crabeth y mourut à Autun. en i353. Le
vieux Breughel, Pierre VIerick y parurent également. En 1 566
on voit Aper Fransen, Jérôme Franck, Jean Demaeyer,
38
LES ARTS
Denis d'Utrecht et Corneille Kétel, séjourner pour le soin
de l'e'tude à Fontainebleau. A Jérôme Franck, qui se fixa
chez nous, il faut joindre alors son frère Ambroise, et Cor-
neille Floris, neveu de Frank-Flore, envoyé expressément à
Paris pour le même effet. Les visites que Lucas De Heere
faisait à la résidence royale sont mentionnées par Van
Mander; Thierry Aertsen, fils de Long Pierre d'Amsterdam,
y vint comme étudiant, avant d'y être comme peintre.
L'effet de ces rapports fréquents se reconnaît dans les
œuvres. De quelque manière qu'elles se soient exercées, les
influences de Fontainebleau sont parfaitement sensibles chez
Frank-Flore. Spranger et son élève Van Aak portèrent aux
flù
'-y -^^/
==— ---=:-lf^r<l/^"^
-■''>oo0^j'
extrémités de l'Europe et jusque dans le xvii= siècle, une imi-
tation que les estampes de Goltzius prolongèrent et éten-
dirent encore. Corneille de Harlem, Lambert Van Noort,
Van Hemessen, le graveur Wierix, tiennent plus ou moins
du même style. Ainsi, on ne doit pas s'étonner si ce qui devait
reparaître à Fontainebleau d'une école italianisante sous
Henri IV, fut en grande partie soutenu par les Flamands.
Sous-colonie de l'école dont j'achève l'histoire, le rameau des
Flandres, nourri d'une meilleure sève, allait bientôt nous
être rapporté, et servir à ce renouveau.
En Angleterre la même action se fait sentir. De grandes
décorations de stuc commecelles qu'on voit à Hardwick-Hall,
l^-
M
^V
J A
Photo Giraudon
LA OÉOMKTRIB, PAR KTIENNB DELAUNE
Dessin. — Musée Condc tChaniillyi
sont un effet de l'importation directe des exemples du Prima-
tice. Un dessin de décoration pareille se trouve dans les car-
tons du Louvre, avec la rose de Lancastre et la devise Honni
soit qui mal y pense. Lucas Penni, quand il quitta la France,
s'en alla travailler, dit-on, pour les graveurs en Angleterre.
En 1 566, on voit que Gilles Godet, imprimeur français, faisait
à Londres commerce d'estampes du genre de celles que la rue
Montorgueil mettait en vente, dans le style de Fontainebleau.
Ainsi cette école, à peine fondée, se répandait partout au
dehors. La mode imposait ses exernples en différents points
de l'étranger. Ce qu'elle eut d'effet en sculpture n'a pas sa
place ici. Ce que dès l'origine Jean Goujon tint d'elle, ce
qu'un Germain Pilon, ce que l'atelier de Nesle recueillit de
son dessin et de son style, appartient à d'autres ouvrages.
On ne doit pourtant pas l'oublier, quand on traite de son
importance. L'influence sur les autres arts, qui sous le Pri-
matice revenait à la peinture, est cause que le sujet s'étend
bien au delà des bornes de cette histoire.
Il faut avouer que quelque chose de tant d'éloge doit être
rapporté à la France. Quoiqu'elle n'ait pas donné naissance
aux maîtres auteurs de cette école, ils n'ont travaillé que pour
lui plaire, et cette direction de leurs talents eut pour effet
de mêler quelque chose du génie français dans leurs œuvres.
Des historiens de l'art primitif remarquent volontiers la
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
39
"^^ ^.
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rho(o Btiiitrt. Clrmiitl el Cit.
UI.Y3SH l'.VSKVBLISS.VNT LES PHKTRNDANT», PAR LE PRIUATICK
Oossia ori}j;iDal pour la Galeriu d'I'lysso (détruite) à Footaioebleau
Collection Àlhertiiit (Vienne)
md'mc chose de Bcauncveu et des Limbourg, qu'ils vont
là-dessus jusqu'à tenir pour Frani;ais. Sans accorder au Pri-
maticc non plus qu'à eux cette qualitti, n'oublions pas que
ce maître vdcut quarante ans en France, que les suffrages de
nos compatriotes ont bàii toute sa renommée et inspiré tous
ses efl'orts, que de chez nous rayonna le foyer qu'il allumait,
et que l'autorité et le prestige '
de son œuvre ne sauraient être
distingués de ceux que prenait
le goût français dans le monde.
D'autres Italiens, venus plus
tard, ne purent que s'y ranger
et prêter leur concours. Ce
qu'ils apportèrent de chez eux
se confondait dans cette déri-
vation désormais indépendante
de l'art italien. Ainsi, quoique
étrangère de race, l'école de
Fontainebleau se francisait d'a-
doption, autant qu'avait pu le
faire celle des vieux enlumi-
neurs de Flandre. La France
n'a pas plus le droit de rejeter
l'uneque l'autre. Quant à l'hon-
neur qu'elle tire d'un pareil
patronage, il était cette fois au-
dessus de tout ce qu'on avait
jamais vu.
APOLliiN IXNS I ( »IO^F DC IION. PAR IR PRIUATICI
Oossin original pour la '• compartiment do 1* \oiU« de la Galorio d'Ulvase (détraita)
à FonlaÎDcbleau
CeiUttlio» Àlherline (rU»n»>
Le Primatice s'était accoTumodé en France au point de
n'y plus même passer pour étranger. Il y vivait sur un grand
pied, dans l'incessante fréquentation de la cour. Un de ses
neveux s'y maria et fit de son nom, anobli par le roi, le nom
d'un baron français, dont la descendance s'éteignit bientôt il
est vrai. Le maître lui-même mourut en 1570, à l'âge de
soixante-cinq ans. Nicolo le
suivit l'année d'après dans la
tombe. C'était la fin de ce qu'on
doit appeler la première école
de Fontainebleau.
On ignore qui recueillit du
côtédc la peinture le poidsd'un
siéclaiani héritage. Une menue
descendance de peintres de-
meurait pourfournir aux com-
mandes de la cour. Le désordre
aigu des guerres civiles ne les
éteignit pas tout à fait. Mais
avant de passer au détail de ce
qui suivit ce grand changement,
il faut retourner en arrière, et
joindre, pour le temps qu'on
vient de parcourir, l'histoire
d'une école différente, que sa
gloire plus réduite n'cmpèche
pas de mériter toute Tattention
des connaisseurs.
L. DIMIER.
iA suivre.)
HOUDON ANIMALIER
HoinoN a-t-il été animalier? Dans une brochure ré-
cente, intitulée: Un Lévrier, terre cuite originale
de Jean-Antoine Hoiidon, M. Georges Giacometti,
statuaire-expert, s'est posé cette question et l'a
résolue avec un luxe de démonstration peut-être un peu inu-
tile, puisqu'il eût suffi de relever la mention de « plusieurs
animaux en marbre » exposes par Houdon au Salon de 1777,
le curieux passage (déjà cité par Montaiglon) de la Corres-
pondance de Grimm relatif à une certaine grive sur laquelle
nous allons revenir tout à l'heure, enfin les indications des
ventes faites par Houdon en i 795 ou par ses héritiers en 1828,
dans lesquelles figurent, outre la fameuse grive, deux oiseaux
morts, un cerf et un
chien.
A ces textes sou-
vent cités, nous en
pouvons ajouter
quelques autres qui
sont inédits ou à peu
près, M. Délerotles
ayant utilisés mais
non publiés com-
plètement dans sa
notice parue en
i856. Ils sont tirés
d'une liste manus-
crite d'œuvres de
Houdon rédigée par
lui-même et que
nous publierons
bientôt in extenso.
Le no 28 porte : un
Petit Chien en
marbre. Le
n» 3o, lin Serin
couché sur un
tombeau en
marbre. — Une
Perdrix e n
marbre.
Qu'est-ce que ce
petit chien ? Serait-
ceceluidontM. Gia-
cometti a remarqué
très ingénieusement
une image parmi les
bustes, urnes ou mé-
daillons dont s'en-
combre l'atelier de
Houdon dans le cu-
rieux tableau de
Boilly de la collec-
tion Emile Peyre?
Cela est possible.
Nous ne savons rien
delà perdrix; quant
au serin, nous ne
pouvons nous em-
pêcher de songer en
lisant la mention de
son tombeau, à ce
curieux petit céno-
taphe en terre cuite
exposé au Musée de Cluny, où se lit l'inscription : Cy-git
Fiji, et sur le sommet duquel trois serins singent si drolati-
quement la pantomime macabre des tombeaux classiques
à la manière de Slodtz ou de Pigalle. L'exécution seulement
un peu froide et sèche des animaux, dans la terre cuite de
HOUDON. —
Appartient à M. le
Cluriy, ne nous permet pas de la donner sans hésitation à
Houdon, étant donné surtout que nous avons ici le point de
comparaison indiscutable qui faisait défaut à M. Giacometti
pour étayer la laborieuse, plausible, mais malgré tout un peu
vaine attribution de son lévrier au maître sculpteur.
La grive, en etfet, la fameuse grive qui faisait l'admiration
de Grimm, qu'il déclarait « d'un effet prodigieux », au sujet
de laquelle il citait des mots d'enfant, demandant « si l'on
faisait des plumes avec du marbre » et que M. Giacometti
invoquait sans la connaître, elle existe et la preuve en est
dans la reproduction que nous pouvons mettre ici sous les
yeux des lecteurs des Arts, grâce à la très courtoise auto-
risation de M. le
comte Gabriel de
Castries qui la pos-
sède aujourd'hui et
qui nous a permis,
il y a déjà long-
temps, de l'étudier
chez lui à loisir.
C'est bien « l'oiseau
mort,lespaitesatta-
chées à un clou »
que désigne, sans
indication de ma-
tière, le catalogue
de 1828. M. de Cas-
tries croit que l'ob-
jet était bien avant
i828danssafami]le.
Il est possible, en ce
cas, que Houdonait
gardé dans son ate-
lier une répétition
en marbre, une terre
cuite, peut-être le
plâtre original et
que nous ayons ici
le marbre même du
Salon de 1777.
Il est signé seu-
lement Houdon. f.
en caractères cur-
sifs, dont l'allure
bien reconnais-
sable, ne laisse au-
cun doute sur la
qualité de l'inscrip-
tion. Quant au mé-
rite du morceau en
lui-même, ilesi frap-
pant et parle à nos
yeux ainsi qu'à ceux
de l'enfant dont
Grimm invoquait le
témoignage comme
<i plus flatteur pour
l'artiste que les
éloges exagérés des
connaisseurs ». Il
prouve surtout, du
reste, à côté de la
passion de réalisme
innée chez Houdon, son extraordinaire virtuosité; c'est un
tour de force, une sorte de chef-d'œuvre dans le traitement
du marbre que le bon ouvrier a prétendu, sans doute, exé-
cuter dans ce morceau savoureux et caressé à plaisir.
PAUL VITRY.
LA nmvR i marbre)
comte Gabriel de Castries
TRIBUNE DES ARTS
De Francesco Laurana
(I)
Londres, le l>> juin, 1905.
Monsieur le Directevr,
Vos anciens abonnés ne peuvent manquer
de se souvenir de la controverse si intéressante
qui se poursuivit, en 1902, dans les pages de
votre revue, au sujet des œuvres attribuées
par M. Bode à Francesco Laurana.
En mars 1902, vous reproduisîtes par la
photographie, ce merveilleux buste d'une prin-
cesse de Naples, qui est'une des gloires du
Musée royal de Berlin.
Deux mois plus tard, vous avez publié de
remarquables lettres traitant le même sujet et
émanant d'autorités apparemment fort compé-
tentes, qui se prononçaient contre la » manie
attributive » de M. Bode.
Voir I.CS Arts, n"* 2, 4 et 12.
Quoi qu'il en soit, il me parait intéressant
de vous signaler ma découverte, en Angle-
terre, d'un autre chef-d'œuvre de Laurana,
qui est une des perles de la collection d'un
amateur éclairé, lecteur assidu de votre jour-
nal. Il s'agit d'un autre masque de marbre
blanc, aussi parfait que ceux à Berlin et à
Villeneuve-lez-Avignon. Ce masque de femme,
aux yeux à moitié fermés, a bien la pureté de
lignes, la génialité, la profondeur du senti-
ment et de l'expression, avec un sens juste
de la vérité dont parlait un de vos correspon-
dants.
Je ne sais si la publicité que vous pourrez
donner à ma note fera quelque chose pour
hâter la solution du problème de la paternité
des œuvres que l'éminent M. Bode attribue à
Francesco Laurana, mais il m'a paru juste de
faire connaitre à vos lecteurs l'existence d'une
autre de ces exquises effigies, aux yeux baissés,
que tous — maîtres et profanes — peuvent
admirer sans réserve et louer sans arrière-
pensée.
Veuillez agréer, .Vionsieur le Directeur,
l'assurance de ma haute considération.
GEORGE FERRIER.
MA8UUB UK FKMMK (inarbrv blanc)
Attribue a FRANCESCO LAURANA
Le Retable du Parlement "
Monsieur le Directeur,
Je n'ai pas qualité pour intervenir, au point
de vue de l'œuvre elle-même, dans le débat
que vous avez institué au sujet du Retable du
Parlement de Paris. La logique des déductions
de M. Amédée Pigeon ne m'est d'ailleurs pas
apparue clairement.
Je ne relèverai qu'un point de détail. Pour
donner plus de force à sa démonstration et
établir l'identité du sceptre que tient le Roi
dans le retable, avec le sceptre du couronne-
ment des rois de France qui se trouve exposa
dans la galerie d'.Apollon, M. .\médée Pigeon
suppose que la statuette d'or qui le surmonte,
et qui ne se trouve pas dans le sceptre du
retable, est une addition postérieure au
xiv= siècle. .Affirmons une fois de plus que,
dans l'étude des œuvres d'art, de bons yeux
valent mieux que la plus serrée des dialec-
tiques. La figure du patron de Charles V qui
surmonte le sceptre, ce Charlemagne,d'attitude
si noble et si grande, dont le manteau tombe
avec de si beaux plis, porte le caractère formel
des plus belles œuvres peintes ou sculptées de
la deuxième moitié du xiv siècle.
Le sceptre de Charles V est resté intact, tel
qu'il était au xiv siècle, si l'on veut bien se
reporter aux termes de l'inventaire des joyaux
du trésor de l'abbaye de Saint-Denis, dressé
en i38o.
GASTON MIGEON.
m Voir Us Arit. n— .''7. ?<( cl 41.
Chronique des Ventes
Depuis ma dernière chronique, nous avons
traversé la grande saison des ventes. Aussi les
vacations importantes se sont elles succédé
sans interruptions, amenant cet encombre-
ment, ce surmenage annuel de deux mois,
contre lequel on tente vainement de réagir.
.\u début d'avril. MM. Lair-Dubreuil et
Bing vendent les antiquités de la collection
Philip qui donnent 190,000 francs comme
résultat. Un buste d'homme en prime d'éme-
raude de la i8« dynastie égyptienne est adjugé
1 5,000 francs; une tète colossale d'.Mexandre
le Grand, en marbre de Paros, monte à
19,300 francs. Une tcte de Sérapis et une tète
de Dvonisos en marbre font 14,700 francs
et 1 3,700 francs, et un bronze représentant
un griffon ailé, travail du iv« siècle, est poussé
à 1 3,000 francs. Entre temps on opère la
vente de la bibliothèque Daguin où un
libraire de Londres se fait adjuger 33.800 fr.
un exemplaire de l'édition originale du Cid,
daté de 1637. MM. Delesire et Durel
obtiennent là un total de près de 3oo,ooo fr.
42
CHRONIQUE DES VENTES
Au milieu d'avril, une vente, dirigée par
M= Chevallier et MM. Mannheim et Ferai, et
compose'e d'objets d'art et tableaux provenant
de diverses collections, donne un chiffre de
43 r, 000 francs. Les tapisseries plus en vogue
que jamais se payent cher. Un panneau d'Au-
busson du xviii= siècle représentant le Colin-
Maillard, d'une qualité rare comme compo-
sition et coloris, est poussé à 33,(3oo francs,
doublant la demande. Un salon en tapisserie
de la fin du xvni= siècle grimpe à 3 i ,600 francs,
et un autre en Beauvais à médaillons de fleurs
à 23,000 francs. Trois tapisseries verdures du
xvi<^ siècle, de la fabrique de Bruxelles, sont
enlevées à 19,500 francs. Un pastel. Portrait
de Mademoiselle Huqiiier, par Perronneau,
est adjugé 19,000 francs.
Les amateurs du xv!!!"-' siècle se trouvent
réunis à la fin d'avril, à la salle Petit, où
M= Chevallier et M. Mannheim dispersent la
collection Guttierez de Estrada qui produit
487,000 fr. en deux vacations. La moyenne
des prix est excellente. Une surprise se pro-
duitavecune petite pendule époque LouisXVI,
en marbre blanc et bronze doré, qu'un mar-
chand enlève de haute lutte au prix de
32,000 francs, sur une estimation de 6,000 fr.,
et contre le prix de i 1,000 francs à la vente
Marquis en 1889. On adjuge à 20,5oo francs
deux tapisseries flamandes époque Louis XIV
et 19,500 francs deux autres analogues. Les
porcelaines anciennes de Chine voient chaque
jour leur prix augmenter. C'est ainsi que l'on
pave 27,000 fr. un pot de la famille verte à
réserves fleuries, et 20,5oo francs deux poti-
ches de la même famille, décorées de réserves
sur fond bleu soufflé.
Quelques jours avant, à la vente de la col-
lection de feu le peintre Giacomelli, avait passé
un très beau portrait, par Madame Vigée-
LeBrun, représentant Madame de Gourbillon,
qu'un amateur a fait monter à 23, 000 francs
sur une demande de la moitié. A cette même
vacation, un dessin par Millet a atteint
12,100 francs.
Avec le mois de mai, commence la grande
poussée et l'on ne connaît plus ni trêve ni
repos. La vente de la collection de feu M. Ro-
chard ouvre la série. Les gros prix sont là
pour des tapisseries. On acquiert pour
33,000 francs ■ une tenture flamande du
xvii= siècle tissée de métal.
Vient ensuite la collection de Madame
Warneck qui produit 202,000 francs et donne
de beaux prix pour des bronzes italiens des
xv= et xvi= siècles. Le principal est une sta-
tuette d'Arion enlevé par un cheval marin,
travail vénitien du xv" siècle, qu'un antiquaire
paye 21 ,200 francs.
Dans le même temps, M'^ Lair-Dubreuil
adjuge 52,200 francs une suite de sept belles
tapisseries d'Aubusson du xvin« siècle a
sujets chinois, d'après Leprince.
Mais le grand événement de la saison est la
vente de la collection Michel Boy qui occupe
la salle Petit pendant neuf jours et fournit un
total de 1,407,000 francs, sous la direction de
M« Chevallier assisté de M. Mannheim. Cette
vente est une sorte de répétition de la vente
Lelong, celui qui forma cette réunion d'objets
étant lui aussi un ancien antiquaire. Jamais,
de mémoire d'amateur, on ne vit pareil em-
ballement pour les objets d'art des époques
gothique et Renaissance. Le moindre bibelot
se paye cher et quant aux pièces de qualité
rare on ne connaît plus pour elles aucune
limite. Le premier jour on s'arrache les
faïences orientales et italiennes. Un plat de
Valence du xv= siècle atteint 9,000 francs; un
bassin hispano-mauresque, 7,200 francs et une
coupe de Faenza, 8,000 francs.
Pour les ivoires, les émaux champlevés et
peints, la verrerie, etc., on fait des folies.
Dans les ivoires, un autel portatif en forme de
coffret, travail arabe du xv= siècle, est adjugé
40,000 francs à un antiquaire de Florence sur
une estimation de 20,000 francs. Grande
bataille aussi pour un groupe du xiv« siècle,
La Vierge au berceau, que l'on pousse à
62,500 francs, le double de la demande. Pour
les émaux champlevés, la lutte est aussi vive.
On fait monter à 37,25o francs une chasse du
xn« siècle décorée de personnages en relief, et
à 18,000 francs une petite boiie aux saintes
huiles du xni= siècle. On paye 1 5, 000 francs
une petite châsse du xni= siècle et 2o,5oo fr.
cinq plaques de ceintures en émail cloisonné,
de travail hispano-mauresque du xv^ siècle.
Même ardeur pour les émaux peints dans
lesquels un triptyque, par Nardon Pénicaud,
représentant la Crucifixion, est poussé à
64,000 francs. Une plaque, par Monvaerni, le
Baiser de Judas, atteint 27,600 francs; une
autre, par Léonard Limosin, 25,5oo francs, et
une autre, par Jean Pénicaud, 20,000 francs.
La verrerie offre une pièce remarquable sous
la forme d'une aiguière en verre bleu émaillé,
de travail vénitien du w" siècle, qu'un de nos
grands antiquaires parisiens paye 53,2oofr.
Dans les bronzes, le numéro de vedette est une
statuette de saint Sébastien en bronze alle-
mand du commencement du xvi' siècle, que
l'on paye 61,000 francs sur une estimation
de 40.000 francs. Comme tapisseries, deux
grandes tentures du xvi= siècle à grands per-
sonnages sont enlevées à 24.000 francs et
32,000 francs.
Le 25 mai, passe, sous le marteau de
M= Chevallier, la collection de tableaux an-
ciens de M. Edwards. On obtient un produit
de 194,000 francs et des adjudications dépas-
sant les demandes de l'expert, M. Ferai. On
donne là 27,500 francs pour une nature
morte de Chardin. La Soupière d'argent, qui
avait été payée 2,35o francs en 1869. Un por-
trait de Largillière. par lui-même, atteint
18,200 francs ; un petit tableau, par Wouwer-
man, le Maréchal ferrant, fait 18,000 francs:
un portrait de jeune homme, par Reynolds.
1 3,200 francs; un grand portrait d'homme,
par Goya, 16,100 francs et deux scènes de
courses de taureaux, par le même, 14,000 et
1 1,000 francs.
Le peintre espagnol Goya est en ce mo-
ment grand favori et ses œuvres sont très recher-
chées. Aussi, dans une vente qui avait lieu, le
27 mai, à l'Hôtel Drouot, on a vu la sensa-
tionnelle enchère de 77,000 francs pour un
Portrait présumé de la duchesse d'Albe, par
Gova, dont l'expert, M. Paulme, avait
demandé 3o,ooo francs. A cette même vaca-
tion, un pastel, Portrait de femme, par Ro-
salba Carriera, a atteint 2 5, 000 francs.
Plusieurs ventes de tableaux modernes se
sont aussi produites en mai, celles des collec-
tions Pasquier, Madame S..., Bérard, Heugel,
et Blanquet de Fulde, toutes dirigées par
M= Chevallier, assisté dans une de M= Lair-
Dubreuil et avec le concours des experts
Georges Petit, Haro et Bernheim jeune.
A la vente Pasquier, l'œuvre principale est
la Danse de l'Aimée, par Fantin-Latour, qui
monte à 2 i,3oo francs. Parmi plusieurs Ziem,
un fait 14,700 francs, tandis qu'un Corot
atteint io,5oo francs et un pastel de Lher-
mitte, 10, 100 francs.
La vente de la collection de Madame S...
donne un total de 211,000 francs. Une toile
importante de Jacque, la Bergerie, n'atteint
pas la demande avec 48,000 francs. Des Ziem
se payent de 6,000 à 10,000 francs.
Avec la collection Bérard, l'école impres-
sionniste remporte un succès, surtout en ce
qui concerne les œuvres de Renoir, dont la
Fête de Pan, fait i5,ooo francs; une Fillette,
1 3,200 francs, et une grande composition,
l'Après-midi des enfants à Vargemont,
14,000 francs. On fête aussi Claude Monet et
l'on donne 27,100 francs pour la Débâcle, et
i5,5oo francs pour les Bords de l'Epte. La
Petite Cigale, de Berihe Morizot. trouve
preneur à 11,200 francs, et deux Sislev dé-
passent 10,000 francs.
La collection Heugel produit 289,000 fr.
avec quelques tableaux très importants de
l'école romantique. Une œuvre maîtresse, par
Eug. Delacroix, la Chasse aux lions, est adju-
gée 65. 000 francs, tandis qu'une autre, le
Christ en croix, reste à i5,ooo francs sur une
demande de 35, 000 francs. Un marchand de
New-York paye 61,000 francs la Baigneuse,
par Millet, qui avait fait 48,000 francs à la
vente Saulnier en 1892; la Petite Gardeuse
d'Oies, par Millet, . grimpe à 56, 000 francs
contre 38, 000 francs en 1894. Dans la Forêt,
par Rousseau, fait 3o, 000 francs; un Paysage
de l Artois, par Corot, 32,5oo francs.
A la vente Blanquet de P'ulde, le résultat
se chiffre par 227,000 francs. Un paysage, par
Daubigny, la Terrasse d'Andresy, reste à
20,000 francs; la Rafale, par Corot, demeure
à 18,000 francs, et Mont-de-Marsan, du
même, à i5,ioo francs.
A Londres, il y a eu aussi des ventes im-
portantes qui ont donné des adjudications
sensationnelles dont la principale a été celle
de 406,875 francs, obtenue par un biberon en
cristal de roche gravé, ayant la forme d'un
animal fantastique avec monture en or,
émaillé de travail allemand du xvi= siècle.
C'est le plus haut prix obtenu par un objet
d'art en vente publique. La vente de la col-
lection Huth qui a produit plus de trois mil-
lions avec des objets d'art, tableaux et
estampes. & é\é \q great event de \& saison.
Le clou a été le prix de 147,500 francs
donné pour un vase en ancienne porcelaine
de Chine a fond bleu décoré d'une branche de
prunier fleurie. Deux coupes et un vase en
vieux Chine, fond vert, à feuillages en mauve,
ont fait 67.500 francs, et une paire de vases à
fond bleu décorés de réserves, 48,550 francs.
Dans les tableaux, un portrait du danseur Vcs-
tris, par Gainsborough, a atteint 119.415 fr. ;
un paysage par Crome, 78,000 francs; un
tableau par Morland, 52, 5oo francs; un Cons-
table, 44,000 francs; deux paysages par Corot
ont dépassé 5o,ooo francs chacun. Dans
les estampes de l'école anglaise, on ne connaît
plus de limite de prix, et l'on pave 3i,5oo fr.
une épreuve de Lady Bampjylde, d'après
Revnolds, par W'atson. D'autres épreuves,
d'après le même, ont dépassé 20,000 francs.
Enfin, dans les premiers jours de juin, à la
vente de la collection Twemouth, on a battu
tous les records avec un prix de 222,375 francs
pour un Portrait de Lady Raeburn, par
Raeburn. et celui de 173.250 francs pour un
Portrait de la comtesse de Bellament. par
Revnolds.
A. FRAPPART.
Directeur : M. MANZl.
Impriiueria Manzi, Joyant de C", Asoiéres.
U ùittaX : G. BLONDIN.
LES ARTS
N" 4 3
PARIS — LONDRES BERLIN — NEW-YORK
Juillet u)o«s
^HPI^H
^^^^^^^.^^ '^ ir«.^^^^^|
^^^^^^ME^ <^^^^^^^H
RODIN. — nusTE DE VICTOR H l' G o (itiarbre)
(Collection de M. Henri Rochefori)
p.-?. PRnD'HOV. — 1,1! THinvpnr nri arts /ilessiiil
LA COLLECTION DE M. HENRI ROCHEFORT
II, n"v a guère que deux espèces de colleciionneurs : ceux
qui achètent ei ceux qui dénichent. Si j'avais eu de
la fortune, je l'aurais certainement employc'e à acheter,
mais comme je n'en avais pas, je me suis perfectionné de
mon mieux dans l'art de dénicher.
La chasse aux tableaux, marbres et terres cuites, est
d'ailleurs de beaucoup plus intéressante que les autres, mais
elle est aussi inrinimcnt plus difficile, d'autant qu'on n'a ni
chien d'arrêt pour faire lever le gibier, ni chien courant pour
vous le rapporter et qu'on est tenu de ne se fier qu'à son
coup d'œil.
Il faut avoir longtemps pratiqué le sport artistique pour
se faire une idée des ruses d'Indiens Chacias auxquelles un
amateur un peu passionné est obligé de se livrer pour
arriver à suivre une piste et finir par débusquer l'ennemi.
En principe, on peut admettre que sur cent toiles qu'on
vous propose, il s'en trouve à peine une seule qui soit sus-
ceptible de vous séduire, et encore les toiles qui vous
séduisent sont elles presque toujours celles qu'on ne vous
propose pas.
C'est là une école qu'il est indispensable de faire en per-
sonne si on veut qu'elle vous profite. A l'instar des photo-
graphes, on est dans l'obligation d'opérer soi-même. On
n'apprend pas dans les livres à apprécier les tableaux. On
doit reconnaître la touche d'un peintre comme on reconnaît
sur l'enveloppe d'une lettre l'écriture d'un ami.
Toutefois, avant de parvenir à cette science, encore bien
DAVID TENIEHS. — i.i; itmi-ik
(Collcctinn de M. Henri Rocfiffnrt)
J.-B
-S. CHARDIN — PIERKOT EN PRISON
(Collection Je M. Henri Roche/oriJ
LES ARTS
précaire ei bien l'ragiic, que d'iiorreiirs encadrées ou non
vous ont passé sous les yeux! Sans compter que si le goût
du public change souvent, le vôtre se moditie aussi. Les
mêmes peintures qui m'enthousiasmaient dans mon jeune
âge me portent aujourd'hui sur les nerfs, et j'ai frôlé jadis,
sans m'y arrêter, des œuvres qu'il m'eût été loisible d'obtenir
pour presque rien, que je trouve superbes maintenant, et
qui, malgré mes
dédains d'une
autre époque,
sont montées à
des prix considé-
rables.
Il m'est tombé
dans les mains,
je m'en souviens,
une superbe An-
n on dation d u
Greco, signée en
toutes lettres
Théo toc opuli-
Greco, que j'ai
donnée je ne sais
plus à qui et qui,
à l'heure où nous
sommes, a une
valeur sérieuse.
Je me suis fait
adjuger il y a
bien près de qua-
rante ans, non
malheureusement
pour moi, mais
pour un ami, un
David et Saitl de
Rembrandt, pour
la somme alors
importante de dix
mille francs. Il y
a trois ans, j'étais
allé en Hollande
en ma qualité de
président du Co-
mité Boër afin de
m'entendre avec
nosamisduTrans-
vaal et j'ai retrou-
vé, au musée de
la Haye, où il oc-
cupe une place
d'honneur, à côté
de la Leçon d'ana-
tomie, mon David
et Saitl, que la
ville avait payé
deux cent quinze
AUG. PAJOU. — iiusTH ui!
(Collection de
mille francs. Habent sua fata libelli. On peut en dire
autant des tableaux. David, qui fut à la fois un très bon
peintre et un très grand criminel, ayant avec ses Satines,
ses Serments des Horaces, et ses pompiers fait tomber
à rien les plus délicieux Boucher, les plus exquis Frago-
nard et les plus adorables Lancret, a permis aux amateurs
comme le docteur La Caze que j'ai beaucoup connu,
comme M. Mar-
cille et M. Wal-
ferdin, chez qui
j'ai été rei,-u dans
ma toute jeu-
nesse, d'ac-
quérir à des prix
dérisoires des
merveilles du
xviii= siècle.
Croirait-on
ijau la fameuse
Servante de Hais,
que L a C a z e a
laissée au Louvre
et qui se vendrait
aujourd'hui un
quart de million,
il l'avait payée
trois cents francs?
Les Baigneu-
ses, de Frago-
n a r d , u n e des
perles du Louvre,
il les avait ache-
tées trois mille fr.
à M. Ferai père,
en 1854. On se-
rait, en 1905, heu-
reux de les acqué-
rir au centuple.
Ces évolu-
tions de la mode
ont eu, du reste,
leur revers. Des
maîtres comme
Van der Wertf,
comme le petit
Van Dyck, comme
les M i e r i s qui
faisaient prime,
ont subi une dé-
gringolade dont
ils ne se relève-
ront probable-
ment jamais.
Le flair de
l'amaieurconsiste
précisément dans
SON MouEi.ii uHDhNAïul-; (lerrc cuitei
Jtf. Henri Rochefort)
■B.-S. CHARDIN. — pierrot volsur
(Collection de M. Henri Rochefort)
LES ARTS
la prescience de l'avenir
Ce dont j'aimerais le plus
des articles d'art qu'il me
la gloire de Millet et de
Corot, alors méconnus,
quand ils n'étaient pas in-
juriés. J'avais à vingt ans
occupé au n° lo de la
rue des Beaux-Arts, une
ciiambre d'étudiant con-
tiguë à l'atelier de Corot.
J'y entrais quelquefois
ayant peine à ne pas en-
foncer mes semelles dans
les toiles éparpillées sur
son parquet. Et il me di-
sait avec un rire mélan-
colique que je ne compre-
nais pas alors :
« Vous pouvez en ra-
masser tant que vous vou-
drez : ça ne se vend pas. »
Je n'en avais pas moins,
pour cet admirable maître
dont un paysage suffit à
aérer une pièce, une sin-
cère admiration et lors-
qu'un peu plus tard je fis
mon apprentissage de
journaliste, j'écrivis dans
le Figaro, Je crois, cette
phrase qui étonna les ar-
tistes :
« Rien n'est plus beau
qu'un beau Corot. »
Plus tard encore, je
me rencontrai chez des
amis avec le peintre RoU
que je ne connaissais pas,
et qui me dit :
« Sans vous en douter,
vous avez e.xercé une vé-
ritable influence sur moi.
Vous avez écrit : « Rien
« n'est plus beau qu'un
« beau Corot. » Jusque-là
j'avais considéré sa pein-
ture comme négligeable.
Je me suis mis alors à
l'étudier et j'ai reconnu
qu'en effet rien n'était plus
beau. »
Millet avait exposé le
tableau superbe intitulé le
Bûcheron et la Mort.
Toute la presse élégante
des peintres, morts ou vivants,
à me vanter, c'est d'avoir, dans
serait facile de retrouver, prédit
ei pommadée avait poussé des hurlements. Je fus presque
seul à prendre la défense de ce merveilleux artiste qu'on
peut appeler : le Prud'hon des paysans. Et je formulai ce
pronostic :
« Malgré ces railleries
et ces attaques, l'heure est
proche où les toiles de
Millet se couvriront
d'or. »
Et je me trompais en
ceci : qu'elles sont au-
jourd'hui couvertes non
pas d'or, mais de bank-
notes et de paquets de
billets de mille francs.
C'est ma fierté, je l'a-
voue, de ne pas m'être
montré trop mouton de
Panurge. Toutefois, mes
prédilections m'ont tou-
jours porté vers les ta-
bleaux anciens à l'exclu-
sion des modernes. D'a-
bord parce qu'il est plus
facile d'acheter des gloires
toutes faites, peu de gens
ayant le temps d'attendre
qu'elles se fassent.
En second lieu, parce
que les Hollandais, les
Italiens, les Flamands et
les Français des derniers
siècles ont produit des
œuvres réellement incom-
parables. Un Velasquez,
un Van Dyck, un Ru-
bens, un Rembrandt —
Rembrandt surtout —
vous donnent à première
vue ce qu'on appelle « un
coup dans l'estomac »,
que j'ai bien rarement
subi devant une œuvre de
nos jours.
Il est en outre une
considération à laquelle
j'ai bien été obligé d'obéir :
celle du manque d'argent.
Qui a bu, boira ; qui a
joué, jouera; et qui a
acheté des tableaux, en
achètera. Mais si on a
écrit la biographie du
gentilhomme pauvre et de
l'étudiant pauvre, celle
de l'amateur pauvre serait
AUG. PAJOU. — DlooliMi (marbre)
(Collection de M. Heur i Roc he fo r t)
J.-H. FRAGONARD. — l'amour dans les roses
(Collection de M. Henri Rochefori)
LES ARTS
au moins aussi intéressante. Comme le joueur décavé
autour des tables de roulette, il rôde aux expositions de
l'hôtel Drouot, cherchant le tableau faussement attribué
dont il reconnaît le véritable auteur et dont la valeur pour-
rait échapper au public.
Il a le déboire quand l'objet vous passe entre les doigts,
mais il y a aussi le triomphe quand il vous reste entre les
mains. J'ai eu plus que personne peut-être de ces angoisses
et de ces joies. Étant tout jeune, il m'est échu à la barbe du
plus gros enchérisseur, une superbe étude du Saint Siméon
de la Présentation au Temple^ de Rembrandt, et que j'ai
acquise pour cette chose d'ailleurs relative et indéterminée
qui s'intitule : un morceau de pain.
Mon vieil ami Armand Fréret, membre de la Commis-
sion du Louvre et que je considère comme le plus fort de
nos connaisseurs, et moi, avons récemment eu la chance de
nous faire adjuger une étonnante vue d'un quartier de
Rome, œuvre de Velasqucz, qui a longtemps voyagé en
Italie et qui a souvent peint des sites et des études de villes
avec personnages.
Ce tableau, d'une intensité extraordinaire de ton, repré-
sente des gens du peuple se lançant des boules de neige, 5
A. -F. CALLET. — P[li>.lKT Dlî IM.M-'OND
(Collection de M. Henri liochefort)
exercice assez rarement praticable dans cette partie de
l'Italie. Dans le lointain, on aperçoit la silhouette du Coli-
sée. La perspective est, dans ce beau morceau, tout 'a fait
impressionnante. Il était resté pendant plus de quarante
ans accroché sous la poussière et le chanci au chevet du lit
d'un vieil Américain mort l'an dernier à près de quatre-
vingt-quinze ans. L'œuvre était intacte mais tellement sale
qu'il a fallu l'œil expérimenté d'Armand Fréret pour en
diagnostiquer l'auteur.
Les amateurs sans fortune ont des satisfactions que les
amateurs riches sont hors d'état de se procurer. Acheter un
tableau au prix d'estimation constitue un simple échange
de valeurs. La chose amusante, en dehors de toute question
d'économie, c'est de mettre la main sur ce qui a passé
inaperçu. On éprouve le juste orgueil de pouvoir dire aux
concurrents qui en somme sont l'ennemi :
« Je vous ai soufflé ce Guardi ou ce Tiepolo. Donc j'y
vois plus clair que vous. »
. La collection que je me suis faite et que les échanges ont
quelque peu transformée — car on se lasse quelquefois
d'avoir toujours les mêmes tableaux sous les yeux — a été
ainsi en majeure partie composée de trouvailles que sou-
LA COLLECTION DE M. HENRI ROCHEFORT
I-OUIS BOILI.Y. — PORTRAIT PRiiSUUé ou PKINTRK PAR LUI-MÈMB
(Collection de M. Henri Roche/ori)
10
LES ARTS
vent le hasard seul m'a procurées. C'est celles auxquelles je
tiens le plus.
A côté des déceptions, on a aussi de douces surprises.
Vous achetez une peinture ou une terre cuite dont l'aspect
vous a séduit. Une fois portée chez vous, un examen plus
minutieux vous démontre que la peinture est criblée de
repeints et que. la sculpture est un vulgaire surmoulage.
Que celui qui n'a pas souffert de cet « entôlage » ose lever
la main !
En revanche, il arrive, ce qui m'est arrivé il y a quelques
P.-P. PnUD'HOX. — L'ixxoniixcE (dossin au crayon noir
(Collection de M, Henri Hoche fort)
années, à savoir que sous des badigconnages à la détrempe
ou au vernis, on voit, après un léger nettoyage, surgir
quelque beau portrait original dont les possesseurs ont
confié la retouche à un restaurateur endurci qui a cru
devoir remplacer le pinceau du premier maître par le
sien.
J'avais acheté sans conviction, pour un prix très doux et
surtout pour le plaisir de dépenser mon argent, un portrait
de la Du Barry, dont après inspection je vis bien que la tête
était moderne et même fraîchement peinte. Un peu d'essence
de térébenthine sur du
coton suffit à enlever tout
ce maquillage, et la Du
Barry se transforma en
une vieille diaconesse hol-
landaise coiffée d'un serre-
téte qui lui bridait les
rides du front.
Ces fâcheuses décou-
vertes ne se produisent
pas seulement dans les
peintures ; les marbres et
les terres cuites ont aussi
leurs retoucheurs. J'ai
rencontré dans mesdéam-
bulations bibelotières, un
petit groupe de Clodion
représentant une « gim-
blette », c'est-à-dire une
jeune femme tenant entre
ses deux pieds levés en
l'air un petit chien auquel
elle présente un masse-
pain qu'on appelait alors
« gimblette ».
Boucher, Fragonard,
Challe, Baudoin, ont
peint des gimblettes et
les sculpteurs de leur
époque s'y sont mis éga-
lement. On pourrait s'é-
tonner de tant de coïnci-
dence, si une lettre du
temps que j'ai eue sous
les yeux ne m'avait appris
que c'était de la part de
ces charmants artistes un
acte de courtisanerie à
l'adresse de la Du Barry,
qui avait acclimaté à la
cour de Louis XV cette
étrange distraction.
Ma gimblette à moi
portant l'authentique si-
gnature de Clodion, creu-
sée en pleine pâte, était
rehausse do blanc)
LA COLLECTION DE M. HESRl ROCHEFORT
■
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1
JEAN DE BOLOGNE («ttribue à). — lucrbck expirant ^marbre, \vi«
siè>:lc)
iColleclion de M. Henri Rochefort)
12
LES ARTS
recouverte d'un enduit grisâtre tellement épais qu'il était
impossible de distinguer les finesses ordinaires de l'ébau-
choir du maître. Je supposai naturellement que cette croûte
impénétrable avait été appliquée sur mon groupe afin d'en
cacher les brisures ou les réparations. Pour en avoir le
cœur net, je me décidai à la faire ce qu'on appelle « décaper »,
et j'eus la plus agréable surprise en voyant après l'opération
que ma gimblette n'avait jamais subi la moindre avarie et
qu'elle était aussi pure et complète que si elle sortait de
l'atelier du grand sculpteur.
CLODION. — FAU.Mîssiî HT l'iîTiT FAUNE (terre cuite)
(CnUectioii de M. Henri Bnchefnrt)
Probablement, car la bêtise humaine est insondable, le
premier possesseur de cette delicie14.se figurine avait-il voulu
atténuer la nudité de la jeune femme en lui passant ce badi-
geon sur le corps comme il lui aurait passé une chemise.
Dans mes divers séjours en prison, ce dont je souffrais
certainement le plus, c'était la privation complète de toute
récréation artistique. Aussi, dès mon arrivée à Londres,
lors de mon dernier exil, n'ai-je pas perdu un moment pour
LA COLLECTION Dit M. HENRI ROCHEFORT
li
aller me régaler
des trésors d'art qui abondent en Angle- j'ai di3, la mort dans l'âme, me défaire
de cette perle.
terre. La maison
Christie, qui est là-bas l'hôtel des ventes. Mais, si jamais occasion de laisser une fortune à mes |
est celle où
héritiers s'est
aboutissent
offerte à moi.
^^^^^^HHI^H^^^^^^^^^^^^^^Hi^^^^^^^^^^^HHillHHHHII^H^^H^H^^HI^I^^^^^H
presque
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c'est bien
toutes les
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pendant mon
œuvres sor-
^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^H
séjour en An-
tant des gran-
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gleterre. J'ai
des collec-
dans plu-
tions. J'y ai
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sieurs articles
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publiés à
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Paris mais
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reproduits
C 0 n s t a b 1 e
dans un grand {
impression-
n o m b r e de ;
nants, comme
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journaux de
des Corot et
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Londres, si i
des Gainsbo-
ardemment
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de la pein-
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ture anglaise
que presque
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du jour au
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Londonniens
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se sont ou-
de Venise, de
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beaucoup de
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valeur leur
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avait échappé.
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Je n'avance
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rien là qui ne
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quer les prix
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ceau qu'il y
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q u ' a 1 1 c i -
gnaicnt tous
les jours les
tableaux de
cil \ni i:s II, noi ii'woi.rTKRHK (marbre)
ICotltctlom i* M. Htoti HtKktfari)
peintre de Veni
se «» la Rouge ». Malheureusement j'étais ses compatriotes, me répondit: « De qu(
)i vous plaignez-
proscrit , exposé
comme tel à toutes les vicissitudes ci vous ? ce sont vos articles qui les ont fait n
lonter. »
1 j
14
LES ARTS
Oui, j'ai pu acheter chez M. Coinaghi, le marchand de
Trafalgar Square, moyennant quatre ou cinq cents francs,
un Raiburn, Une Jeune Mère et sa Fille, qui aujourd'hui se
vendrait couramment cent mille.
Le même revirement s'est opéré sur les Thomas Law-
rence, longtemps négligés et aujourd'hui avidement recher-
chés. Sans mon imprudent emballement, il m'eût été assez
facile, malgré la modicité de mes ressources, de me com-
poser une importante collection de maîtres anglais dont
j'aurais ensuite eu tout le loisir de célébrer le talent.
LENAIN. — rAMiLi.E de i'aysans
(CoUectinn de M, JJenri Hochefort)
Comme il arrive souvent, j'ai mis la charrue avant les
bœufs.
Mais une de mes meilleures captures est celle de deux
superbes décorations de Chardin représentant l'histoire de
Pierrot, les personnages de la comédie italienne étant alors
très en vogue. Ce triptyque — car il contient trois toiles
séparées dont l'une fait depuis peu de temps partie de la
collection de M. Henri de Rothschild, — se compose d'un
Pierrot profitant de l'absence de ses maîtres pour voler dans
un bocal étonnant de transparence, de beaux poissons
rouges qu'il se prépare à plonger vivants dans une poêle à
frire pleine de graisse.
LA COLLECTION DE M. HENRI ROCHEFORT
i5
Dans un auire cadre, Pierrot (c'est celui de la collection
Rothschild) est à sa cuisine, épluchant des oignons dont les
émanations lui tirent des larmes.
Enfin, ayant été surpris au milieu de ses méfaits. Pierrot
est en prison, montant, auprès d'un tonneau, la garde avec
le balai dont il vient de nettoyer sa cellule. Son costume
blanc, tranchant sur le noir du cachot éclairé par une petite
fenêtre grillée, jette dans cette demi-obscurité une lumière
d'une finesse extraordinaire.
Cette ravissante fantaisie française m'a largement dédom-
PUGET. — KNr.v.NT coiniiK (marlircl
(CoUtclioH d* M. lUitri Bochtforl)
mage des tableaux anglais que j'avais eu la maladresse de
laisser passer sans les arrêter en chemin.
Ma passion artistique demeure d'ailleurs confinée dans
les tableaux et les sculptures. Je ne me suis jamais intéressé
aux meubles anciens, si élégants qu'ils fussent, non plus
qu'aux tapisseries devant lesquelles tant d'amateurs s'exta-
sient. J'aime, dans une œuvre d'art, sentir palpiter l'àme et
la personnalité de celui qui l'a créée. Un meuble, même du
faire le plus délicat, a toujours nécessité la collaboration
d'un certain nombre d'artisans qui y ont, chacun de son
côté, apporté leur savoir. Une terre cuite où Ton voit
encore le coup de pouce du maitre m'impressionne bien
autrement. J'ai acquis chez un marchand de la rue de
l'Abbaye, un Diogène de marbre en haut relief, ponant au
revers cette mention gravée très profond : Inivitlé et cont'
mencé par M. Saly, sculpteur ordinaire du Roi, professeur
i6
LES ARTS
à son ancienne Académie de peinture et sculpture en i~46.
Fini par Pajou, sculpteur ordinaire du Roi et professeur de
son Académie de peinture et sculpture en 177g.
On reconnaît tout de suite, dans cet intéressant mor-
ceau, le ciseau si original de Pajou. II a dû dire à Saly :
« Ce n'est pas ça, laissez-moi arranger votre Diogène à ma
façon. »
J'ai depuis retrouvé le nom de Saly sur un buste d'en-
fant, mais on y chercherait en vain ce grand air et cette
noblesse de formes qui s'imposent dans tous les marbres du
sculpteur ordinaire de la Du Barry.
Le Moïse du même Pajou voisine dans mon cabinet de
travail avec le dernier buste qui ait été fait de Victor Hugo,
lequel est un Moïse aussi, et qui le représente à l'âge d'en-
viron quatre-vingts ans. Ce beau marbre, signé Rodin,
m'est d'autant plus précieux que le statuaire y a travaillé
CABLE VAN LOO. — DANAii
(CoUei^tion de M. Henri Rochefort}
sous mes yeux. Victor Hugo coniinuellcmcnt sollicité de
prêter sa tête aux artistes de tous genres et de toutes
nationalités, avait fini par leur refuser nettement la pose.
Mais Rodin qui ne tenait pas à avoir le poète immobile
devant lui et aimait .beaucoup mieux le surprendre en
pleine vie, s'était installé dans la véranda de la maison et
saisissait les traits du maitre pendant que nous déjeunions
et causions dans la salle à manger,- séparée seulement par
une glace de cet atelier improvisé.
Il en est rJsulié une image tellement frappante que
lorsqu'elle est, le soir, éclairée par une lumière de côté il me
semble que je suis encore à table à côté de lui et que nous
continuons la conversaiion.
J'ai été bien heureux le jour où Rodin a consenti à me
céder cette œuvre palpitante qui est en même temps pour
moi un touchant souvenir.
Seulement tous les amateurs me comprendront. Quand
on se met à acheter on ne s'arrête plus. J'ai dans des
LA COLLLECTION DE M. HENRI ROCHEFORT
F. BOUCHER. — LE MARIAGE DE LA VIERGE
(Collection de M. Henri Rochefort)
réserves et des sous-sols des tas de toiles qui m'avaient
d'abord séduit, que j'ai remisées n'importe où, puis oubliées.
Depuis même que j'ai écrit cette notice, je me suis adjugé
AUG. PAJOU (attribué à). — ckcile Renault dans sa prison (terre cuite)
(Collection de M. Henri Roche fort)
plusieurs peintures qui ont actuellement toute ma faveur,
notamment un délicieux portrait de jeune patricien de
Venise, par Jean-Baptiste Tiepolo, qu'il faut se garder de
confondre avec Domenico Tiepolo son fils dit le « Tiepo-
letio ». Le personnage est vu de face, les doigts élégamment
posés sur les cordes d'une mandoline et il a l'œil noir
cynique et langoureux de ces figures sceptiques et déver-
gondées dont on re-
trouve les types dans
les Mémoires de Casa-
nova.
Je me suis également
enrichi d'un Canaletto,
une Vue de Venise, de
tout premier ordre. Trop
souvent le public non
initié prend pour des
Canaletto des tableaux
de son neveu Belotto,
qui a surtout laissé des
vues de Dresde dont la
qualité est sensiblement
inférieure aux magis-
trales peintures de son
oncle.
La National Gallery
de Londres possède de
ce dernier deux toiles
d'une rare beauté, dont
l'une est une procession
passant devant un grand
monument d'une touche
puissante et d'une cou-
leur rutilante. Par une
erreur que j'ai vue se
reproduire plusieurs
fois, le directeur du
musée anglais a écrit sur
le cartouche adapté au
cadre cette mention :
« Figures de Tiepolo. »
J'ai eu beau répéter aux
collectionneurs london-
niens que Canaletto
peignait ses figures lui-
même, qu'il était facile
de constater que celles
de la procession ciaient
du même pinceau que le
monument, qu'enfin on
n'y reconnaissait en quoi
que ce soit la main de
Tiepolo, rien n'y a fait;
les Anglais ont le culte
de la tradition et la men-
tion indiscutablement
erronée continue à s'épanouir au bas du cadre.
Bien qu'ayant une sympathie restreinte pour les primi-
tifs allemands ou flamands dont les diptyques, triptyques
et panneaux confinent à l'archéologie, il m'a été impossible
LA COLLECTION DF M. HENRI ROCHEFORT
«9
de passer indifférent devant une Vierge ait donataire qu'on
attribuait à Lucas de Leyde, mais dont je n'oserais garantir
l'auteur, bien qu'il en porte la marque et pour ainsi dire la
signature, laquelle se composait d'un paon faisant la roue
et de deux cygnes fendant l'eau d'un bassin. Les anciens
remplaçaient ainsi souvent un monogramme par une figure
CLODION. — LA aiVRLiiTTE (terre cuile)
(ColUtliom de ». llrmri Recttrforl)
de leur choix. Lucas de Cranach signe d'un serpent.
Garofolo d'une églantine blanche, de Bresse d'une chouette,
Lucas de Leyde d'un paon et de deux cygnes, mais en fait
d'achat de peintures, il faut avoir l'oeil défiant, et il est encore
20
LES ARTS
plus facile d'imiter un oiseau ou un reptile qu'une signature.
Les Arts veulent bien reproduire de moi deux bustes
pour lesquels j'ai posé devant les deux plus célèbres sculp-
teurs de ce temps,
Dalou et Rodin.
Exposés, l'un au
Salon de 1889,
l'autre à celui de
igo3, où elles
eurent un gros
succès, ces deux
œuvres accusent
nettement la diffé-
rence, je ne dis
pas entre le talent,
mais entre l'art
comme le com-
prenaient ces deux
maîtres. Le buste
de Dalou qui a
pour ainsi dire
jouéaveclebronze
est fouillé avec
une sûreté et une
puissance extra-
ordinaires dans le
« coup de pouce ».
La ressemblance
estaussidelaplus
scrupuleuse exac-
titude. C'est le
simple journa-
liste, l'homme
privé et intime.
Dans le bronze
beaucoup plus
grand que nature
dont Rodin a fait
une sorte de vi-
sion, apparaît
plutôt l'homme
public. C'est
comme la syn-
thèse de toute une
vie qui fut quel-
que peu agitée.
On sent là que le
modèle a passé
par des chemins
où il y avait pas
mal de pierres.
.le n'ai jamais
donné dans les
dessins, aujourd'hui très courus, surtout quand ils sont de
Watteau et qui ont atteint des prix peut-être exagérés, étant
donné qu'ils ne traduisent d'ordinaire que la toute première
THEOTOCOPULl un LE GRIXO. —
(Collection de M.
pensée de l'artiste. J'en ai pourtant récolté un très petit
nombre parmi lesquels un charmant profil de jeune fille
au crayon blanc et noir, par ce Prud'hon, qui sait donner
à ses têtes de
femmes des lignes
si pures et des re-
gards si candides.
J'ai aussi de lui
un projet tracé sur
papier à décalque
Ju Triomphe des
Arts, dont la
grande esquisse
fait partie du mu-
sée de Chantilly
laissé par le duc
d'Aumale à l'Aca-
démie française,
et c'est à peu près
tout.
Les pastels ac-
tuellement plus
en vogue que ja-
maisnemetentent
non plus guère.
Presque tous les
peintres, sauf La
Tour et Péron-
neau, spécialistes
de cet art compli-
qué, y perdent
leur personnalité.
Il est très difficile,
à moinsd'y décou-
vrir une signature,
de différencier un
pastel de Vanloo
d'un autre de Ma-
dame Vigée-Le
Brun. Or,onaime
généralement sa-
voir à qui l'on a
affaire.
A force de s'i-
nitier aux procé-
dés des grands
peintres dont le
Louvre nous
montre de si bril-
lants spécimens,
le goût s'épure et
on en arrive à éli-
S^'.NT l'IlANÇOIS !t ASSISIi HT UN .NOVlCi;
Henri Itochefort)
miner peu à peu
de sa collection tout ce qui ne cadre plus avec l'aspect définitif
sous lequel vous voyez la nature. Le rêve devient ainsi
l'assemblage d'une vingtaine de toiles choisies entre toutes
LA COLLECTION DE M. HENRI ROCHE EORT
21
RODIN. BUSTK DE HENRI ROCHEFORT ^brODZe)
(Collection Je M. Henri Roche/ort)
et qu'on garderait à l'exclusion des autres dont on s'est
généralement encombré. Malheureusement à cette heure la
rage est venue à tout le monde d'avoir sa galerie et la suren-
chère a fait
montera des
prix absolu-
ment inabor-
dables et ou-
trancters
toute œuvre
un peu re-
marquable.
Il yaquel-
ques jours,
j'ai assisté à
l'adjudica-
tion d'un
Goya certai-
nement sé-
d u i s a n t ,
quoiqued'un
dessin bien
incertain et je
me suis rap-
pelé qu'il y
a quarante
ans un de
mes amis,
l'ingénieur
Oudry, m'a-
vait prié d'al-
ler le pous-
ser pour lui
à une vente
qui avait lieu
dans une des
salles du bas
de l'Hôtel
Drouot. Le
tableau —
une jeune
Espagnole—
peut-être la
d uc h esse
d'Albe —
noncbalam-
ment éten-
due sur un
divan — fut
adjugée je
crois quinze
cents fr., plu-
tôt moins. Il
a été récem-
ment vendu au même hôtel, mais dans une salle du haut,
soixante-seize mille francs '.
UALOO. — Hcxtii aocHEroKT (bmaze)
(CaUeeOam de M. HemH Moehtfort)
Goya, dont j'avais acheté à Londres un très intéressant
portrait du toréador Romero, le Frascucllo de celte époque,
est certainement un peintre d'une véritable orii;ina]iic, mais
la fantaisie
ne compense
pas toujours
le talent so-
lide. Orcelui
de l'impres-
sionniste des
corridas et
des combats
contre les
troupes fran-
çaises en Es-
pagne man-
que essen-
tiellement de
solidité.
Seulement
en fait d'art
il est de plus
en plus ma-
laiséd'entrer
dans la vie
avec une opi-
nion toute
faite. On
commence
par suivre
celle du pu-
blic. Puis,
après de
nombreuses
écoles qu'on
f a i t à ses
risques et pé-
rils, on s'a-
perçoit que
le public s'est
trompé et on
se décide à
avoir une
opinionàsoi.
C'est encore,
du reste, la
méthode la
plus logique
à employer.
On s'assure
d'abord par
ses propres
yeux si
l'œuvre est
belle et on s'inquiète seulement après cette constatation de
savoir de quel pinceau elle est sortie.
HENRI ROCHEFORT.
r4i« j UvMt ■•«u .
JC*N DE JCNL — is
— t'iinM»! <èK • t'CatenwBfat 4b Chràt •. — Bm>- — «tr 9»>ct>
JfcM> ^ l\<>^i|»||îil. —
LE MUSÉE DE VALLADOLID
I!
vLGRÈ sa population de 75.000 habitants qui
essaie ea vain de lui donner quelque ani-
mation. Valtadolid est une ville morte.
L'herbe croit sur ses places publiques et
• -^ -.- ■ -lies rues; ses antiques palacios
- !. rii.i'itès, ses tK>tnbreuses églises
désertes, ses innombrables couvents vides.
Les nunmiuenis qu'elle doit au temps où elle «ftait ta
capitale de l'Espagne, quoique intéressants, sont loin d'avv^r
la valeur de ceux de nombre de \ et moins
impv^rtanies. Mais ce que Vallado. .ians toute
la péninsule, c'est un incomparable musée de sculptures
nationales.
L'ancien collcge de Santa-Cruz. autrefois Tan îles six
principaux collèges de l'Espagne, fondé par le cardiiMl
Mendoxa à la tin du w* siècle et cditié dans le riche et beau
style de la Renaissance castillane, sert d'écrin è œs îoyaux
sans prix. Le veiK'rable édifice, dont la porte d'entrée est sur^
monttft de l'effigie de son fondateur, a^cenouillé devant une
statue de la V tiiquement des $culp~
turcs: il don Lires fort intéressantes
ntatgrè leur c nous en «.^ccuperv»os
pas îct. Il ce. — c. ...^ .^c collection archév»K>-
gh^ie et la bibliothèque proviiKiale tr^ heoreusement
aiaèmgtée dans de superbes s.iî' ^
Les sculpture* ra<^<ombL ~ ( plupart on
bois: il ne faut <
ont de tout te m j.'^ _ . ^. ^ , a
pierre et au marbre, sans doute t« trouvaient-ils plus souple.
ou peut-être ■■ ■ • ■•; ■- ■ -'- ; ■- '' ' ' - >• - - - ;
qui en usèi.
aussi que. avec k
taches, qui dirtèrent ,
..^-:;:s ess<accs,leboàpennet - i. .; .: -^^ .::.:-
bien mieux que le bfooze et >q 'bre. D'aspect pkn
l'rairtie, il brave anicvx les c4br: naoms lomri, U
est dTan transport pltts CKÎle. > les
■luaes et par conséquent les mtoia^ <. . ai ks 1
leurs résultats an pomt de vtK ar , lin. par sa
nature mime, il permet an sculptetu- et i l'architecte des har-
diesses <)u'il n'oserait pas avec la pierre ou le marbre.
Sans remonter plus Imim, le ansée de Valladolid montre
quelques curicnx bn»-f«licii du zr* siècle, saas donae des
t ragnients de tetaMes. D'abord, nn Christ mÊmt, dTiMi réa-
lisme naïf et <|neli|ue peu excessif, éacndn sur les gtnnni. de
sa mère, accompai^iéede la Madeleine ponau des womaKi;
wae X<a<nrâé ée te ViergK, dTnn uMMiafisaBe loiT «totem,
d^un scncnncm pins tcndic, qui fciaknt wyr nnx écoles
rhiâaanes si les tèies n'ékaieni pus ansai aBonfiées; enfin, nne
£tjH* Je BelUétm. d^»nc exécution pfeks souple et pins fine.
De l'aurore du xvt* siècle. ciHMB une lonîjnr fme fi^n-
tant de nombreux pefso«ma|>cs en costumes duicmps^ donc
«m pape, une reme. des jcignenis et des girandcs dames d\in
camciète puissant et un peu mnfd. mas dwae rare macnaMe
de vie, lappriuM înn|n'à un certain poàm ftil^ppe de Banr-
|EO|tae; notons encore de la même époque, une seconde Uîae
représentant des entants nus iouant à la jjtnerre. d'une exécu-
tion ptns libre. Ces dtiercnts mocccnni, sunona ks trois pre-
micfV se tcsscnaent dTiane
MA apparaît Akmso BcrrufEiwte. r<
maîtres de la Rembsance française et i
commence la Renaissance caitillanc d'oà
tc»|ne si or%inai et si pntticnlier.
De ce gmnd anine. à la fais
tecte.
et avec
rart
24
LES ARTS
sculpturales renfermées dans l'ancien collège de Santa-Cruz,
bien qu'on y trouve aussi quelques-unes de ses peintures.
Ce sont pour la plupart des fragments du retable élevé
entre i5 26 et i528 dans l'église du couvent de San Benito-
el-Real, recueillis par le Musée lors de la désaffectation
des maisons religieuses. De ce magnifique ensemble, il ne
reste donc plus que des parties isolées, des vestiges n'oc-
cupant plus la place qui leur avait été destinée, et cela fait
encore davantage regretter sa destruction ; mais, par eux, on
peut juger de la beauté de l'ensemble et du génie de l'artiste
qui l'éleva.
Voici d'abord une colossale statue de Saint Benoit sous le
froc de son ordre, le capuchon rabattu sur la tête, la main
droite levée pour bénir, la main gauche tenant le bâton pas-
toral ; puis de nombreuses statues plus petites que nature, de
saints et de prophètes, des bas-reliefs représentant des épi-
sodes de la vie du fondateur de l'ordre des Bénédictins, des
miracles opérés par lui ou par son intercession, des scènes
de l'Ancien ou du Nouveau Testament.
Dans cette belle boiserie, le coup de ciseau est toujours
ferme et voulu, le relief saisissant et ressenti, accrochant la
lumière aux bons endroits. On pourrait peut-être reprocher
à l'artiste quelques exagérations dans les mouvements et les
musculatures; mais, quoi qu'il en soit, certains morceaux,
tels que le Sacrifice d'Abraham, Saint Christophe portant
l'Enfant .lésus sur ses épaules, Saint Sébastien, criblé de
flèches, attaché à un arbre, sont parmi les œuvres les plus
puissantes et les plus expressives que l'on puisse rencontrer,
tout à fait dignes du maître auquel est due la moitié des
stalles de la cathédrale de Tolède.
Vholo .1. hiineitl (Madrid J.
PRISES. — (Bois). — XVI" siècle
(Musée de Valladnlid)
A côté des restes du retable se trouvent les stalles de San
Benito-el-Real, c^ui peuvent prendre rang parmi les plus par-
faites des œuvres de ce genre que la Renaissance espagnole
ait produites. Elles ont longtemps passé pour être, comme le
retable, d'Alonso Berruguete ; mais c'était une erreur, car il
est prouvé aujourd'hui qu'elles ont été taillées entre t522 et
i528 par Andrès de San-Juan, plus connu sous le nom
d'Andrès de Najera.
Ces stalles, les unes hautes, les autres basses, comprennent
au centre un siège plus important où devait s'asseoir l'évêque
ou le prieur. Au-dessus de chacune d'elles se trouvaient,
soutenues par de riches supports, les armoiries coloriées de
l'un des monastères soumis à la règle de saint Benoit. Sur le
dossier des stalles hautes, dans une niche, figure, taillée en
ronde bosse, l'effigie du fondateur de l'un de ces monastères
ou d'un saint appartenant à l'ordre ; trois cependant font
exception et montrent, la première, la Vierge, la seconde, le
roi Juan I", qui établit l'abbaye, et la troisième, le roi Juan II,
son ardent protecteur. La stalie de l'évêque ou de l'abbé
mitre est, contrairement à l'habitude, peinte et dorée. Le
panneau placé au-dessus de la figure porte, au lieu de rin-
ceaux et d'arabesques comme les autres sièges, deux vaches
affrontées de carnation sur un fond d'or et séparées par une
crosse épiscopale. Les stalles basses représentent des sujets
du Nouveau Testament : l'Annonciation, la Visitation, la
Nativité, le Massacre des Innocents, la Purification, la Cir-
LE MUSEE DE VALLADOLID
l'hutit J. /^uiriif fXtanfiil.
ALONSO HERRUGUETE. — i.e sacrifice o'abraham. — saint Sébastien
Fragment d'un Retable. — Bois provenant de t'éi-lisc San Bcnito-el-Real. — xvi' siècle
t. \ fusée de WilljJolidl
26
LES ARTS
concision, la Fuite en Egypte, Jésus enseignant les Docteurs
dans le Temple, les Noces de Cana, Jésus et la Samaritaine,
Jésus et la Madeleine, le Lavement des Pieds, Jésus devant
Pilate, le Golgotlia, le Crucifiement, la Descente de Croix,
la Résurrection ; puis d'autres scènes empruntées à l'Ancien
Testament et aux Évangiles, telles que Adam et Eve chassés
du Paradis terrestre, la Parabole des Vierges sages et des
Vierges folles. Deux de ces bas-reliefs sont traités avec un
caractère et un genre d'esprit tout particuliers. L'un, la
Purification, montre au haut d'un escalier à vis, la Sainte
Famille devant le grand prêtre; l'autre représente le Christ
en avant d'un édifice sur le toit duquel se démène un démon
qui essaie de le transpercer de sa lance; à côté du Fils de
Dieu, une femme et deux hommes nus sortent d'un puits, et
derrière eux une énorme tête de monstre s'cntr'ouvre pour
les engloutir. Au-dessus, dans les nuages, plane un terrible
diable, les ailes grandes ouvertes.
Les frises et les corniches sont capricieusement décorées
Vhilo .1. Liijiyeitt (Miuhid].
POMPEIO LEONI, JUAN DE ABFÉ et L. FEhNANDEZ DF.L MOI! Al. -
Statue de bronze doré, provenant de l'église San Pablo. — xvi
{.Musée de VaUadolid)
d'arabesques, de rinceaux, de figures d'enfants, de feuillages
et de fleurs. Les bras de sièges, les accoudoirs, les miséri-
cordes, les consoles, présentent des cariatides, des enfants,
des chimères, des chiens, des hippogriffes, des oiseaux, des
feuillages, des têtes d'hommes, de femmes, des volutes, etc.
Ainsi qu'à la cathédrale de Burgos, les sièges sont en mar-
queterie composée de bois d'essences variées.
Si d'ordinaire on laissait aux stalles la couleur naturelle
du bois, il en était autrement pour les retables; ils étaient
presque toujours peints et dorés, ainsi que les statues et les
bas-reliefs qui les meublaient, afin de relever sans doute le
ton sombre, triste et roux de la matière qui, vu le peu de
lumière répandu le plus souvent dans les églises et les
chapelles, aurait empêché d'en discerner les détails. Aussi
celte enluminure n'est-elle, le plus souvent, que partielle.
La dorure n'était pas davantage placée à plein, mais seu-
lement aux endroits voulus pour rehausser les bordures à
ornements ou à dessins, faire saillir un accessoire, surtout
pour aider certaines parties à tour-
ner, à sortir de l'ombre, au besoin
même pour obtenir une sorte de
coloration ou d'effet.
Ici, où ces retables, ces groupes,
ces statues, ces bas-reliefs n'occupent
plus les places pour lesquelles ils ont
été conçus, où nous les voyons en
pleine lumière quand ils avaient été
destinés à des jours mystérieux et
adoucis, leur aspect nous étonne,
leur coloriage nous froisse presque,
mais la réflexion fait bien vite tomber
nos préventions.
Parmi les ouvrages les plus dignes
d'attention que renferme la collection
provinciale de VaUadolid, se trouvent
les deux statues en bronze doré du
duc et de la duchesse de Lerme, pro-
venant de leurs tombeaux élevés dans
l'ancien couvent de San Pablo. Tous
deux sont nu-tête, agenouillés sur un
coussin, les mains croisées, la colle-
rette godronnéc au cou, les man-
chettes de dentelles aux poignets, le
manteau d'hermine sur les épaules
recouvrant le costume d'apparat de
la duchesse et l'armure du duc, dont
le casque repose à ses côtés.
Ces effigies, exécutées, d'après les
dessins et les modèles de Pompevo
Leoni, par le fameux orfèvre Juan
de Arfé aidé de son gendre Lesmes
Fernandez del Moral, et terminées
par ce dernier à la monde son beau-
père, témoignent d'un puissant senti-
ment décoratif, d'un grand sens du
modelé des formes, mais aussi, hélas!
de l'amour du théâtral, de l'ostenta-
tion et du faste dont étaient impré-
gnées les écoles de la décadence ita-
lienne.
Est -il réellement de Pompevo
Leoni, le superbe Christ d'ivoire de
3o centimètres de hauteur fixé à une
croix d'ébène dont le pied sert de
reliquaire? La tradition le prétend,
et l'œuvre est assez belle, assez dans
le goût et le sentiment du maître
LG DUC DE LGRMB
- siècle
LE MUSEE DE VALLADOLID
27
italien pour qu'elle soit de lui. Si elle n'est pas de Pom-
peyo Leoni, elle est assurément de l'un de ses disciples.
Arrivons à Juan de Juni, Gregorio Fernandez, Gaspar
de Tordesillas et Pedro de la Cuadra. Ces artistes, person-
nels au suprême degrd, envahis par une fougue involon-
taire, par une sorte de fureur concentrée qui les emporte
parl'ois jusqu'à leur faire perdre tout goût et toute mesure,
subjugués par une passion sensuelle de la vie, vont parfois
jusqu'à ses limites extrêmes, jusqu'à son paroxysme le plus
ardent, le plus absolu. Ils ne cherchent pas leur vision, elle
s'impose au contraire à eux avec toutes ses outrances. Aussi,
dans leurs productions enfiévrées, dans leurs statues ou
dans les personnages de leurs bas-reliefs aux gestes violents,
aux expressions exagérées et contorsionnées, ils demeurent
d'ardents et absolus spiritualistes, au sentiment religieux
profond et austère, toujours attirés par la souffrance et la
douleur, bien différents en cela des artistes italiens de la
même époque, élégants et voluptueux.
De Juan de Juni, probable-
ment d'origine flamande et ayant
travaillé en France avant de venir
s'établir dans les Castilles, le mu-
sée possède une œuvre hors de
pair : c'est le groupe de l'Enseve-
lissement du Christ, provenant de
l'ancien retable du couvent des
Franciscains de Valladolid qu'il
exécuta en 1 543-44. Ce superbe
travail, composé de figures plus
grandes que nature, est malheu-
reusement incomplet, les deux sol-
dats chargés de veiller sur le sé-
pulcre ont disparu ; de plus, il n'est
plus réuni en un groupe compact,
et les différentes statues qui le
composaient sont disséminées. Le
principal morceau, le corps du
Christ, est étendu sur la pierre du
tombeau que recouvre un suaire ;
les épaules pèsent sur un double
coussin, la tête inclinée sur la
droite, un bras replié sur la poi-
trine, l'autre tombant inerte sur le
coié. Il a toute la rigidité du
cadavre ; de la plaie qu'il porte
au flanc s'est échappé un sang
opaque, figé et noirâtre ; le masque,
fort et puissant, laisse une impres-
sion inoubliable, avec ses yeux
tumétiés, son nez pincé, ses lèvres
livides et fiasques. Auprès du divin
supplicié se trouvaient saint Nico-
dèmc à genoux et saint Pierre
d'Arimaihie, prêts à l'oindre
d'huiles parfumées; la Vierge
éplorée, soutenue par saint Jean,
l'apôtre bien-aimé, la Madeleine
et Marie Salomé. Ces divers mor-
ceaux formaient certainement,
quand ils étaient réunis, un en-
semble qui pouvait être mis au rang
des œuvres les plus énergiques que
la sculpture ait produites, car ses
parties sont encore aujourd'hui
autant de chefs-d'œuvre.
Voici, de ce même artiste, un
Saint François d'Assise, puis un
Saint Bruno. Celui-ci est représenté debout, en véicmenis
blancs, le capuchon rabattu, la icte inclinée en avant, les
yeux fixés sur un crucifix qu'il tient de la main droite,
un livre ouvert dans la main gauche. Ce morceau de bois
donne réellement l'illusion de la vie. Le sentiment religieux
ne peut guère aller au delà. Notons, toujours de cet artiste
véritablement supérieur, un Saint Antoine de Padoue por-
tant dans ses bras l'Enfant Jésus et tenant à la main un
livre sur lequel reposent les pieds de son précieux fardeau.
Ce groupe est d'une expression douce et suave, que ne
font certes pas présager ses autres ouvrages.
A côté de ces chefs-d'œuvre de Juan de Juni, le musée
montre de nombreuses productions de Gregorio Fernandez.
qui se distinguent aussi par le sens de la vie, la fermeté
et la vigueur de leur exécution aussi bien que par i'enienie
des draperies, mais qui sont néanmoins d'une sève moins
âpre et moins violente.
D'abord une Sainte Thérèse, provenant de l'e'glisc du cou-
POMPEIU LEONI, Jl'AN DE AHFÉ Et L KEBNANDEZ DEL MOHaL. — la DOcanM M uaa«
SUtue d« broDio dor4, provenant d« l'ëgliu San P*l>lo. — XTI* «Md*
(Mmsét à* TtUuiulUH
vent des Carmélites, d'une expression religieuse intense ;
une seconde Sainte Thérèse à genoux, revêtue d'un costume
brode' d'or d'une richesse inouïe^ un crucifix dans les mains,
la place du cœur évide'e et servant de reliquaire ; un Christ
en cvo/jT, jadis au monastère de San Beniio-el-Réal, d'une
exécution impeccable, d'une impression poignante ; une
Madeleine, de mouvement quelque peu exagéré, mais qu'il
est difficile de juger en connaissance de cause, car elle fai-
sait partie d'un ensemble qui n'existe plus. Vient ersuiie un
Saint Pierre colossal, dans la pose et l'attitude du fameux
bronze placé à l'entrée de la basilique vaticane. L'apôtre est
l'fi'jt'j J. Liitrenl (Slajnd},
assis dans un large fauteuil doré et orné de gros clous de
style Renaissance. Revêtu de ses vêtements sacerdotaux
décorés de sujets modelés et peints avec une conscience qui
n'exclut pas la largeur du faire, il lève le bras droit, les pre-
miers doigts allongés pour bénir. Sa tête à demi chauve, le
visage encadré dans un collier de barbe noire frisée, exprime
à la fois la fermeté, la puissance, la bonté et même la bon-
homie ; tout proche du chef de l'Église, sur un escabeau,
sont posées sa tiare, haute au moins d'un demi-mètre, et
ses clefs, longues à proportion. Egalement de dimensions
colossales sont les deux statues de Sainte Monique et de
Sainte Scholastique, toutes deux de-
bout, en vêtements noirs lisérés d'un
ornement doré, un voile blanc sur la
tête retombant sur les épaules, la pre-
mière une fleur et un mouchoir dans la
main droite, la seconde un livre dans
la main gauche.
D'autres ouvrages de Gregorio Fer-
nandez sont tout au moins à noter :
une Vierge tenant sur ses genoux le
corps lie son fils mort, taillé pour l'é-
giiseducouventdeSan Diego; un grand
et superbe bas-relief du Baptême liu
Christ, jadis au monastère des Carmes
déchaussés ; un autre bas-relief, de
pareilles dimensions, représentant
Saint Simcon Stock, recevant le sca-
pnlaire des mains de la Vierge; enfin,
un buste naturaliste de Sainte Anne, la
tête enveloppée dans ses voiles, certai-
nement le très fidèle portrait d'une
vieille Castillane.
A coté de ces œuvres indiscutables
du maître, le musée montre de curieux
pasos, ou plutôt des fragments de pasos
qui passent pour être sortis de ses mains.
Si ces figures ne sont pas de lui, il faut
tout au moins admettre qu'elles ont été
laites dans son atelier et sous sa direc-
tion.
Le paso est une production parti-
culière et spéciale à la sculpture espa-
gnole. Il consiste en une suite de sta-
tues en bois, ordinairement peintes et
réchampies d'or, représentant, réunies
en groupe, les principales scènes de la
Passion : le Jardin des Oliviers, le
Jugement de Càiplie, le Couronnement
d'épines, les Stations de la \'oic dou-
loureuse, le Crucifiement, la Mise au
Tombeau, etc., que l'on faisait figurer
dans les processions de la Semaine
sainte. Il n'était pas de cathédrale, d'é-
glise paroissiale, de chapelle, de cou-
vent qui n'en possédât un et même plu-
sieurs.
Dans ces pasos. Judas et les bour-
reaux, sous leurs costumes de sou-
dards, de brigands de grand chemin,
de vagabonds picaresques, ont des
expressions si basses et si crapuleuses,
des faces si impudentes et si patibu-
laires, que lors des processions, le
peuple cherchait à les mettre en pièces
et qu'il était dithcile de les ramener
intacts au point de départ. On dut
GnEGORIO FEitNANDEZ. - i.e bai-témc du cithist
Haut relief bois, pioveoant du monastère des Carmes docliaussés. — Fin du
(Musée de VaUadoUd)
wi" siècle
LE MUSEE DE VALIADOLID
riiolii J. /..iiiroiu 'Shin.l;.
ALONSO BERKUCjUliTE. — i.e saint sacrihcb et i^ messe. — ladoration des rois. — un saint. — on prophèts
Retable bois, provenant de l'église San Benito-el-Real. — xvi« siècle
(Musée de Valladolid)
3o
LES ARTS
même, pour en empêcher la desiruciion, se résigner à ne
plus les faire sortir.
Ed. de Amicis raconie, dans son livre sur l'Espagne, qu'à
la vue de ces statues il crut cire enirc dans un hagnede géants.
Parmi les ligures des pasos de Gregorio Fernandez ou de
ses élèves, il faut faire une place au.K deux larrons crucifiés,
épouvantables suppliciés se tortillant lamentablement à de
hauts gibets à peine équarris, dont l'un, le mauvais larion
sans doute, à l'expression basse et ignoble, à la langue
sanguinolente et enflée sortant de lèvres tombantes, livides
et tuméfiées, est véritablement sinistre et repoussant.
La peinture et la dorure de ces statues et de ces groupes
n'étaient pas une mince affaire. Ils étaient préalablement esto-
l'ados. Sous cette désignation, qui n'a pas son équivalent en
français, il faut entendre l'opération que l'on faisait subir
au bois avant de le recouvrir de couleurs et de feuilles d'or.
On y faisait adhérer, sur toute sa surface, une toile plâtrée,
i^ue l'on polissait ensuite jusqu'à lui donner l'aspect de la
pierre ou du marbre. Ce n'était qu'après ce travail que l'on
Vholii J. Lattreid (MudrltJJ.
JUAN ALON'SO VILLABRU.LE. — TlVrE de saixt p
Bois provonant du cou\cnl do San Pablo. xvlli»
(Musée de Vatladolid)
\ui.
siècle
procédait au coloriage et à la dorure. Les peintres les plus
célèbres ne dédaignaient pas de se livrer à cette occupation,
et les cstofadores habiles étaient fort appréciés. Chaque
sculpteur avait son estofador de prédilection. Celui de Gre-
gorio Fernandez était Diego Valentin Diaz, qui jouissait
d'une grande réputation à Valladolid.
Un peu au-dessous de Juan de Juni et de Gregorio Fer-
nandez, il convient de placer Gaspar de Tordesillas, qui
vivait dans la seconde moitié du xvi'= siècle, dont le musée
possède une colossale statue de Saint Antoine abbé, à
allure légèrement tourmentée, au geste emphatique, prove-
nant d'un retable latéral de l'église San Benito-el-Real,
source d'une partie de cette galerie provinciale. Couverte à
profusion de peinture, de dorure et d'ornements de toutes
sortes, elle témoigne d'une véritable force et d'un caractère
michelangelesque indéniable. Il est à regretter que, placée
un peu trop haut et un peu trop à l'écart dans une étroite
galerie, derrière une porte, on ne puisse l'étudier comme
elle mériterait de l'être.
Dans le voisinage de ce Saint
Antoine abbé, des productions
d'artistes ignorés méritent d'être
signalées. D'abord, une très
noble Vierge, en robe bleue re-
couverte d'un manteau rouge, la
tête enveloppée dans des voiles
blancs et gris; ensuite, deux sta-
tues de moines, en froc de bure,
au\ têies ascétiques pleines de
caractère, aux mains et aux pieds
d'un dessin très châtié et très pur.
De Pedro de la Cuadra, con-
temporain de Gaspar de Torde-
sillas, le musée renferme un bas-
relief représentant {'Apparition
de la Vierge à saint Pierre No-
lasquc, le fondateur de l'ordre
pour le rachat des captifs, pro-
venant de l'église de la Merced
de Valladolid, d'un beau ca-
ractère, quoique lourd et sur-
chargé.
Ayons garde, quelque répu-
gnant que soit l'objet, de passer
sous silence une macabre figura-
tion de la Mort, au crâne vide
d'yeux, à la bouche édentée, une
lamentable guenille autour des
reins, dont la peau flasque et par-
cheminée se colle contre le sque-
lette. De la main gauche, elle
tient une corne dorée pour l'ap-
pel du .lugement dernier. Détail
horrible, des vers grouillants lui
fouillent les entrailles. Ce mor-
ceau, d'une rare perfection de
rendu, a longtemps été attribué,
mais certainement à tort, à Gas-
par Becerra. Il provient du mo-
nastère de San Pablo.
Pour le faire oublier, signa-
lons vite une angélique ligure de
fillette de treize à quatorze ans,
dont nous regrettons de ne pas
connaître la légende, Santa Li-
bcrata, attachée sur une croix,
la tête tombant sur les épaules,
LE MU SI-: F. DI-: VALLADOLin
3i
les cheveux épandus sur le bois du s;ibet, le corps virginal
recouvert d'une longue robe blanche à ramages brodés d'or,
les manches relevées aux poigneis, les mains ci les pieds
percés, laissant couler des filets de sang.
Remarquons aussi un délicat et élégant Saint François
d'Assise, sous la robe de son ordre, à la tête mélancolii.]ue, à la
bouche légèrement entr'ouvcrte, les mains et les pieds nus,
conçu dans le style d'Alonso Cano, ci peut-être l'œuvre de
son disciple Pedro de Mena.
Nombre d'ouvrages anonvmcs mériteraient encore l'at-
tention. Deux statuettes de moines, l'un écrivant, l'autre
lisant, aux visages attentifs, aux mains vivantes, que l'on
pourrait croire arrachées du tombeau de quelque Philippe
Pot ; une petite Piedad, d'un faire minutieux ei délicat.
occupant le centre d'un temple minuscule à colonnes doriques
et à coupole de style romain.
Du commencement du xviii« siècle, le musée délient une
œuvre superbe, d'un réalisme puissant et d'une expression dou-
loureuse; c'est une tête de Saint Pau/, posée sur une sorte de
tablette inclinée en marbre strié. Datée de Madrid, — 1 707, —
/'/,()/(» J. ï,inttf»l 'yaftfiil
UHEli )niO FERVANDEZ. — le rimisr mort sur lis niNOUX DS la ïiiir..
llois prov'onaut ilo l'ogtiso San Diego. — Pin du \vi« siccle
IMuicc dt Valladdidl
clieosi dueà un artiste à peu près inconnu, Juan AlonsoVilla-
brillc. L'apotre des Gentils est représenté agonisant, le front
dénudé, avec une longue barbe enroulée, les yeux levés vers le
ciel et la bouche entr'ouverie. Ce beau tiiorceau, qui pro-
vient du couvent de San Pablo, en a manifestement inspiré
un autre, figurant le même sujet, qui se trouve également ici.
Cette seconde effigie de Saint Paul, signée d'un certain
Felipe Kspinavete et modelée en i 760, cinquante ans après
la première, est loin d'avoir sa valeur. Si celle de Villabrille
n'existait pas, personne ne ferait attention à cette dernière.
Bien d'autres ouvrages seraient à signaler, dans ce riche
musée de Valladolid : les peintures d'abord, puis les objets
d'art décoratif, qui s'élèvent si souvent jusqu'au grand
an, dont il renferme de superbes spécimens. Peut-être les
passerons-nous en revue plus tard : pour l'instant, conten-
tons-nous de nommer une splendidc croix en cuivre, d'un
demi-mètre de haut, sur laquelle sont tîgurcs des person-
nages, des fleurons et des rinceaux, et dont le fond est
émaillé de bleu turquoise et de bleu foncé.
PAUL LAFOND.
Chronique des Ventes
Conformément aux usages établis, la saison
des ventes s'est terminée à la fin du mois de
Juin, quelques jours plus tôt cependant que les
années précédentes, où l'on voyait des ventes
encore assez importantes se faire dans les pre-
miers jours de juillet. Cette fois, contraire-
ment à l'habitude, on a fini avec des vacations
de premier ordre, puis, sans transition aucune,
on est passé d'un mouvement d'affaires très
actif au calme le plus complet.
Les ventes qui ont eu lieu dans le courant
de juin et dont j'ai à rendre compte dans cette
chronique, ont donné, en général, des résultats
très satisfaisants, bien que venant tard dans la
saison et à une époque où, amateurs et mar-
chands, sont quelque peu encombrés des
achats faits durant l'année. Malgré cela, les
belles pièces ont toujours trouvé acquéreurs à
des prix dépassant les prévisions.
Au commencement de juin, MM. Cheval-
lier, Mannhcim et Falkenberg dispersent la
collection de Mademoiselle..,, qui comprend
de magnifiques bijoux et des tapisseries. Les
joyaux produisent ySo.ooo francs et les tapis-
series près de 3oo.ooo francs. Je laisserai de
côté les bijoux pour ne m'occupcr que des
tapisseries qui se vendent très cher. Le numéro
de vedette est un meuble de salon couvert en
tapisserie de Beauvais du temps de Louis XV
à sujets d'amour et de scènes tirées des fables
de La Fontaine. Misen vente sur une demande
de So.ooo francs, il est adjugé 78.000 franc à
un grand antiquaire parisien. Dans les ten-
tures se trouvait un panneau des Gobelins de
la tenture des Dieux, d'après Claude Audran,
de la fin de l'époque Louis XIV et représen-
tant, sur fond Jaune clair, la déesse .lunon
assise sur des nuées. Un marchand la paya
62.000 francs sur une estimation de So.ooo fr.
Deux très grandes tapisseries flamandes du
xviii= siècle, se faisant pendant et offrant des
sujets militaires se sont vendues à des prix
bien différents que l'on ne s'explique pas,
étant toutes deux de même qualité. Pour la
première, on donna 35. 000 francs, tandis que
la seconde restait à ig.Soo francs. Cinq pan-
neaux d'Aubusson du xviii= siècle à sujets de
marines ont atteint 32. 000 francs, et une
tapisserie de Bruxelles du xvii<: siècle repré-
sentant une allégorie des parties du monde a
fait 17.700 francs. Quelques Jours après, on
vendait la deuxième partie de cette collection
comprenant des objets de vitrine. Un bijou du
xvi« siècle en or émaillé composé d'un cen-
taure formé d'une perle baroque reposant sur
un motif ajouré y fut payé i8.85o francs et
une boîte en or gravé et émaillé du xvui« siècle,
lo.Soo francs.
Le 10 juin, on obtint l'adjudication sensa-
tionnelle de 121.000 francs dans une vente de
modeste importance faite par MM. Boudin et
Blée, pour un salon composé d'un canapé et
quinze fauteuils couverts en ancienne tapis-
serie très fine d'Aubusson à corbeilles de
fleurs. L'estimation était de So.ooo francs seu-
lement. Peu de temps après, un secrétaire en
marqueterie de bois de couleur du temps de
Louis XVI orné de très nombreux bronzes
atteignait 43.000 francs, bien que l'expert,
M. Mannheim, eût déclaré qu'il était possible
qu'il y ait eu des additions dans les bronzes.
Au milieu du mois, M. Lair-Dubreuil,
assisté de MM. Sortais et Duplan, vendait des
tableaux et objets d'art provenant des succes-
sions Delahanteetducomte de H... Le produit
s'éleva à 172.000 fr. avec des prix impor-
tants. Dans les tableaux, une grande com-
position par Oudry, Le Cerf aux abois, fut
payée 16.000 francs, et deux grandes pein-
tures par Lépicié, 1 1 .000 et 8.200 francs. Une
toile par Murillo monta à 10.000 francs et un
simple dessin rehaussé d'aquarelle par Moreau
le Jeune, représentant l'enlèvement d'une
montgolfière aux Tuileries, atteignit i2.5<)0 fr.
Dans les objets d'art, une pendule en bronze
ciselé attribuée à Gouthière, formée de deux
faunes tenant un vase, trouva acquéreur à
16.000 francs et une paire de vases époque
Louis XVI en marbre blanc et bronze doré à
9.500 francs. On donna aussi 10.000 francs
pour une boîte époque Louis XVI en émail
vert, montée en or et décorée en camaïeu par
Sauvage.
Avec la vente de la collection Bayer, qui
produisit i 32. 000 francs, passèrent quelques
tableaux modernes d'importance moyenne. Le
prix principal fut celui de 22.000 francs donné
pour une toile de Corot, Le Matin dans la
Vallée, qui dépassa légèrement la demande.
Un autre petit Corot se paya 8.000 francs.
Une peinture de Diaz, Enfants turcs jouant
aux Boules, fit 14.100 francs, tandis qu'un
autre. Chiens griffons en forêt, restait à
6.100 francs. On donna encore io.25o francs
pour Dans le Désert, par Decamps; i 3. 100 fr.
pour un paysage par .Iules Dupré et 9. 000 fr.
pour une composition par Delacroix, Ovide
en exil che:{ les Scythes.
Trois ventes de tableaux anciens de diverses
écoles terminèrent la série des vacations artis-
tiques et, en même temps, la saison de
MM. Chevallier et Ferai, qui les dirigeaient.
La première se composait uniquement de trois
portraits par David, œuvres de la jeunesse de
l'artiste, qui devait être plus tard le peintre
officiel de l'Empire. On ne leur réserva pas
un accueil très favorable, car aucun n'attei-
gnit le prix de demande. Le plus important,
Portrait de M. Desmaisons, (in payé 40.000 fr.
Les deux autres, Portraits de M. et Madame
Duron, restèrent à 6.000 et à 8.5oo francs.
La seconde de ces ventes fut celle de la
collection Galloiti qui donna un total de
1 12.900 francs. On poussa là à 25.100 francs,
sur une demande de 20.000, un beau portrait
déjeune fille par Van Ravestein. Un portrait
d'homme, par Van Dyck, fut acquis pour
6.5oo francs, et un portrait de femme, par
Rubens, pour 6.400 francs. Dans l'école ita-
lienne, un panneau de l'atelier de Carlo Cri-
velli resta à 7.900 francs et, dans l'école
anglaise, on fit monter à 8.100 francs un por-
trait de jeune femme sans attribution.
Le lendemain passa aux enchères la collec-
tion d'Hautpoul qui, pour venir la dernière,
n'en donna pas moins un brillant résultat et
un total de 248.000 francs. Tous les honneurs
revinrent là à l'école française du xv!!!"-' siècle.
Le goût du jour pour les peintures de Drouais
se manifesta d'une façon éclatante, puisqu'un
amateur paya 41.000 francs un portrait de
Jeune femme par cet artiste, signé et daté de
1760. Une petite composition par Lancret,
Plaisirs champêtres, fut poussée à 40.000 fr.
et une fort jolie chose par FVàgonàrd, Le
Confraf, à laquelle pourrait bien avoir colla-
boré Mademoiselle Gérard, trouva preneur à
29.000 francs. Quatre dessus de portes, par
Carie Van Loo, furent payés 13.700 francs;
une tête de jeune fille, par Greuzc, 1 1 .000 fr.;
un petit portrait présumé de Louis XVI, par
Duplessis, 8.000 francs, et deux grandes toiles
attribuées à Rigaud, 7.000 francs chacune.
Dans l'école flamande-hollandaise, on s'est
vivement disputé un petit panneau par Wou-
werman, Le Camp, que l'on a mené ainsi à
8.750 francs. De même pour une peinture de
Ténicrs, Les Fumeurs, et pour une composi-
tion de la jeunesse de Metzu que l'on a
payées 6.o5o et 6,000 francs. Moins heureux,
un portrait présumé de Gaspard de Crayer,
par Van Dyck, est resté à 6.5o() francs au-
dessous de la demande.
A Londres, il y a eu un bon courant de
ventes chez Christie, mais rien de sensa-
tionnel. Cependant, des tableaux ont donné
lieu à des prix élevés, surtout pour l'école
anglaise. C'est ainsi qu'un portrait de dame,
par Hoppner, a atteint i 52. 25o francs ; un
portrait de Robert Burns, par Nasmyth,
42.000 l'^rancs; un portrait de la comtesse de
Minto, par Raeburn, 40.675 francs; un por-
trait de lady Waldegrave, par Reynolds,
33.325 francs; un portrait de lady Garrow,
par Opie, 21.875 francs; un portrait de lady
Hamilion, par Romney, 18.900 francs. Dans
les autres écoles, un portrait par Macs a fait
18.900 francs; un paysage par Ruysdael,
14.700 francs; un portrait d'homme, par
Tournières, 16.000 francs, et un portrait de
la maréchale de Luxembourg, par Watteau,
I 5,225 francs. Pour les tableaux modernes, la
vente Galloway a fourni des prix intéres-
sants. Deux paysages, par Corot, ont été
payés 34.125 et 14.425 francs; un paysage,
par Troyon, a fait <).i75 francs ; une. vue de
Saint-Malo, par Lhermitie, 14.000 francs, et
des Fantin-Latour, aux environs de 10.000 fr.
Un pastel de Degas a atteint presque 7.000 fr.
Avec la fin de la vente Hawkins, il y a eu
quelques prix pour des objets de vitrine et des
porcelaines. Une tabatière en or ciselé et
émaillé, époque Louis XVI, a été adjugée
27.500 francs et d'autres entre 5. 000 et
10.000 fraiVcs. Deux assiettes en ancienne
porcelaine de Chine coquille d'œufs ont fait
8.25o francs et six assiettes en ancienne por-
celaine tendre de Sèvres à fond rose Du Barrv
se sont payées 20.000 francs.
Au moment de mettre sous presse, la nou-
velle nous arrive de Londres que l'on vient de
vendre chez Christie, la collection de lady
Ashburton.DeuxportraitsparVan Dyck, repré-
sentant le roi Charles L'i^ et la reine Henrietta-
Maria, ont obtenu le prix sensationnel de
442.000 francs, achetés par un grand mar-
chand de Londres.
A F'rancfort, à la vente de la collection Lut-
teroth, un tableau par Schreyer, L'Attelage
russe, aétépoussé à 38. 600 francs; un paysage
de Calame à i2.3oo francs, et un autre par
Achenbach à 9.500 francs. A .Amsterdam, dans
une vente de gravures anciennes, on a donné
9.870 francs d'une épreuve de Jésus guéris-
sant les malades, pièce aux Cent florins, par
Rembrandt, sur papierdu .lapon. Ine épreuve
de Chaumière et Grange à foin, par le même,
a atteint plus de 5. 000 francs. Une estampe en
couleurs, de l'écoleanglaise, par Smith, ^/wc-
ria, a dépassé 4.000 francs. Enfin, aux envi-
rons de Lisbonne, on a vendu dernièrement
35.000 francs deux tapis anciens de la Perse.
A. FRAPPART.
DincUur : M. MANZI.
Imprimerie Manzi, Joyant & C'*, Asnières.
Le Gérant : 0. BLONDIN.
LES ARTS
N° 44
PARIS — LONDRES — BERLIN — NEW-YORK
Août 1905
Pkt>ti^ BraMji, CUmtml f Ci*
BOTTICELLI i^attribué à). — i.A bki.i.k simonktta
(Collection de Sir Frederick Cook)
U COLLECTIOH DE SIR FREDEHiCR COOR, VISCO* È MODSerrale
.A- I^icliLirxiozxca.
LA vaste collection de tableaux et d'objets d'art de Doughty
House, Richmond, près de Londres, a été formée par
feu Sir Francis Cook, le premier baronnet, vicomte
de Monserrate en Portugal. La majeure partie fut réunie
entre 1860 et 1890; il y eut peu d'additions après cette date
et aucune depuis la mort de SirFrancisen 1901. Depuislors,
au contraire, il a été fait de judicieuses éliminations, et l'on
Pholo Brou», CUmenI f Cie
peut dire que le propriétaire actuel, Sir Frederick, possède la
collection particulière la plus nombreuse et la plus complète
d'œuvres des maîtres anciens qui se trouve en Angleterre.
D'autres collections peuvent contenir des chefs-d'œuvre plus
célèbres ou des tableaux d'une plus grande valeur historique;
aucune ne représente aussi complètement toutes les époques
de la peinture, — l'art moderne excepté, — et son caractère
général, sévère et pondéré, reflète
admirablement les goûts et les
prédilections de son distingué
fondateur.
Le noyau de la collection (une
centaine de toiles) fut acheté en
bloc à Sir J. Charles Robinson,
le curateur des galeries de pein-
ture de feu la reine Victoria, dont
Sir Francis Cook consulta les
lumières et rechercha les avis dans
toutes les acquisitions qu'il fit
plus tard. Il ne reste qu'un petit
nombre de ces premiers tableaux,
car, comme tous les collection-
neurs avisés. Sir Francis amé-
liorait constamment l'ensemble
de sa collection en se débarras-
sant des œuvres inférieures et,
comme le nombre des tableaux
croissait rapidement, il fallait
faire de la place en sacrifiant ju-
dicieusement les moins précieuses
des premières acquisitions. Néan-
moins il fallut ajouter des gale-
ries aux galeries jusqu'à ce que la
collection prit les vastes propor-
tions qu'elle a actuellement ; et,
dans ces deux dernières années, il
a fallu faire de nouvelles modifi-
cations, de façon à gagner de
l'espace et à permettre une dispo-
sition plus avantageuse des ta-
bleaux.
Quelques-uns des chefs-
d'œuvre de la collection sont si
connus et ont été si souvent gra-
vés dans les catalogues illustrés,
les journaux et les revues, qu'il
a paru plus intéressant de repro-
duire ici un certain nombre des
œuvres les moins connues. Nous
citerons, parmi les premiers, les
tableaux célèbres, tels que les
Trois Maries au Sépulcre, d'Hu-
bert Van Eyck, la Madone à l'I-
ris, d'Albert Durer, et la Femme
aux Omelettes, de Velasquez.
11 nous semble également
inutile de reproduire les trois
PIERO DELLA FRANCESCA. (attribué à). — portrait d'une DAmb
(CoUection de Sir Frederick Cook)
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1
PtM9 Brmmm, Oémni f Ctê,
TINTORETTO (JACOPO ROBUSTl dit). — portrait d'un stNATitR viMTiK»
(Collection de Sir Frederick Cook)
LES ARTS
Rembrandt, c'est-à-dire le Portrait de la Sœur de l'Artiste,
le Portrait d'Alotte Adriaans et l'Intérieur avec V Histoire
de Tobie. .
L'exposition récente à Paris de la Femme au Bain
(Gabrielle d'Estrées, peut-être), par François Clouet, a fami-
liarisé le public avec une remarquable œuvre française, de
même que la nouvelle publication de l'Arundel Club a fait
connaître à un grand nombre d'amateurs de l'art italien
l'important tondo de l'Adoration des Mages de Filippo Lippi
et la touchante Pietà de Moretto de Brescia. La petite pre-
della de Raphaël, avec une scène de l'histoire de saint
Nicolas de Tolentino, a un intérêt historique considérable,
car elle est (avec un fragment correspondant à Lisbonne)
tout ce qui rrsie d'un retable jadis fameux, peint dans sa
Photo Braun, Clément ^ de.
FBA FILIPPO LIPPI. — SAINT BER^ARD ET SAINT MICHEL
{Collection de Sir Frederick Cook)
jeunesse par Raphaël pour Città di Castello. Elle a été repro-
duite, il y a quelques années, dans la Ga:{ette des Beaux- Arts.
On peut citer parmi les autres belles œuvres italiennes de la
collection, la Sainte Famille de Fra Bartolommeo, signée et
datée de i5i6 qui, avec la Sainte Famille, appartenant au
comte Cowper, représente dignement ce maître dans les gale-
ries particulières d'Angleterre, et rachète la pauvreté du
spécimen que possède la National Gallery ; le Christ couronné
d'Épines d'Antonello da Messina ou Solario ; le Mars, Mer-
cure et Bellone de Paris Bordone et le retable avec la Nati-
vité (signé et date de i534) de Perino del Vaga. De Signorelli
il y a deux admirables fragments d'un Baptême qui sont
supérieurs à tout ce qu'on voit à la National Gallery; de
CrivcUi une ravissante Madone et d'Ercole de Roberti,
Médée et ses Enfants, d'un su-
perbe coloris et d'un beau dessin.
Mais il est temps d'arriver aux
œuvres reproduites ici. Commen-
çons par les Italiens et quelques
peintres Espagnols et P'rançais.
Les deux saints, Michel et Ber-
nard de Fra Filippo Lippi, ne
sont pas seulement des œuvres
d'une grande beauté; ils ont aussi
la plus haute valeur historique. Il
est peu de peintures du xv= siècle
dont l'authenticité soit aussi par-
faite, car nous possédons une lettre
autographe de l'artiste, adressée
à Jean de Médicis, en date du
20 juillet 145-, dans laquelle il
donne une description et un petit
croquis de la composition en-
tière, où l'on voit une madone et
des anges entre ces deux saints.
Il serait intéressant de retrouver
la partie centrale et de reconsti-
tuer ce triptyque dans son cadre
gothique. Ces deux saints pro-
viennent d"une collection particu-
lière de Madrid et, avec l'impor-
tant tondo du même peintre, font
d'une visite à la collection de
Richmond un pèlerinage obliga-
toire pour ceux qui étudient l'art
de Fra Filippo Lippi (1). On
pourrait croire que Burne-Jones
a été inspiré par le saint Michel,
car il est des œuvres de maître
moderne qui présentent beaucoup
de traits communs avec ce ta-
bleau au point de vue du senti-
ment artistique et même du co-
loris. Quoi qu'il en soit, on ne
peut nier que le saint de Fra
Filippo ne soit une des plus belles
créations de l'art florentin.
(1) Cependant M. Edward Strutt, qui pré-
tend être le dernier des biographes de l-'ilippo,
ne fait même pas mention de ces tableaux.
LA COLLECTION DE SIR FREDERICK COOK
M.iM r.Mun, ri.'nmi y
TITIEN (attribué au). — portrait d'un jklnk chevaukr de maltk
(Collection de Sir Frederick Cookj
LES ARTS
Pour nous en tenir toujours à cette école, mentionnons
le séduisant portrait de femme, dit^e//a Simonetta, attribué
à Botticelli. C'est incontestablement un des plus attrayants
des portraits qui passent pour la représenter; par le coloris
et le sentiment, il attire l'admiration du spectateur comme
autrefois celle de Laurent de Médicis. Bien que, par les traits,
il diffère un peu du portrait de Chantilly qui porte son nom,
il n'est pas impossible de concilier les deux effigies si l'on
tient compte du fait qu'ils sont dus à deux artistes différents,
et surtout si l'on se souvient de la puissante personnalité de
l'être étrange que fut Piero di Cosimo, lequel a dû commu-
niquer à son modèle quelque chose de sa nature romanesque.
D'ailleurs, le portrait de Richmond est moins un portrait
qu'une brillante improvisation sur une jolie femme, jointe à
une allégorie qui n'est pas facile à interpréter.
On peut certainement affirmer l'identité de la Dame de
Sébastian del Piombo avec la fameuse Foniariua du même
Vhtilo Bi-rtim, CUmenI J* Cie.
SEBASTIAN DEL PIOMBO. — portpait de
(Collection de Sir Frederick Cookj
artiste qui est au Musée des Offices. Même type et même
attitude dans les deux tableaux, bien que celui de Richmond
soit antérieur à l'autre de quelques années. On en peut fixer
la date avec exactitude car, au point de vue du coloris et de
l'ordonnance générale, cette dernière œuvre se rapproche de
la Fille dHérodiade, prêtée par M. Salting à la National
Gallery et qui est datée de i5io. La Dame de Richmond.
qui a l'attitude d'une Madeleine, a donc été peinte par
Sébastian del Piombo, alors qu'il était encore élève du Gior-
gione à Venise, et ce tableau fournit un point de comparaison
important pour ceux qui veulent se faire une idée juste de
l'art de Sébastian del Piombo au début de sa carrière.
Le Sénateur du Tintoret est un bel exemple de la pein-
ture vénitienne de la fin du xvi= siècle ; il est plein de vigueur
et de caractère. Il est instructif de comparer ce portrait d'un
vieillard, largement et puissamment traité, avec celui d'un
faire plus guindé, mais non sans noblesse, d'un jeune patri-
cien, désigné sous le nom
de Chevalier de Malte,
attribué non sans raison
au Titien, bien que, en
réalité, fort peu dans sa
manière. A la vérité, ce
jeune noble vient de Flo-
rence et non de Venise,
et malgré la signature
TITIANVS (évidemment
ajoutée après coup), il
faut chercher le peintre
parmi les disciples du
Rronzinoetde Pontormo.
Il est probable que nous
nous trouvons en face
d'une œuvre de Fran-
cesco Salviati, dont l'é-
lève, Giuseppe Porta,
surnommé aussi Salviati,
a fait de ce portrait une
réplique qui est au musée
de Berlin. Van Dyck a
fait dans son album (au-
jourd'hui à Chatsworth)
un croquis de cette toile,
ce qui prouve que ce char-
mant tableau avait alors
pour les Flamands le
même attrait qu'il a de
nos jours pour les gens
du Nord.
Une étrange et atti-
rante Télé du Christ, une
des plus émouvantes et
des plus impressionnantes
qui existent, nous ramène
à Venise. On dirait
presque que c'est un por-
trait; peut-être l'auréole
qui l'entoure a-t-elle été
ajoutée après coup pour
donner un caractère sa-
cré à ce qui n'était à
rholo llniuii.CIcmtttt J( Cie.
SODOMA (GIOV. ANT. BAZZI dii). — saint georcks kt le dragon
(Collection de Sir Frederick CookJ
LES ARTS
l'origine qu'une simple ressemblance. Ce qui donne un intérêt
particulier à cette supposition, c'est l'analogie des traits du
modèle avec ceux d'Albert Durer, et ce problème devient
encore plus inte'ressant quand on a constaté que l'auteur de
cette tête est Jacopo de Barbari. Cela semble prouvé par un
mélange de styles du Nord et de Venise, et par le caractère
général de
l'œuvre qui rap-
pelle le maître
du Caducée. On
a aussi attribué
cette œuvre à
Lo 1 1 G ou à
Cima, et on lui
a prêté une ori-
gine milanaise,
mais il y a de
puissantes rai-
sons pour com-
battre ces opi-
ni o n s, et le
sentimentgéné-
ral confirme
l'attribution
qu'on en a
faite à Barbari.
Quant à savoir
s'il convient
d'établir un
rapport à ce
sujet entre le
nom de Durer
et celui de Bar-
bari, c'est une
énigme dont le
mot est encore
à trouver.
Sodoma est
représenté par
une belle pein-
ture. Saint
Georges et le
Dragon, dans
laquelle il a
déployé de
grandes quali-
tés d'imagina-
tion. Sauf à
Sienne, cet ar-
tiste ne peut
être jugé nulle
part mieux qu'à
Richmond, car
aucune galerie européenne ne possède de lui une œuvre com-
parable à celle-ci pour la beauté du coloris et le charme délicat
du paysage. Le manteau de saint Georges, d'un rouge flam-
boyant, jette une note éclatante de. défi dans la composi-
tion, et si le cheval paraît appartenir à la race porcine, le
sujet n'est-il pas du domaine de la légende ? Des documents
existants prouvent que ce tableau a été peint par Sodoma
en i5i8.
Photo Braun, Clément ^ Cie.
JACOPO DE BARBABI. — tête du christ
{Collection de Sir Frederick Cookj
Voici, par Césare da Sesto (comme Sodoma de l'école
milanaise originairement), un retable qui est son œuvre la
plus considérable après le polyptyque deMelzi. Son art, mila-
lais, vénitien et romain, y est résumé en éléments fort recon-
naissables qui donnent une impression, de décousu peu
agréable. Césare da Sesto fut le premier des éclectiques et finit
ses jours en Ita-
lie méridio-
nale, dans un
milieu con-
forme à son ca-
ractère. Ce ta-
bleau, comme
celuideNaples,
parait avoir été
peint pour une
église de Mes-
sine ; on voit
encore aujour-
d'hui,aumusce
de Palernie,
une curieuse
transcription
de celte com-
position. La
Vierge et l'En-
fant sont déri-
vés de Léonard
d e V i n c i ; le
saint Georges
est emprunté à
Paris Bordone,
et ensuite au
saint Georges
de Castelfran-
co, du Gior-
gione. Lesbas-
reliefsetlesaint
Jean-Baptiste
rappellent Ra-
phaël et la der-
nière manière
des S t a n z e .
Certes, il fallait
un génie supé-
rieur à celui de
Césare daScsio
pour faire de
tous ces élé-
ments dispa-
ratesuneœuvre
réussie. Et
malgré tout, le
caractère ambitieux de celte œuvre, joint à une certaine
majesté, à une certaine sobriété dans le coloris, fait de ce
retable le tableau principal des dernières années de l'artiste.
La galerie de Richmond renferme aussi un exemple capital
de sa première manière, un Saint Jérôme peint sous l'in-
fluence directe de Léonard de Vinci.
L'Inspiration de saint Jérôme, traitée d'une façon si
remarquable et si originale, fait penser au Corrège, et c'est
LA COLLECTION DE .SIR FREDERICK COOK
Pifltft Bran». CUi»ent y i:î
LE PERUGIN (attribué au). — i.a flagellation du christ
(Collection de Sir Frederick Cook)
comme étant de lui que ce tableau a été gravé dans la
galerie de Le Brun; il passa ensuite dans la collection de
Sir Thomas Baring, à qui Sir Francis Cook l'acheta, il y a
bien des années. Il n'est guère douteux maintenant que ce
tableau est l'œuvre d'un habile élève du Corrège, Rondani,
dont on voit des peintures authentiques à Parme et ailleurs.
Les inscriptions dans le coin et sur la banderole sont incom-
préhensibles et ont probablement été défigurées quand le
tableau a été restauré.
Passant à l'Italie centrale, nous constatons que Signo-
relli est admirablement représenté par deux fragments de ce
qui a dû être un Baptême du Christ. Ces figures révèlent si
parfaitement les meilleures qualités de ce grand maître, qu'on
doit préférer ces fragments à tous les exemples que possède
la National Gallery. Nous en reproduisons un dans lequel il
est intéressant de noter le motif de l'homme qui se dévêt,
f'Iiolo llraun, Clémtnt ^ Cie.
CESAUE DA SESTO. — la vieroe et l'enfant, entre saint jean-baf
I Collection de Sir Frederick Cook)
motif qui se retrouve dans le Baptême du Christ de Piero
délia Francesca, qui est à la National Gallery. Mais Signorelli
montre des connaissances anaiomiques bien supérieures, et
réussit à faire, d'un incident banal, une chose d'une grande
beauté. Ces fragments sont fort bien conservés et ne sont
inférieurs à aucune des œuvres de Signorelli.
Le Portrait d'une Dame, attribué, suivant la tradition et
comme tous les profils de cette époque, à Piero délia Fran-
cesca, a donné lieu à bien des hypothèses. Quelle est cette
femme à la coiffure bizarre? Quel artiste peignait de celte
façon? La difficulté est telle que les critiques ne peuvent se
mettre d'accord sur l'école à laquelle appartient ce portrait,
et encore moins sur l'identité du modèle. Ce tableau est-il
vénitien, ombrien, florentin, siennois ? Chacune de ces
écoles a ses partisans. Une chose, en tout cas, semble claire,
c'est que ce n'est pas le portrait d'Isotta de Rimini, comme on
le désignait quand il figurait dans
la collection Barker, et qu'il n'est
pas l'œuvre de Piero délia Fran-
cesca. Et cette constatation néga-
tive faite, on ne peut en dire autre
chose à présent.
Pour finir, nous reproduisons,
parmi les œuvres des maîtres ita-
liens, un charmant petit tableau
de l'Italie centrale, représentant
la Flagellation du Christ. Autre-
fois, quand il figurait dans la col-
lection Norihwick, il passait pour
un Raphaël, attribution que la cri-
tique moderne repousse. 11 est
malaisé de dire s'il est du Pcrugin
ou de Lo Spagna. Le fait est que
ce petit tableau est d'une si exquise
facture que ces deux noms ne
nous satisfont pas. Nous sommes
en présence d'une autre énigme
qui vaut la peine d'être devinée.
La même incertitude plane sur
l'Apollon et Marsyas, du Louvre,
œuvre comparable, sous bien des
rapports, au tableau de Rich-
mond ; et si la première de ces
œuvres est, comme bien des cri-
tiques l'affirment, du Pérugin, la
seconde peut l'être également. Au
point de vue du fini de l'exécution
et de son état de conservation,
cette peinture est des plus remar-
quables; elle attire par la beauté
du coloris beaucoup plus qu'on
ne pourrait le croire à la vue de
la reproduction, qui fait apparaître
la pauvreté du dessin de certaines
parties.
Il va sans dire que ces douze
tableaux sont loin d'épuiser la
série intéressante d'ituvres ita-
liennes que possède la collection
de Richmond, car, outre les neuf
autres peintures importantes dont
TISTE et saint GEORGES
LA COLLECTION DE SIR FREDERICK COOK
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Cit.
VEl-ASQUEZ. — MENIUANT ESPAGNOL
(Collection de Sir Frederick Cook)
il a été parlé au début de cet article et que nous ne repro-
duisons pas ici parce qu'elles sont plus connues que celles
que représentent nos illustrations, il serait facile d'en citer
une douzaine d'autres, qu'une galerie moins importante
serait fière de posséder. Telle est, par exemple, la jolie
peinture de la Vierge et VEnfant, entourés d'anges musi-
ciens, attribuée à Fra Angelico, ou encore de précieux
exemples de l'art siennois, parmi lesquels sont la Madone, de
Ceccarelli (signée et datée de 1347), et la Nativité, de Kran-
cesco di. Gior-
gio. L'école de
Ferrare, aussi,
est bien repré-
sentée par des
oeuvres authen-
tiqués de Marco
Zoppo et de
Cosimo Tura,
ainsi que par
un grand re-
table d'Ercole
di Giulio Gran-
di, et une série
d'œuvres de La-
nini, le Domi-
niquin, Palma
le jeune, Ca-
listo da Lodi,
A n n i b a 1 Ca r-
r a c h e , C i m a ,
Bassano, Rocco
Marconi, et,
parmi les Mila-
nais, Liiini et
Gianipetrino,
complète la
longue liste des
pein t u re-s ita-
liennes.
Nousallions
oublier une des
retivrcs histo-
riques les plus
importantes de
la collection, le
portrait de Lau-
ra de Dianti par
le Titien, qui
maintenant,
aprèsdclongues
hésitations, est reconnu pour l'original qui jadis ornait les
galeries de Christine de Suède et de Philippe d'Orléans.
Malheureusement il est dans un état qui est loin d'être par-
fait. Cependant on peut établir que c'est bien là le portrait
peint par le Titien poiir Alphonse de Ferrare, vers i523, ce
qui en fait un document d'une grande importance au point
de vue de la carrière du maître. En tout, la collection con-
tient environ cent soixante tableaux italiens.
La salle espagnole renferme une cinquantaine d'œuvres,
dont quelques-unes de grandes dimensions et d'une véritable
importance au point de vue de l'histoire de l'art de la pénin-
l'Iinlo Bioii.i, Clément i' C,
JlONDANi lEcoIo du Corrogc). —
{Collection de Sir
suie. A commencer par un retable complet en vingt-quatre
panneaux (chose unique hors d'Espagnei, presque tous les
meilleurs artistes espagnols_^sont représentes, et il y a même
des exemples caractéristiques de l'art de Valdcs Leal, Gran
Vasco et Pedro Campai'ia.
Nous avons déjà parlé du célèbre Intcrieur de cuisine
ou Btuiegone, de Velasquez; il est si connu que nous ne
le reproduisons pas ici, malgré sa très grande importance.
Deux autres tableaux attribués à Velasquez sont reproduits
dans ce numé-
ro ; le premier
est le Mendiant
esyagnol ; le se
cond le portrait
de la reine Ma-
rianne d' A II-
triche.
En ce qui
concerne le pre-
mier, les avis
sont partagés,
et il n'est même
pas certain que
le tableau soit
d'origine espa-
gnole. On ne
peut niercepen-
dant que ce soit
uneœuvred'une
grande puis-
sance,quiexciie
l'admiration du
visiteur. Le su-
jet est un peu
obscur ; mais il
semble repré-
senter un vieux
mendiant, dont
le seul plaisir
est la bouteille.
La sphère pour-
rait rappeler les
scènes de sa
jeunesse, qu'il
contemple avec
un regret ému.
Ce tableau est
venu d'Espagne
en I 8 I 8 ; les
analogies qu'il
présente avec la première manière de Velasquez l'ont fait
attribuer à ce maître; bien des critiques, à commencer par
Jusii, condamnent celte attribution, et l'on n'est pas encore
fixé sur sa véritable origine.
On peut en dire autant d'une grande nature morte, qui
est une des plus remarquables qui existent. Il est au moins
singulier qu'on l'attribue traditionnellement à Velasquez,
et si réellement elle est de lui, c'est incontestablement son
chef-d'œuvre en ce genre.
La Marianne d'Autriche est regardée comme le premier
en date des portraits existants de la petite reine; il fut peint
l'inspiration de saint JKHOUi:
Frederick Cook)
LA COLLECTION DE SIR FREDERICK COOK
VKLASQUEZ
PORTRAIT HE MARIANNE I) AUTRICHE, EPOISK DK PHII IPPE IV, ROI D ESPAGNE
{Collection de Sir Frederick Cookj
H
LES ARTS
par Velasquez au moment où la princesse se rendait à
Madrid, en 1649. Elle est encore coiffée à la mode autri-
chienne et porte dans les cheveux la perle historique.
La collection de Richmond possède aussi un portrait de
Photo Draun. Cément J" Cie.
SIGNORELLI. — LB BAPTÊME DU ciiRisT (fragment)
(Colle et itin de Sir Frederick Cookj
la même princesse par Carrciio; elle a revêtu un costume
de religieuse à la suite de la mort du vieux roi Phi-
lippe IV. Un tableau du même artiste représente leur fils
Charles II, peint en pied.
Parmi les autres peintures
espagnoles de la collection de
Richmond, on peut citer une
belle œuvre de Valdes Leal, re-
présentant le chanoine Bona-
ventura ressuscité des morts et
écrivant les mémoires de saint
François; deux spécimens du
Greco, dont l'un, le Christ chas-
sant les marchands du Temple,
est très lisiblement signé ; un re-
table de l'Assomption de la
Vierge, qui est probablement le
chef-d'œuvre d'Alonso Cano ;
plusieurs beaux Murillo, parmi
lesquels le portrait de l'artiste,
et quelques tableaux primitifs
espagnols et portugais, y com-
pris un triptyque par le légen-
daire Gran Vasco, qui est signé
Vasco Fernandez.
Il n'existe nulle part, en
dehors de l'Espagne, une série
aussi complète d'exemples de
l'art espagnol, quoique bien des
collections publiques possèdent
des œuvres plus importantes de
Velasquez, Zurbaran et Ribera.
La section française contient
environ vingt-cinq tableaux. Le
plus ancien est un Saint Pierre,
de l'école de Nicolas Froment, et
qui, par le style, se rapproche
beaucoup du Miracle de Saint
A/ î"/;v, récemment exposé à Paris.
A la même exposition, on voyait
le prétendu Portrait de Diane
de Poitiers par François Clouet,
document de la plus grande va-
leur pour les amateurs de l'art
français du xvi« siècle, qui est
reconnu comme l'original de
plusieurs répliques et copies qui
se trouvent à Chantilly, à Ver-
sailles et ailleurs. Le modèle
n'est certainement pas Diane,
mais c'est probablement Ga-
brielled'Estrées; et MM. L. Di-
mier et Durand-Gréville sont
d'accord pour voir dans cette
œuvre la main de François
Clouet. Il y a, d'une époque
moins lointaine, quatre Poussin
de premier ordre, dont un, de
grandes dimensions, est repro-
duit ici. Il était autrefois dans
la collection Borghèse et Sir
i6
LES ARTS
Francis Cook l'acheta à lord Beaunîîxit. Le grand artiste
français apparaît ici dans toute la perfection de son génie
classique, s'inspirantde Raphaël et de Jules Romain comme,
dans un beau Mariage de Sainte Catherine, également à
Richmond, il s'inspire du Titien. iS Enlèvement des Satines
et la Peste d'Asdod sont des œuvres qui brillent par le dessin
l'hotu ISraun, CIthficnt y Cic.
W. HOGARTH. - sahaii malcolm
(Collection de Sir frederick Cook)
LA COLLECTION DH SIR FREDERICK COOK
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'■■iiMJi. Ut-ment ^' t:ie.
J. RKYNOI.nS. — ("inspiration de saint jean
(Collection de Sir Frederick Cookj
20
LES ARTS
et font ressortir les grandes qualités de Poussin autant que
n'importe quel chef-d'œuvre du Louvre ou de Dulwich. En
réalité, les sept tableaux de Nicolas Poussin que renferme
la galerie de Richmond, présentent un résumé de son art
dont il serait difficile de trouver l'équivalent en dehors des
collections publiques de l'Europe.
Les autres tableaux français comprennent quatre bons
Claude Lorrain, deux petits Chardin, un Le Nain, deux
Greuze et un J. -François Millet de premier ordre. Le mérite
de ce dernier sera plus complètement reconnu quand le
progrès du goût fera rendre justice à ceux qui ont cherché à
faire renaître l'art classique en France, en Italie et ailleurs.
Telles sont, en peu de mots, les sections italienne, espa-
gnole et française de la galerie de Richmond. Passons main-
tenant aux écoles anglaise, allemande, flamande et hollan-
daise, chacune desquelles est bien représentée dans cette
grande collection.
Sur vingt-cinq tableaux anglais, six sont reproduits ici,
PhoU' Brmm. Oiment ^ Ci,
G. nOMNEY. — VIEILLE RAME PRISANT
(Collection de Sir Frederick Cook)
la première place étant attribuée au Moulin à vent et écluse
de Turncr. Ce tableau, peint en 1806, montre que Turner a
vu et étudié le fameux Moulin à vent de Rembrandt, actuel-
lement à Bowood. Un tableau antérieur, la Cinquième
Plaie d'Egypte, peint pour M. Beckford en 1800, montre
l'amusante idée que Turner se faisait de la grande pyramide
qu'il n'a Jamais vue; mais comme œuvre d'imagination dra-
matique et même tragique, cette peinture a un grand mérite
et, sans ses dimensions, n'aurait probablement pas quitté la
collection du marquis de Westminster pour passer dans celle
de Richmond.
Plusieurs beaux W'ilson et un paysage de la première
manière de Gainsborough représentent cette phase de l'art
anglais ; les portraitistes sont représentés par la Sarah
Malcolm d'Hogarth, la Vieille Dame prisant, de Romney et
la jolie Dame en bonnet de Reynolds. Les deux premières de
ces toiles sont reproduites, ainsi que flnspiration de
Saint Jean, par Reynolds.
Le Portrait de Sarah Malcolm,
un des chefs-d'œuvre d'Hogarth,
a été peint peu de temps avant
l'exécution de cette célèbre crimi-
nelle. Il a appartenu à Horace
Walpole >Stra\vberrv Hill'; par la
spontanéité et l'éclat de la tech-
nique, il met Hogarth au pre-
mier rang des portraitistes de
toutes les époques. Cette femme
impérieuse qui assassina sa mai-
tresseet les domestiques, ses com-
pagnes, ne méritait guère ces
honneurs posthumes, et cependant
Hogarih a immortalisé ses traits.
La Vieille Dame prisant, de
Romney, est remplie de charme.
L'artiste a su faire ressortir la per-
sonnalité de cette vieille femme
dont la dignité et la foncière
bonhomie s'allient heureusement
à une gaieté tranquille. Très An-
glaises, les Sœurs, peintes par
William (Jwen, de l'Académie
royale; ce sont des femmes raf-
finées et aimables, dont l'identité
n'est pas établie, mais qui méri-
teraient que leurs noms fussent
connus. On a cru un moment que
ce tableau était de Hoppner, dont
il a le stvlc.
L'Inspiration de Saint Jean
appartient à un genre peu com-
mun dans l'œuvre de Reynolds et
il en existe un croquis dans la
collection Wallace. Il n'en est pas
moins fort authentique, de même
que le Portrait d'une femme en
bonnet exposé récemment au Bur-
lington Fine Arts Club.
Avant de quitter la section an-
glaise, il est bon de faire remar-
quer que Sir Francis Cook n'a
LA COLLECTION DE SIR EREDERICK COOK
21
Pkolo Brauti, Ctt^menl { Cit.
WILLIAM OWKN. — i.ks sœurs
(Collection de Sir Frederick Cook)
22
LES ARTS
jamais été disposé à acheter des Reynolds, des Gainsbo-
rough ou des Romney de dix mille livres, ni tenté d'acquérir
à des prix de fantaisie des Van Dyck en pied. Les achats
judicieux faits il y a quarante ans ont leur récompense
aujourd'hui dans la plus-value considérable des œuvres bien
choisies, et il est peu douteux que, bien que la collection de
Richmond ne doive pas être mise en vente, sa valeur mai =
chande a triplé ou quadruplé.
Si nous passons maintenant à l'École allemande, nous
trouvons deux tableaux qui l'emportent sur tous les autres.
L'un d'eux, la Madone à l'Iris^ d'Albert Durer, dont il a été
question au début de cet article comme étant un des chefs-
d'œuvre de la collection, est trop connu pour que nous en
donnions une reproduction. Il n'est cependant pas inutile de
faire remarquer que l'opinion hostile qu'a exprimée à son
sujet M. Sturge Moore dans son livre sur Albert Durer n'est
appuyée par aucun de ceux qui (y compris des critiques
autorisés comme M. Campbell Dodgson et M. Lionel Cust)
rholo Braun, LUnml f Cit.
ECOLE FLAMANUE. — l'auoration uiîs magks itnpt^qiiej
I Collection de Sir Frederick Ccckj
ont vu le tableau de Prague qui est incontestablement une
copie de l'original de Richmond. La société Durer a publié
ce dernier tableau et en a donné une description complète,
amsi que de l'autre Durer de la collection, la Montée au
Calvaire, que M. Sturge Moore lui-même appelle « le
superbe original d'après lequel la copie plus connue de
Dresde a été faite ». C'est certainement le chef-d'.euvre
monochrome de Durer, peint en grisaille à l'huile. Il porte
une longue inscription avec signature et est daté de 1527.
Les^recherches des critiques modernes ont fait découvrir à
Berlin un dessin à la plume dans lequel se trouve la partie
gauche de la composition et dans la collection des Offices
un autre dessin indiquant comment Durer a modifié la
disposition des personnages en exécutant son tableau. Ce
petit trésor appartenait au duc de Saldanha, de Lisbonne, à
qui Sir Francis Cook l'a acheté en 1871; mais on ne sait
comment il arriva en Portugal. Aujourd'hui que l'on se
plaint souvent que les quelques tableaux authentiques de
Durer possédés par les Anglais ont été enlevés par les
Allemands, il est satisfaisant de savoir que la galerie de
Richmond renferme encore deux œuvres importantes dues
à son pinceau qui, avec le portrait d'Hampton Court et le
portrait si discuté de la National Gallery, le représentent
assez bien en Angleterre.
LA COLLECTION DE SIR FREDERICK COOK
HANS HOLBEIN. — portrait d'homme
(Collection de Sir Frederick CookJ
24
LES ARTS
Après avoir vu une grande Bataille de Pavie, par Jan
Vermeycn, et plusieurs portraits par Aldegrever, Hans
Von Scliwaz et autres, on arrive à un autre chef-d'œuvre,
un Portrait d'Homme d'Holbein, dont nous donnons une
reproduction.
Celte œuvre superbe est remarquable par son faire exquis
et son parfait état de conservation. Elle attire principale-
ment par sa surface unie, son coloris riche et harmonieux
où les tons de chair et le fond de marbre se fondent si
heureusement. Le modek' de la main est bizarre et certains
autres détails ont amené de bons juges à voir dans ce
tableau l'ouvrage, non
d'Holbein, mais de
Mabuse, et il y a beau-
coup à dire en faveur
de ce point de vue.
Ce qui est certain,
c'est qu'il est l'œuvre
d'un maître et digne
d'Holbein ou de Ma-
buse. Une tradition
dont l'origine n'a pu
être établie, veut que
ce portrait soit celui
d'un des Fugger, les
grands banquiers
d'Augsbourg.
Ce portrait fait une
transition naturelle
entre les écoles alle-
mande et flamande.
Celle-ci est représen-
tée à Richmond par
un chef-d'œuvre au
moins : c'est, cela va
sans dire, les fameuses
Tjois Maries au Sé-
pulcre d'Hubert Van
Eyck, tableau qui,
dans ces d e r r. i ères
années, a été très dis-
cuté et sur lequel on
a écrit un volume.
Il est encore trop
connu pour que nous
le reproduisions ou
que nous discutions
les questions d'his-
toire, de topographie,
de botanique et de cri-
tique auxquelles il a
donné lieu. Qu'il suf-
fise de dire que les
inscriptionsen hébreu
sur les vêtements ont
été récemment déchif-
frées comme suit : Jésus, l'homme' d'Ephrata, Messie,
Pierre le premier..., apôtre Jean ici, dans la terre d'Israël
en l'an de... ce qui semble confirmer la théorie d'un critique
qui croit que Van Eyck a peint cette vue de Jérusalem
et le Saint Sépulcre en Terre Sainte. S'il en est ainsi, ce
l'hijiif liraun. Clément ^ (lie.
MAITitE DE FLÉMALLE (atlribué :
{ CoUection de Sir
serait le pavsage le plus ancien du monde, puisqu'il date
d'avant 1426.
Le grand triptvque de Sainte Catherine a été attribué
jadis à Mabuse, puis à Meisys, puis à un maître flamand
inconnu. C'est une grande et importante peinture et quoique
personne à Bruges n'ait pu en fixer la paternité, il est
certain qu'un jour on arrivera à la connaître. On peut en
dire autant d'un délicat petit triptyque de l'Adoration des
Mages également atlribué autrcfois'à Mabuse, mais qui est
certainement d'un autre. Il vient de Lisbonne et peut être
reconnu plus tard comme l'ct'uvrc d'un Espagnol ou d'un
Flamand travaillant
en Espagne. Il est
d'un fini très poussé,
les détails sont comme
ceux d'une miniature,
le coloris en est riche
et harmonieux, et il
est parfaitement con-
servé.
Parmi les autres
ijeuvres de cette école,
on peut citer un bon
exemple de Mabuse
de l'époque de l'Adam
et Eve d'Hampton
Court. C'est un petit
tableau représentant
Hercule et Omphale,
daté de 1 5 1 7 et
très caractéristique.
N'ienncnt ensuite une
belle variante du petit
retable de Roger Van
d e r W e y d e n , de
Francfort, connu
sous le nom de retable
de Médicis, et une
autre et plus récente
variante d'une cu-
rieuse Madone habil-
lant l'Enfant Jésus à
Saint-Pétersbourg,
qui parait être du
Maître de Flémalle ;
puis une jolie petite
Madone d'Iscnbrandt
et une belle trans-
cription de la Madone
aux Cerises, annbuée
aussi à Mabuse; un
beau Lambert Lom-
bard, la Cène, daté
de i53i, dont il
existe des répliques a
Bruxelles, Liège, Nu-
remberg et au château de Belvoir, et enfin un grand
panneau, peint des deux côtés, par Henri Met de Blés,
dont la signature, un hibou, se voit dans un coin. Le
sujet, le Choix de Saint Joseph, comme prétendant à la
main de la Vierge Marie, est assez rare en peinture.
iu) . — VIERC.E HABILLAKT Lli^FA^T
Frederick Cotik)
26
LES ARTS
Il est temps maintenant de nous occuper des Hollandais,
représentés par i 5o tableaux dont nous ne pouvons donner
que quelques reproductions. Avant tout il faut citer, de
Rubens, le Portrait de son frère Philippe.
Cette majestueuse image d'un gentilhomme à large
fraise, assis devant une riche tenture, donne une bonne
idée du mérite de Rubens comme portraitiste. S'il e.xisie
de plus beaux portraits de ce maître, il n'en est aucun t)ui
Vlwlo Bvau», Clément ^ Cie.
VAN DYCK. — PORTRAITS DU FAMILLE
I Collection de Sir Frederick Cookj
surpasse celui-ci en vérité ou qui soit plus sobre et
indique moins d'exagération et de fougue. C'est essentielle-
ment un portrait de famille et non une œuvre de parade.
Cette galerie renferme encore un profil du Bourgmestre
Nicolas Rockox qu'il est de mode maintenuiu d'attribuer à
Van Dyck à l'époque où il peignait à la manière de Rubens,
ainsi qu'une brillante ébauche d'une Chasse au Sanglier et
quelques autres oeuvres de valeur. Mais celles-ci sont
■^ "^
28
LES ARTS
cependant moins importantes que les tableaux de Van Dyck,
dont la collection possède plusieurs belles œuvres de sa pre-
mière manière, au premier rang desquelles est la superbe
élude sur la Trahison du Christ, dont le tableau achevé est à
Madrid. Comme cela arrive souvent, l'étude a une puissance
et un éclat qui manquent à l'œuvre définitive. Elle jaillit des
mains de l'artiste et a toute l'inspiration, tout le brio d'une
création originale. Les Portraits de famille, dont nous
donnons une reproduction, ne lui sont pas inférieurs. On
lésa longtemps attribués à .lordaens et même à Cornélius de
Vos, mais il est hors de doute que c'est une œuvre superbe
du commencement de la carrière de Van Dyck. Ces portraits
rhfu> itrfiM]>. arment y cif.
GABRIEL METSU. — d.vme jouaxt db l'iîpiniîtth
(Collection de Sir Frederick Cook)
plaisent à l'artiste comme au simple curieux; l'attitude des
enfants est naturelle et l'exécution -magistrale. Il y a des
groupes d'un charme égal à Munich, à Cassel et à Saint-
Pétersbourg — des portraits de famille, évidemment, mais
dont l'identité n'est pas certaine.
Un autre groupe beaucoup plus grand est celui que
présente le tableau de Cuyp, le Bourgmestre et les Con-
seillers de Dort, qui est un remarquable complément de la
fameuse série de groupes de Rembrandt et de Van der
Helst que possèdent les galeries hollandaises. Ces portraits,
presque de grandeur naturelle, sont d'un réalisme extraor-
dinaire, leurs yeux suivent le spectateur, de quelque côté qu'il
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3o
LES ARTS
regarde le tableau. L'art si varié de Cuyp est bien repré-
senté à Richmond, où il y a de lui non seulement des
paysages mais aussi des portraits et des tableaux de
genre.
Metsu et Terburg sont représentés, le premier par une
Dame jouant de l'Epinette, le second par une Fileuse. Nous
les reproduisons tous les deu.x, ainsi qu'un superbe Nicolas
Maes, la Fille aux Pommes. Ces trois tableaux représentent
l'art hollandais dans ce qu'il a de plus caractéristique, c'est-
à-dire des scènes d'intérieur, et se recommandent par leur
touchante simplicité. On aurait de la peine à surpasser le
petit Terburg au point de vue de la peinture, et les gris et les
tons doux des Metsu rappellent les plus remarquables (ouvres
de Vermeer de Delft qui n'est malheureusement pas repré-
senté à Richmond. En revanche, il y a cinq tableaux de
photo Braun, dément «f Ci>.
GEHArtD TERIH'nrr. — LA FILEUSB
(CoUection lie Sir Frederick Cook)
Macs appartenant à ses différentes manières et plusieurs
paysages de Ruysdaël.
Nous avons déjà parlé des trois Rembrandt authentiques
de la galerie de Richmond ; elle en renferme un quatrième,
un petit portrait d'un vieillard assis, dont une variante se
trouve à Berlin. Elle contient aussi plusieurs autres œuvres
d'école dont la plus grande est l'Enfant prodigue, de
Govaert Flinck, et un Vertumne et Pomone probablement
d'Eeckhout.
Parmi les peintres secondaires, Eglon Van der Neer est
représenté par un Intérieur avec personnages, Van der
Cappelle par une magistrale Scène d'hiver, Adrien Van de
Velde par un sujet semblable et Paul Potter par deux vaches
datées de 1641. Le Portrait d'un homme qui lit. par Fabri-
cius, est une rareté, comme le sont aussi des (cuvres de
Cornélius Picolet, Pieter Van den
Bosch, Knupfer, Jan Lapp et
W'yntrack. Les peintres de nature
morte, Weenix, Van Bcyeren et de
Heem, sont représentés par plu-
sieurs toiles exceptionnelles, toutes
placées dans la salle à manger et
qui soutiennent la comparaison
avec le grand tableau attribué à
Velasquez, dont il a été parlé. Un
Garde-manger de Snydcrs, de di-
mensions colossales, avec des
personnages par Rubens mérite
aussi d'èire noté, ainsi qu'une
Cour de ferme, par Bloemart,
et un Paysage avec ruines, par
Breemberg.
C'est ainsi que l'on peut résu-
mer les œuvres marquantes de la
section hollandaise de la collection
de Richmond ; pour la plupart, elles
sont disposées dans des petits
compartiments formant alcôves et
éclairés par en haut, ce qui con-
serve aux tableaux leur caractère
d'œ'uvre de chevalet ; il en est
beaucoup, cependant, qui sont
dans les appartements privés et
que le visiteur ordinaire ne voit
pas.
Depuis deux ans on a fait de
la place en construisant, sous la
galerie, un musée où se trouve
une partie de la collection de
marbres et d'antiquités. On y voit
des pièces célèbres, notamment
des stèles de l'Attique et des sculp-
tures grecques. Quelques-unes
des plus belles ont été exposées
dernière ment à l'exposition grecque
de Burlington Fine Arts Club et
figurent dans le catalogue illustré;
d'autres, y compris un remar-
quable tombeau d'Asie Mineure,
sont trop lourdes pour être trans-
portées ou d'une date trop récente
LA COLLECTION DE STR FREDERICK COOK 3i
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p. -P. RUBENS. — PORTRAIT DK SON FRÈRE PHILIPPX
(Collection de Sir Frederick Cook)
32
LES ARTS
pour être des œuvres grecques pures plutôt que romaines.
Les bronzes anciens et du moyen âge qui faisaient à
l'origine partie de la collection sont passés, selon le testa-
ment de Sir Francis Cook, entre les mains de son fils cadet,
M. Wyndham Cook, de même que les miniatures, missels,
objets d'argent, majoliques, ivoires, émaux, bijoux, pierres
précieuses et autres objets d'art. Mais il reste assez d'œuvres
d'art, dans les peintures et les marbres, les tapisseries et les
terres cuites, les verres et les mosaïques, pour composer une
galerie qui est la collection particulière la plus nombreuse
et la plus variée d'Angleterre et qui, par le nombre, la
diversité et l'intérêt peut soutenir la comparaison avec
n'importe quelle collection privée. Elle est toujours ouverte
à ceux qui en font la demande par lettre à son propriétaire,
qui est généralement prêt à prendre part aux expositions
anglaises et étrangères dont peu manquent de demander et
d'obtenir le prêt de quelques objets provenant de cette
grande collection de trésors artistiques.
HERBERT COOK.
Pholo B, ou». Clémenl If Cit.
NICOLAS MAES. — jkiijib fille tenant un panier rempli de pommes
f Collection de Sir Frederick Cook)
Le « Samson trahi par Dalila », de Rembrandt
AU MUSEE DE ERANCFORl-SUR-LE-MEIN
NOUS avons la bonne fortune de donner ici une repro-
duction nette et fidèle (il n'en existait pas jusqu'à
ces temps derniersi du tableau Samson trahi par
Dalila, de Rembrandt, que le musée Stxdel, de Francfort-
sur-le-Mein, vient d'acquérir du comte Schunborn-Buchheim,
de Vienne, grâce aux négociations de son éminent directeur,
M. Ludwig Justi, et à la générosité de nombreux amateurs
locaux, qui, tandis que la ville offrait 40,000 marks, contri-
buèrent pour la plus grande partie à l'achat de l'œuvre,
payée la somme de 33o,ooo marks.
C'est une des toiles les plus importantes (2"'72 de lar-
geur (i) sur 2^38 de hauteur) et les plus intéressantes du
maître hollandais. Elle est, en outre, dans un admirable état
de conservation. M. Bode, dans son grand ouvrage
L'Œuvre complet de Rembrandt, pense que ce tableau est
celui que l'artiste, par une lettre du 12 janvier 1639, envoyait
à Constantin Huygens, secrétaire du prince Frédéric-Henri
d'Orange, en dédommagement des dérangements qu'il lui
avait causés et en témoignage de sa gratitude.
Signée Rembrandt f. i63('), celte composition date d'une
époque où l'artiste attectionnait particulièrement les sujets
dramatiques peuplés de personnages de grandes dimensions
et — contrairement à ce qu'il fera dans sa dernière période,
où, renonçant à toute action mouvementée, il concentrera
sur la physionomie de ses personnages toute leur émotion
intérieure, — cherchait à en tirer le plus d'effet tragique
possible : de la même année date le Samson menaçant son
beau-père appartenant au Musée de Berlin; des deux années
précédentes, le Festin de Baltha^ar de la collection de lord
Derby, à Knowsley House, et les deux Sacrifices d'Abraham
de l'Ermitage de Saint-Pétersbourg et de la Pinacothèque de
Munich.
Ce thème de Samson et Dalila avait déjà été traité une fois,
en 1628, c'est-à-dire tout à ses débuts, parle jeune Rembrandt,
dans un petit tableau appartenant aujourd'hui à l'Empereur
d'Allemagne. On y voit Samson reposant sur les genoux d'une
Dalila assez insignifiante, tandis que les Philistins se glissent
sans bruit dans la chambre. Dans le tableau de Francfort,
nous assistons à la suite de l'aventure, au drame lui-même :
Samson renversé et aveuglé par ses ennemis. Au premier
plan, l'hercule juif, à demi nu, a roulé à terre sur le dos,
entraînant dans sa chute un des soldats qui l'avait saisi à
bras le corps par derrière; à gauche, un des sbires, en
armure comme tous les autres, le menace d'une pertuisane,
tandis qu'un troisième, à droite, enchaine son poignet droit,
qu'un quatrième se précipite, roulant des yeux terribles,
l'épée levée et le bouclier en avant, et qu'un autre, le saisis-
sant par la barbe, enfonce un poignard — une belle arme
orientale, à lame ondulée, à manche orné d'une figurine
ciselée, que Rembrandt, sans doute, possédait parmi ses curio-
sités — dans l'œil droit de Samson, dont le visage et tout
le corps, jusqu'aux orteils crispés du pied lancé nerveuse-
ment en l'air, se contractent sous l'ertroyable douleur :
jamais, peut-cire, des pieds et des mains ne furent aussi
expressifs ; ils crient, autant que la face convulsée, une telle
(Il Celle Jimcnsion nvail été purli.; Ti 2"'S- par radjonction, au xviii» siècle. Je
deux bnnJcs étroites qui sont maintenant cachées par le caiire.
souffrance, qu'on croit entendre le hurlement du malheu-
reux. Mais, comme l'observe un excellent historien de Rem-
brandt, M. Cari Neumann, les nerfs des contemporains
de la guerre de Trente Ans étaient plus résistants que les
nôtres. Au fond, dans un mouvement oblique, qui accom-
pagne en sens opposé celui du corps tombé de Samson et
tire de ce contraste un effet saisissant, Dalila, dont le visage
pâle et les yeux agrandis reflètent, en une expression inou-
bliable, à la fois la sensualité et la joie de voir réussir sa
trahison — « la femme à l'état de séduisant animal féroce »,
remarque M. Justi, qui admire ici en Rembrandt non seule-
ment le peintre magistral, mais encore le psychologue
génial, — s'enfuit en brandissant de la main gauche la che-
velure coupée de Samson. Rembrandt, comme il fit en
beaucoup d'autres œuvres, lui a donné les traits de sa jeune
épouse Saskia.
Placé trop haut et mal éclairé dans la galerie Schonborn,
ce tableau a repris, sous un jour favorable, dans sa nouvelle
demeure, toute sa puissance dramatique, à laquelle con-
courent la savante construction des lignes de la composition
et la distribution de la lumière, habilement concentrée sur
le corps de Samson et sur Dalila. De plus, il s'est révélé
comme une œuvre tout à fait rare au point de vue de la
coloration : le fond, d'un gris neutre, qui sert de base à la
composition, le gris plus foncé et plus brillant des armures,
la jupe bleue brodée d'or et la chemisette blanche, aux tons
plus chauds par endroits, de Dalila, qui font, avec sa car-
nation blonde, des accords très fins; Tétoffe bleu clair
tendue en arrière; la chemise jaune clair, les hauts de
chausses grisâtres et la carnation brune de Samson, le rouge
diversement nuancé du vêtement du soldat debout au pre-
mier plan, concourent à une harmonie générale à la fois des
plus riches et des plus délicates, très dirtérente de la tonalité
brunâtre habituelle aux œuvres de la période moyenne de
Rembrandt, et témoignent de ses dons tout particuliers de
coloriste. On peut aussi se rendre mieux compte, main-
tenant, des qualités techniques d'exécution : admirer, par
exemple, l'habileté avec laquelle est rendue la transparence
de la chemisette plissée de Dalila, et certains détails de colo-
ration, où Rembrandt, dans la juxtaposition de tons com-
plémentaires très vifs, se montre aussi audacieux que nos
peintres les plus « modernes ».
Il n'y a plus à ajouter foi à la légende — reprise derniè-
rement par les journaux — suivant laquelle un des ancêtres
du comte Schonborn aurait acquis ce tableau, pour le prix de
la toile, sur un marché devienne où il ser\'ait d'emballage à
des denrées venues de Hollande. Un érudit viennois,
M. Th. von Frimmel, en a fait depuis longtemps justice. En
réalité, cette œuvre provient de Wurzbourg, où elle figura
dans la galerie de tableaux du prince-évêque de cette ville,
F'riedrich-Carl von Schonborn; à la mort de ce dernier,
en 1746, elle émigra à Vienne, où elle fut grave'e, en 1760,
par Landerer.
Ajoutons qu'une réplique (qui passa longtemps pour
l'original du tableau est au MuséedeCassel, où elle figurait
déjà en 1749.
AUGUSTE MARGUILLIER
Dinetanr :H. MANZT.
!mpriai«ri« Manu, Jotant j[ C><, A>ai«r«s.
U (Mtnt : e. BLONDIN.
LES ARTS
N« 4^
PARIS — LONDRES — BERLIN — NEW-YORK
Septembre 1905
J.-B. CHARDIN. — LE CHANSONNIER panard
(Collection de M. et A/"»« George Duruyl
LA COLLECTION
SAINT=ALBIN=JUBINAL=QEORGE DURUY
OR.MER de nos jours une collection, comme
l'a dit Edmond Bonaffé, c'est faire acte
de bon citoyen. Plus que jamais, la mode
est de collectionner, et chaque jour voit
apparaître de nouveaux amateurs. Il n'en
est que plus intéressant, au milieu de
toutes ces collections forme'es depuis un
quart de siècle au plus, d'en voir une qui
fut commencée il y a près de cent ans, dans un temps où l'art
de la curiosité était le dilettantisme de quelques esprits déli-
cats, l'heureux privilège d'une minorité intelligente.
La collection de M. et Madame George Duruy a été
DnOUAIS. — POUTRAiT d'enfant
(CotUction de M, et M"' George Duruy)
commencée sous le premier Empire par leur grand-père,
M. Alexandre Rousselin de Saint-Albin, qui la continua
pendant la Restauration. Contemporain et ami de Berna-
dotte et de Carnot, dont il fut le secrétaire, il fut aussi l'ami
de Danton et de Barras, qui, par testament, lui laissa, avec
tous ses papiers, le soin de publier ses Mémoires. M.George
Duruy a assumé la noble tâche léguée par le grand conven-
tionnel à M. de Saint-Albin et ses Mémoires de Barras sont
la plus belle et la plus intéressante histoire que l'on ait écrite
de la France depuis les premières années de la Révolution
jusqu'à la Restauration.
Amateur raffiné, M. de Saint-Albin avait, en véritable
curieux, acheté le bel hôtel de
Madame de Sérilly, au Marais,
pour y installer ses collections.
Sa fille. Madame Achille Jubinal,
hérita de cet amour pour les
œuvres d'art et les charmants
petits souvenirs du temps passé.
Pendant près de trente ans, elle
augmenta chaque jour avec un
goijt des plus délicats cette col-
lection si originale qu'elle a laissée
après sa mort à sa fille. Madame
George Duruy.
Parmi les tableaux du
xviii= siècle, le plus beau est, sans
contredit, le portrait du chanson-
nier-vaudevilliste Panard, par
Chardin. Assis à son bureau, sur
lequel sont en desordre livres,
morceaux de musique et chan-
sons, celui qu'on appelait en son
temps le La Fontaine du Vaude-
ville semble répéter une chanson
dans un volume ouvert devant
lui. La physionomie de cet homme
qui, de modeste bureaucrate,
était arrivé à se faire une grande
réputation comme chansonnier
des travers de son époque, des
ridicules et des vices de ses con-
temporains, est pleine de carac-
tère, pleine d'esprit et de vie.
Les portraits authentiques de
Chardin sont très peu nombreux ;
celui de Panard est un des plus
beaux qui nous aient été conser-
vés. Il ne figure pas sur les listes
de ceux que Chardin exposa aux
Salons de l'Académie, et il est
bien regrettable que tous ceux
dont nous trouvons mention sur
ces listes n'aient pas, jusqu'à pré-
sent, été retrouvés.
Un bonportrait est celui d'une
jeune femme ressemblant à Marie-
Antoinette, mais qui ne nous paraît
LA COLLECTION SAIN T-A LBIN-J UBINA L-GEORGE DURUY
DROUAIS. — PORTRAIT DE FGMMK
(Collection de M. et .\/nie George Duruy)
LES ARTS
pas être un de ses nombreux portraits authentiques. La
légende nous représente ici Marie-Antoinette toute jeune
fille, encore archiduchesse d'Autriche; ce tableau aurait ete
envoyé en présenta Louis XVI avant sesfiançailles. Un excel-
lent travail de M. J. Flammermont sur les Portraits de
Marie-Antoinette, publié dans la Ga:{ette des Beaux-Arts,
en 1897-98, nous a permis de comparer les traits du tableau
de la'collection Duruy avec ceux qui nous représentent
indiscutablement Marie- Antoinette jeune fille. Un seul
portrait a, avec celui qui nous occupe, une certaine ressem-
blance, c'est une charmante petite miniature appartenant a
la comtesse de Nod ; mais cela ne suffit pas à nous con-
vaincre que cette jeune femme soit Marie-Antoinette.
Une femme portant une coiffure très haute et un char-
mant enfant à la figure spirituelle, habillé d'un vêtement de
velours gris, sont deux agréables peintures de Droiiais. Un
très lumineux portrait de femme par Raoux est très yoisin
de la Femme lisant une lettre, de la collection La Gaze, au
Louvre.
Les deux portraits de David sont superbes, quoiqiJ ils
soient d'une facture bien différente. Celui de Boissy
d'Anglas est une adinirable peinture, bien que ce ne soit
qu'une esquisse. Le joli dessin de celte figure énergique,
encadrée par des cheveux gris qui tombent en boucles sur
ses épaules, le ton gris de tout le portrait en font un des
plus beaux morceaux de peinture que le pinceau de David
nous ait laissés. Le portrait de Saint-Just est certainement
d'une beauté moins puissante, mais il a peut-être plus de
charme. David a dû le peindre peu de temps avant que
Saint-Just ne montât sur l'cchafaud. Il ne semble pas avoir
loin de vingt-six ans, son âge lorsqu'il mourut.
La série des pastels est peut-être ce qui charme le plus
dans la collection Duruy. Le portrait de la comtesse de
Saint-Albin est un très beau pastel des dernières années de
Perronneau. 11 porte, avec la signature du maître, la date
de 1772. Il a le charme et l'incomparable fraîcheur des meil-
leurs pastels de Perronneau.
M. Rousselin de Saint-Albin, celui qui fut le premier a
former cette collection, a son portrait tout enfant, âgé
d'environ quatre ans. Ce délicieux petit pastel, d'un joli
coloris, dont l'auteur nous est inconnu, est amusant par le
costume que porte l'enfant : sur une chemisette en dentelle
entr'ouverte au cou se rabattent dés petits revers en velours
rose. .
Deux petits pastels sur vélin, a peine plus grands que
les reproductions que nous en donnons, nous représentent
deux petits enfants, le fils et la fille du peintre Mérelle,
peintre du xviii= siècle peu connu aujourd'hui. Comme on
sent l'amour avec lequel le père a fait ces deux petits chefs-
d'œuvre, sous les traits de ses enfants. Les charmants
costumes de fête qu'ils portent avec un air sérieux et étonné,
la fraîcheur délicieuse et la douce harmonie des tons font de
ces deux petits pastels de véritables bijoux.
Il faudrait s'arrêter devant chacun de ces pastels, que
nous devons nous contenter de mentionner seulement en
passant : deux pastels de Boucher; une tête de jeune femme
et une petite fille tenant un chat dans ses bras et quatre
petits pastels de Rosalba Carricra.
Une gouache de Boucher, qui représente Jupiter sédui-
sant Antiope, est d'une fraîcheur de tons et d'une harmonie
de couleurs très heureuses. La composition ingénieuse met
en valeur la figure d'Antiope, nonchalamment étendue, sou-
tenue par les nuages, tandis qu'on ne voit que la tête de
.lupiter et, au-dessus des nuages, l'aigle accompagné d'un
amour.
Une série de dessins de la fin du xviii'= siècle et des
premières années du xix= siècle complète heureusement
cette collection de tableaux formée avec un goût exquis. De
Moreau le Jeune, nous voyons plusieurs dessins, parmi
lesquels le Chanteur ambulant, daté de 1772, et un autre qui
MÉRELLE. — PoiiTRAiT du fils de l'autbur
(CoUection de M. tt Si^» George Duruy j
MÉRELLE. — PORTRAIT de la fille de lalteur
fCoUection de M. et if»° George Duruy)
LA COLLECriON SAIN 1- A LBINJ U BIN ALG FORG F DURUY
5
1
t
I
LOUIS DAVID. — SAiNT-jusT
(Collection de M. et M'"' George Duruy)
LES ARTS
HEÏNSIUS. — PORTRAIT DE FEMME (1794j, miniature
(Collection de M. et M^* George Duruy)
Lesyeux verts, le teint pâle, habit nankin
cravate blanche rayée rouge. (Croquis
diaprés nature à une séance de la Con-
vention.)
La miniature représentani un homme
assis à son bureau, écrivant, le bras
gauche appuyé sur un livre, est une des
plus belles que Hall ait signées. Les
cheveux bouclés, un fichu noué sur la
tête, cet écrivain, qu'il ne m'a malheu-
reusement pas été possible d'identifier,
porte un pourpoint en velours vieux
rouge, qui contribue à faire valoir ce
portrait.
L'acteur Paolo Mandini , célèbre
ténor italien, fit fureur pendant plusieurs
années au théâtre de Monsieur. Il est
intéressant de rapprocher la miniature
de la collection Duruy qui le représente
et qui est signée Dumont, l'anJ'"', de
celleque Dumontfit verslaméme époque
— le portrait en pied de l'acteur Man-
dini — exposé au Louvre.
Le portrait d'une jolie femme, coil-
porte la date de 1774. De Ma-
rinier est un joli dessin fait en
1775 pour une illustration des
Victimes de l'Amour ou Lettres
en vers de quelques amants
célèbres. D'autres dessins sont
signés deLebarbier, de Grave-
lot, de Duplessis-Berthaux,
dont il y a un très beau des-
sin à la sanguine représentant
un patineur. Enfin les por-
traits de Danton et du maré-
chal Brune sont deux admi-
rables dessins de David et celui
de Robespierre, le plus beau
de tous, légèrement rehaussé
d'aquarelle, est attribué au
baron Gérard. Il porte ces
lignes qui complètent cet éton-
nant portrait de Robespierre :
rayé vert, gilet blanc rayé bleu,
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M"» VIGEE-LEBRUN (Attribué à). — i-orirait de femme
{Collection de M. et M"' George Duruy)
ANONYME. — juuB TALMA (miniature)
{Collection de M. et Jlf"* George Duruy i
temps du premier Empire,
de Mademoiselle Le-
normand, la célèbre
devineresse qui pré-
dit à l'impératrice
.Joséphine son éléva-
tion, toutes mérite-
raient mieuxque cette
rapide énumération.
A côté de ces
œuvres charmantes
du xvin= siècle, nous
devons nous arrêter
un instant devant un
délicieux spécimen de
l'artdécoratif de cette
époque. C'est un bou-
doir décoré entière-
ment par Salambier
pour l'hôtel de Cau-
martin. Madame .lu-
binai, qui habitait en
HALL. — PORiRAiT d'homme (miniature;
i Collection de M. et Jlf«" George Duruy i
fée de boucles lui retombant sur les
épaules et portant trois rangs de perles
en diadème dans les cheveux, est une
charmante miniature signée : Heinsius
pin xi t I ~()4.
Cette très jeune fille, coiffée d'un
grand bonnet blanc, portant nouée autour
du cou une cravate blanche, assise sur
un canapé bleu et tenant à la main
un bouquet de roses, fut une femme
légère, célèbre à la fin du xviii' siècle.
Julie Talma, qui, pendant quelques an-
nées, portalégitimementlenom du grand
acteur, était, de l'avis unanime de tous
ses contemporains, une femme pleine de
charme, de grâce et d'esprit, autant que
de tact et de modestie.
Un portrait en émail peint delà Pom-
padour ; une femme jouant du piano,
miniature dans le goût de MadameVigée-
Lebrun; le portrait d'une femme cou-
ronnée de roses, portant un costume du
par Dumont; enfin, le portrait, par Adam,
DUMONT. — l'acteur mandim (miniature)
(Collection de M. et tt"" George Duruy)
LA COLLECTION SAINT- ALBIN-JUBINAL-GEORGE DURUY
F. BOUCHER. — jiPiTER SÉDUISANT ANTioPK (gouachc)
(Collection de M. et Af"* George Duruy)
LES ARTS
ALMANACII BXl'ER.MIi DANS UN l^TUI EN OU CISCLli, U:MAlLm ET GARNI DE PERLES, AYANT APPARTENU A L'iMPiiRATRiCE MARIE-LOUISE
(Collection de M. et Jlfn»o George Duruy
1878 l'ancien hôtel de Caumar-
tin, à l'angle des rues Bou-
dreau et Caumartin, avait eu
la grande joie de découvrir, sous
plusieurs épaisseurs de papiers
de tenture, dont l'une datait de
la Révolution, cette décoration,
que cette superposition de pa-
piers peints avait heureusement
conservée dans un état par-
fait. Chacun des six panneaux
montre des fleurs et des attri-
buts variés ; chacun porte un
monogramme différent, dans
lequel on retrouve toujours
l'initiale C de la famille de
Caumartin.
Bien qu'il soit impossible,
dans une étude aussi rapide,
de citer tout ce qui mériterait
l'attention, notons en passant
quelques-uns des plus jolis
meubles du xviii= siècle qui
ornent les salons de Madame
Duruy : un bureau de dame,
en bois rose et marqueterie à
dessins de fleurs, à plusieurs
tiroirs s'ouvrant très ingénieu-
sement à secrets ; une de ces
charmantes petites tables à
DOITE DE MIROIR EN EMAIL PEINT
Art français, xvii" siècle
(Collection de M, et M^" George Duruy)
ouvrage en bois de violette,
que leur forme originale a fait
appeler table-papillon ; enfin
une petite table-toilette en bois
de roseet marqueterie à dessins
de fleurs, dont la partie supé-
rieure se soulève pour pouvoir
se poser sur le lit d'une malade.
La partie supérieure de ce joli
petit meuble enlevée laisse appa-
raître un plateau en laque du
Japon de toute beauté, repré-
sentant un paysage avec des
personnages traversant un pont.
Ce meuble, qui est un véri-
table petit chef-d'œuvre d'ébé-
nisterie, porte l'estampille de
l'ébéniste Péridiez, dont le plus
beau meuble que nous con-
naissions est une grande com-
mode en laque du Japon ornée
de bronzes dorés, qui se trouve
aujourd'hui dans les salons du
Ministère des Finances.
Toutes les séries des menus
petits objets de la vie usuelle
d'autrefois que Madame Jubinal
LA COLLECTION SAINT-ALBI N-J UBINALGEO RGE DURUY
J.-B. PERRON NKAU. — la comtesse de saint-ai.bin (17721. — Pastel
{Collection Je M. et .V™» George Duruy)
10
LES ARTS
réunissait avec amour forment la partie la plus curieuse
de cette collection si originale. Nous y voyons des petites
enseignes du xvi= siècle, des bijoux de toutes sortes —
bagues, colliers, pendentifs, — une agrafe en pierres de
lune pour relever et maintenir la jupe, dans son vieil écrin
en cuir fleurdelisé. Un petit coffret en fer damasquiné d'or,
s'ouvrant à secret, porte cette inscription : Vous ne con-
naisse^ pas tous mes secrets, le plus beau est caché. Malheu-
reusement, le portrait manque derrière ces mots qui le
cachaient aux yeux indiscrets. Dan's un écrin au chiffre de
Marie-Antoinette sont, en or et émail bleu pâle, le dé et
les deux bagues que les dames portaient au quatrième et au
cinquième doigt pour empêcher le fil de les couper. La série
des mille petits bibelots du xv!!!"^ siècle est charmante avec
ses boîtes en or, étuis, navettes pour faire de la frivolité,
bonbonnières et boîtes à mouches.
Un petit objet bien intéressant, parce qu'il a toute une
histoire, est un tout petit calendrier fait pour l'Impératrice
en 1811, à l'occasion de la naissance du roi de Rome. Le
calendrier, de très petite dimension, a une reliure en or et
émail bleu et n'offre de particulier que la Saint-Napoléon,
marquée le 16 août et non le i5. L'Empereur avait donc
avancé son anniversaire d'un jour pour ne faire qu'un jour
de féie. L'alrnanach est enfermé dans un étui richement
émaillé et orné de pcrks fines, l-n sujet allégorique svmbo-
lise le grand événement que fut alors la naissance du roi de
BANDES DE TAPISSERIE AU PETIT POINT
Art français, xvl« siot-le
ICoUcction de M. et M"' George Duruy)
Rome. Au milieu de personnages vêtus de costumes antiques,
un Amour tient le berceau sur lequel on voit la lettre N
couronnée. A la partie inférieure de l'étui, s'ouvre une petite
cassolette; en haut, deux colombes tiennent un cartouche
portant la date 181 i : au revers de l'étui sont les signes du
zodiaque.
L'écrin dans lequel se trouve cet almanach historique est
en maroquin rouge avec les armes de l'Empire frappées
en or. r rr
M. Frédéric Masson, qui est l'historien le mieux docu-
menté sur l'époque napoléonienne, a eu la bonne fortune de
i-etrouver l'acte de naissance de cet almanach. Dans le Livre-
Journal manuscrit intitulé : Bijoux achetés pour le service
de S. M. l'Impératrice et payes sur les fonds de ses
dépenses particulières et extraordinaires , M. Frédéric
Masson a trouvé l'almanach ainsi désigné : « Un alma-
nach renfermé dans un étui en or ciselé, émaillé et enrichi
de perles. Peinture sur émail, sujet allégorique relatif à la
naissance de S. M. le Roi de Rome, fourni par Nitot, joail-
lier, le 17 avril 181 1. Pour or, perles, émail, peinture et
façon, jSo francs. »
Puis, dans un autre manuscrit intitulé : Écrin de
S. M. l'Impératrice et Reine, M. Frédéric Masson a relevé
des renseignements précis sur ce Nitot, joaillier-bijoutier et
nullement artiste, qui fut un des principaux fournisseurs de
l'Empereur. Il vendait pour faire fortune et pour que sa
fille pût épouser un comte de l'Empire.
Madame Jubinal avait collectionné toute une série de ces
LA COLLECTION SAINT-A LJiJN-JUBJNAL-GEORGE DURUY
M
[.ouïs DAVID. — boissy-d'anoi.as
(Collection de M. et Af™» Georf;e Duruy)
12
LES ARTS
petits affiqueis en bois, en ivoire, en fer et en argent, que
les femmes mettaient jadis à leur ceinture pour y renfermer
leurs aiguilles à tricoter. Au xviii« siècle, affiqitet avait pris
ensuite le sens de luxueuse et frivole parure :
Vous avez de riches manteaux,
Vous avez de belles cornettes,
Vous faites d'affiqucts nouveaux
Toujours d'inutiles emplettes.
La collection de montres de Madame .lubinal est, après
la très belle et très complète collection de M. Paul Garnier,
la plus intèressanic que nous connaissions. Elle comprend
i3o montres et 35 châtelaines du xvi<= au xviii"^ siècle, qui
nous permettent de reconstituer toute l'histoire de la
montre depuis ses premières apparitions jusqu'au début
du xix': siècle. D'abord, les montres de la Renaissance
en cristal ou en argent gravé ; les unes en forme de
croix ; d'autres, en argent, représentant gravés des des-
sins de l'époque ; l'une est en jaspe avec une monture
d'or; une autre, en cristal monté en or, porte cette inscrip-
tion : Les yeux à tout, le cœur pour un. Puis ce sont les
montres en émail à dessins de fleurs sur fond bleu ou jaune.
Parmi celles de l'époque de Louis XIH, une charmante
petite montre en émail porte, d'un côté, un portrait d'homme.
l'adoration des dergbrs et des rois maoes
Tapisserie flamande (xvi» siècle)
(CoUection de M. et M"' George Duruy)
de Tauirc, une lemnie qui serait une des Mancini, eiT.ourcs
d'émail vert translucide. Nous arrivons ensuite à la très belle
série des montres en émail peint de Genève, dont les plus
riches sont des ceuvrcs des frères Huaud. lue Danaé est
signée : Hiintid l'aisiic pinxit Gcncvc. Inc femme tenant
dans ses bras un vieillard, symbolisant peut-être la Clia-
TAIILE-PAPII.LON (XVIII' sicclu)
(CoUtction il, M. c( *■• (icurge ;>«tiiy>
rite, porte la signature : Les deux frères Huaud les Jeunes.
Huaud le Puisné fecit se lit sur une montre émaillée,
Decomba^ pinxit Genève i-j4g sur une autre. Ine très
belle montre en porcelaine de Saxe nous représente un
paysage; un émail d'après le Pédicure de Téniers, des
scènes d'intérieurs, des scènes champêtres, le Colin-Mail-
lard, les Baigneuses de Boucher sont joliment
traités.
Enfin cette précieuse collection comprend toutes
les sortes de montres de l'époque de Louis XVI,
Jmaux imitant l'écaillé blonde ou brune, bagues,
montres en forme de boules, poires, lyres, pen-
sées, fraises et marguerites, et, sur une délicieuse
petite montre ronde en émail noir, une ronde d'en-
fants dans de charmants costumes.
La série des châtelaines est unique. Comme
l'étaient souvent les montres, les châtelaines furent
la plupart du temps offertes en cadeau de mariage
au xvii^- siècle. La plus ancienne en or est de l'é-
poque de la Régence. Puis, en ne citant que les
plus belles, celle qui provient de la collection la
Béraudière en or et émail champlevé à dessins
de Heurs, une autre en or et porcelaine de Saxe,
un très bel émail de Petitot provenant de la vente
Dupré de Tours, en i885. Sur le boîtier d'une
montre, nous voyons deu.x colombes se becquetant;
sur le médaillon pendu à une châtelaine, nous
voyons une rose de laquelle sort un bébé avec
ces mots : Qu'elle soit pour toi un doux souvenir.
Enfin, un curieux porte-clef en argent a appartenu
à une fille de France qui fut abbesse ; il est orné
d'un cœur, une croix et une ancre, symboles des
trois vertus théologales.
La reproduction que nous donnons d'un pan-
neau, où le beau portrait de Chardin et deux petits
pastels de Boucher se trouvent encadrés par une
série d'instruments de musique du xvu' et du
wni' siècle, montre avec quel goût est arrangcc
cette collection. La curieuse série des bâtons de
chef d'orchestre débute par le bâton de maitre de
chapelle du xvn' siècle en ivoire, entièrement
gravé dune nuée d'anges musiciens jouant des
instruments variés: un autre, également en ivoire
de l'époque de Louis XIH, porte gravé un air de
musique. Puis, nous voyons les bâtons de chef
d'orchestre de Fétis, avec l'inscription : .Adolphe
Samuel à son illustre maitre: hommage de recon-
naissance ; de Rossini, en corne avec filigranes
d'or et les initiales G. R.; enfin celui de Verdi,
en ébène et argent surmonté d'un petit buste du
compositeur italien, cadeau offert par Verdi à une
de ses grandes amies.
Nous apprenons aussi à connaître les différents
accessoires des maîtres de danse du xvni' siècle:
la canne, qui se démonte et renferme un violon
et son archet; la canne-flûte, les petites pochettes
et l'éventail-pochette. L'n petit tambour porte sur
la bretelle en cuir qui le maintient les armes de
France.
La collection des miroirs comprend toutes les
sortes de miroirs, depuis ceux en ivoire du
xiv« siècle jusqu'aux miroirs de mariage du xviii'.
l ne très belle boite de miroir du xiv siècle nous
offre, comme beaucoup de ces charmants peiiis
objets, une scène tirée du Roman de la Rose —
le Château d'.Xmour. In miroir en émail peint
du wii'^ siècle à fond bleu pâle, a décor de ticurs
14
LES ARTS
de couleurs variées est superbe. Un autre miroir, très simple,
en ivoire, porte, gravé sur une bordure d'argent qui l'en-
cadre, cette inscription : Che ben ti rendo, Quel che tu mi
dai, dime non ti Doler, Donna Giamai.
Le buse, cet instrument de gêne et de torture, que les
femmes de l'antiquité ne connaissaient pas, a pénétré dès le
moyen âge dans la toilette des femmes, au temps où, pour
la première fois, la mode fut de se serrer la taille dans un
corset. Madame Jubinal avait réuni une série des plus
curieuses de ces buses. Le plus ancien remonte au xii= siècle
et a probablement appartenu à une abbesse si l'on en juge
par les sujets religieux qui le décorent. Le buse était alors
très recourbé, il devint ensuite droit et rigide et servit non
pas seulement aux femmes, mais aux jeunes élégants, comme
nous l'apprend Montaigne dans le chapitre des Essais inti-
tulé Des Coitstumes anciennes. Aux xvii- et xviu= siècles, les
buses richement gravés étaient offeris en cadeau de mariage.
L'un de ceux-là, en ivoire, est orné de deux cœurs avec ces
mots : L'Amour les joint, d'une flèche perçant deux cœurs
i.VBi.E-ToiLEriE, PAU pERiDiLz. — Époquo do Louis XVI
(Collection de M. et Jtf".« Gcurge Duruy)
avec : Elle nous unit et d'une fleur et un soleil avec ces mots :
Vous voir et jnourir.
Sur un buse en acier gravé du temps de Louis XIII, on
lit ces vers curieux :
Les nymphes que la chasse attire
A l'ombrage de ces forests,
Cerchant des cabinets secrets
Loin de l'embusche du satire,
Tout auprès le jaloux deslire,
Pressé d'un amoureux tourment,
A faict mourir un jeune amant
Que lui-mesme encore soupire.
D'autres buses renferment des stylets; l'un de ces buscs-
poignards porte sur sa lame un cœur gravé. Un autre, en
baleine, a appartenu à Anne d'Autriche et porte, avec les
portraits d'Anne d'Autriche et de Louis XIII et différentes
devises, ces vers bien amusants :
Je suis ce beau buse curieux
Aussy chaque jeune amoureux
Me baise avec force tendresse.
Je sers de divertissement
Et ma place ordinairement
Est sur le cœur de ma maîtresse.
Sur le buse en fer que portait la grande Mademoiselle,
au milieu de plusieurs devises, on lit ces vers charmants :
Combien je porte envie au bonheur qui te suit,
Etendu mollament seur se blanc sein d'yvovre,
Partageon entre nous s'il te plaît cette gloire.
Tu y seras de jour et gi sere la nuict.
Un autre buse en fer porte encore gravé ces vers :
Ai de Madame ceste grâce
Destre sur son sein longuement
Doux jouis sopirer un amant
Qui voudrait bien tenir ma place.
Les peignes que collectionnait Madame Jubinal forment
une série intéressante, depuisle peigne liturgique du moyen
âge jusqu'aux luxueux peignes d'écaillé du xvii= siècle. \'n
curieux peigne de mariage en ivoire, de travail français de
la tin du xv= siècle, représente, en son centre, sur une
face, le mari accompagné de son fauconnier faisant tom-
ber des fruits d'un arbre dans la besace du valet de la
mariée, qui tient son cœur à la main; sur l'autre face, le
marié porte la quenouille et la discipline, le valet tient à la
main le peigne, tandis que la femme tient son cœur et son
valet sa fortune. Un autre peigne français en ivoire de
la même époque représente, sur une face, une scène de
chasse; sur l'autre, un roi, une reine et leur fou. Un
peigne en buis a appartenu à Marie de Bourgogne, fille
de Charles le Téméraire; il porte gravés en argent les
chiffres et armes de France et de Brabant. Parmi les peignes
français en buis du xvi= siècle, l'un porte ces mos : Prene-
à gré ce petit don, un autre : De bon cœur la donne. Entin^,
le peigne de Christine de Suède en écaille et en corne ajou-
rées est décoré d'une scène de chasse avec cette inscrip-
tion : Utinam te patriamque fortunet numen supremum.
Anno i63o. Johann Hammer. Chaque dent de ce peigne
est terminée par une boule pour qu'il ne blesse pas la
tête.
Citons en passant toute une collection de marottes des
LA COIJ.KCTION SAINT-ALRINJUIilNAL-GEORGE DURUY
i5
VITRINE DKS GHATELAINliS Dl" XVIII' SIÈCLE
(Collection Je M. et A/"" George Duruy)
xvii° et xviii= siècles, en buis et en ivoire, avec les sifflets,
les grelots de fou, les médailles de la fcle des fous, une
grande balte de la Mère Folle de Dijon, qui porte encore
les cachets de la ville de Dijon.
La très inicressantc collection de couteaux de Madame
Jubinal, qui fui exposée en 1871 à Londres, au Kcnsington
Muséum, mériterait à elle seule une étude sérieuse, car ce
serait faire Tliistoire de la coutellerie en Italie, en Alle-
VITIIINE DES BUSCS, DTCS MIROIRS HT DES 1 HAISES
IColleclion de M.' et M-»* (icorgi; Uurinj)
magne,^ en Orient et surtout en l'iance, du xvi-' au
xvuie siècle. Je ne citerai ici que la curieuse série de dou/.c
couteaux cl une fourciieite, dont les manches sont formés
des siaïuellcs en ivoire des apôtres et de saint Christophe,
LA COLLECTION SAIN T-ALlilNJ UIIIN AL-GEORGE DURUY
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VI 1 RINE DES MONTRES 1)1 X\ le Al XVIIh SIKCI.K
(Collection de M. et A/"' George Durujr)
i8
LES ARTS
de travail français de la fin du xvi'^ siècle, dans leur étui en
cuir gravf? et doré ; et la très intéressante trousse de veneur
du xvi" siècle dans son vieil étui de cuir. Les lames de
chacune des pièces qui composent cette trousse sont gravées
et damasquinées d'or et d'argent, les manches sont en
ivoire; sur le grand couteau de venaison sont gravés avec
la date de iSSj les croissants de Henri II et de Diane de
Poitiers.
Toute une série d'objets en fer fait suite à la collection
de couteaux, les clefs, les fers à friser de toute sorte, avec les
curieux fers à papillotes et les fers à moustaches du
xvni'^ siècle. Un petit tourillet porte les armes de Cosmc
de Médicis, qui fut amateur passionné d'horlogerie et auquel
il a appartenu.
La partie de la collection que nous avons conservée pour
la fin de cette rapide étude et qui en est certainement l'une
des plus curieuses, formerait à elle seule un véritable musée
du costume. La vitrine des gants nous fait connaître
l'histoire du gant depuis l'époque où les hauts dignitaires
ecclésiastiques étaient les seuls à en porter jusqu'à l'époque
de la Révolution. Un très intéressant gant d'évcque est ana-
logue à celui que conserve le trésor de Saint-Bertrand de
Comminges. Cn gant de fauconnier en cuir avec les doigts
articulés nous montre encore le dessus de la main arraché
par le faucon. Puis, nous voyons toute la série des gants et
des longues mitaines élégantes du xviii" siècle, l ne paire de
gants est en dentelle, des mitaines sont ornées de sujets de
chasse du temps de Louis XV, les unes sont en peau rouge,
d'autres en soie gorge de pigeon et, pour finir, les gants en
peau à longues rayures de l'époque de la Révolution.
La série des jarretières de mariées du xv!!!"^ siècle est
amusante avec des devises telles que celles-ci : L'union de
nos cœurs fait tout mon bonheur. — Ma devise est de vous
aimer et de ne jamais changer. — Je serai tout de même
aussi content que fidèle, et, entourés de fleurs, ces mots :
Ces fleurs sont l'image de l'amour qui m'engage.
Nous voyons encore mille autres petits objets ayant
servi à la toilette des femmes et des enfants au temps passé,
des bonnets de toute sorte, bonnet de coureur du xvni= siècle
avec armoiries en argent, béguins, manchons, robes d'enfant
et toute une collection de petits souliers, parmi lesquels ceux
du roi de Rome en velours rouge avec la couronne entourée
de branches de lauriers.
Des dentelles de toute beauté complètent cet ensemble
aussi original qu'intéressant. Nous voyons plusieurs fraises
de l'époque de Louis XIV en dentelles, dont l'une a conservé
sa monture, qui permettait de la porter même avec une
toilette décolletée. Un charmant encadrement de tablier de
mariage en milan, à dessin de personnages, nous repré-
sente le marié tenant l'arc et la mariée un coeur enflammé.
Les costumes en sont très amusants, les bonnets et les
manches de chaque personnage sont en relief. Parmi les
plus belles dentelles, citons encore un camail d'évêque en
point d'Alençon, de l'époque de Louis XIV, un bas d'aube
cn Venise et ,un l'ond de bonnet en argentan représentant
Orphée charmant les animaux, de la même époque. Un
admirable coussin de mariage porte les armoiries d'une
famille de Bohême, celle du prince de Lobkowitz, comte
princier de Sternstein. Enfin, d'une finesse surprenante et
d'une qualité exceptionnelle, est un très beau rabat en
Venise de l'aube de Mazarin.
La collection Duruy possède encore une très belle tapis-
PBIONE DB MARIAOE EN IVOIIIR
Art français. — xv" Bièch'
iloltcclion lie M. cl M"" (George Dumyj
série tissée dans les Flandres au xvi<^ siècle. La disposition
des sujets en est curieuse; la tenture est séparée inégale-
ment en deux parties par un pilastre richement décoré.
PKIONE DE MARIAGE FN IVOIRE
Art Irançais, — xv« siècle
(CoUection de M. et iU"'« George Duruxj)
d'un côté duquel est représentée l'Adoration des bergers, de
l'autre l'Adoration des rois mages. Le beau dessin et l'écla-
tante tonalité de cette tapisserie la placent au rang des
T. A COI.T.FCTION S A IN T- A I.ni\-Jl' lilN AL-GEORG E DURUY
PANNEAU DES INSTRUMENTS DE MUSIQUE
(Collection de M. et AI-" George Durtiy)
LES ARTS
VITRINE DES GANTS ET DES BONNETS
(Collection de M. et M""- George Duruy)
I.A COLLECTION SAINT ALBIN-J UBIN AL-GEORGE DURUY
21
meilleures tentures
sorties des ateliers fla-
mands au x\i' siècle.
Citons aussi quatre
bandes étroites et lon-
gues de tapisserie au
petit point, de travail
Irançais du xvi« siècle.
Elles nous repré-
sentent toute une
série de personnages
vêtus de riches cos-
tumes, qui sont de
précieux documents
pour l'histoire du cos-
tume au temps de
Henri II.
Nous terminerons
cette étude en men-
tionnant les tableaux
les plus intéressants
parmi ceux qui ornent
le cabinet de travailde
M. George Duruy et
qui mériteraient tous
d'être étudiés sérieuse-
ment. L'n tableau très
important, qui repré-
sente un saint Eusta-
chc.n'estpasuneœuvre
de Durer, comme l'in-
dique le monogramme
de l'artiste ajouté pos-
térieurement, mais un
tableau des plus in-
téressants lait au
xvi« siècle par un ar-
tiste de l'école de Co-
logne, peut-être celui
qui est connu sous le
nom du Maître de la
Mort de Marie, d'a-
près une gravure d'Al-
bert Durer. La Vierge
et l'Enfant à la pomme.
avec un joli petit fond
de paysage, est un char-
mant tableau de Ma-
buse. D'une qualité
exceptionnelle est un
petit tableau de Jor-
daens représentant une
Bacchanteetun Silène.
Entîn, de l'école fran-
çaise, sont un portrait
de la célèbre Laure de
Noves, de rouge vêtue,
tenant un oeillet à la
main, et un beau petit
portrait de Charles IX
par Clouei.
CARLE DREYFUS.
VIIRI.NB UiS UKNTlLLtS
(CoiUctioH de M, et !(-•• George Dmrmy)
Les Origines de la Peinture française
V": PARTIE. l'art nr PORTRAIT Al" TEMPS DE LA
RENAISSANCE <''
voi^uc des ponraits est un des traits frap-
pants de la renaissance des arts en France
Elle a ses commencements au temps de
ravènement de François I". On la voit se
déclarer tout d'un coup, et ce lait, joint à
l'origine étrangère du peintre qui la diri-
gea, fait de ce genre alors une nouveauté
égale aux décorations de Fontainebleau.
.lean Clouet dit .lanet, qu'on peut croire F"lamand. était
en France dès i5i6. Comme il demeura d'abord à Tours,
quelques-uns ont pensé le rattacher à l'école de peinture de
celte ville. Cependant tout ce qu'on peut attribuer à ce
maître est extrêmement différent de Bourdichon et de Fou-
quet. Le faire disciple de Perréal est un parti moins raison-
nable encore, puisqu'on manque d'oeuvres même probables
de ce dernier, et que rien dans les textes n'y fournit d'ouver-
ture. Les ouvrages dont il sera parlé sont au contraire très
rapprocfiés de ce qui s'exécutait alors, dans les Pays-Bas et
sur le Rhin. Leurs parentés certaines sont avec Van Orley,
avec Mabuse, avec le Mostaert présumé de M. Gluck, en
général avec les P'iamands qu'une première influence de
l'Italie, quelquefois de Léonard, a touchés. L'œuvre présumé
de Janet présenté comme une suite des enseignements go-
thiques en France, est un paradoxe historique. Il est sur
que rien dans le drapé ni dans le contour des visages n'y rap-
pelle la sécheresse et le heurté des miniatures de l'âge pré-
cédent. A le prendre en général, on y reconnaît l'esprit du
classicisme et de la Renaissance autant que dans Schorel ou
dans Holbein.
Le principal de cet œuvre consiste dans des crayons
reconnus pour l'ouvrage d'une même main, et dont le temps
de production s'étend depuis i5i5 environ jusque vers 1540.
Ces dates sont garanties tantôt par le costume, tantôt par
l'âge apparent des personnes représentées. Elles s'accordent
parfaitement avec celles entre lesquelles les textes resserrent
la carrière de Jean Clouet. Si l'on y joint l'excellence des
pièces, qui cadre avec le renom du maître, et la qualité des
personnages, qui répond au rang qu'il tenait à la Cour, on
concevra quelle vraisemblance pressante conseille de recon-
naître Janet dans l'anonyme auteur de ces crayons. C'est
pour marquer cette vraisemblance que je désigne cet ano-
nyme sous le nom de présumé Jean Clouet.
Le présumé Jean Clouet est également auteur des mi-
niatures du Roi et des Preux de Marignan au manuscrit de
la Guerre Gallique (Musée Briiannique et Cabinet des
Estampes de Paris), et de cinq lableaux, joint un sixième
peut-être, dont voici le compte.
Le Dauphin François enfant, mal nommé F'rançois II par
le musée d'Anvers à qui il appartient, est de i52o ou à peu
près; de la même époque date Madame Charlotte, fille de
France, sa sœur, propriété de M. Aghew. Le petit François I"
du Louvre se place vers i525 ; l'excellent Claude de Guise,
des Offices, vers i53o; vers i538 l'anonyme au Pétrarque,
ornement précieux du château d'Hampioncourt, pièce mai-
tresse de l'œuvre tout entier. Enfin le petit portrait du Roi à
(I) Voir ks Arts n<» 3-j, 39, 40 et 42.
cheval des Oflices, que je ne joins ici qu'avec doute, précède
de peu l'année 1540.
C'est la dernière de la vie de Jean Clouet. On trouve
mention de sa mort dès 1541. Le détail de sa vie est presque
inconnu. Il eut le titre de valet de chambre du Roi, et parait
s'êire transporté à Paris depuis i322. C'est là que, désormais
tenu pour un des premiers maîtres du temps, il mit au jour
cette grande quantité de portraits dont le souvenir, confondu
plus tard avec les ouvrages de son fils, devait assurer à leur
nom une gloire impérissable.
L'œuvre qu'on doit présumer de sa main reçoit un prin-
cipal appoint de ce que Chantilly garde de préparations
au crayon pour ses peintures, presque toutes disparues.
Ces dessins, qui proviennent pour la plupart des collec-
tions de Castle-Howard, représentent dans la pratique du
temps la partie originale et comme la plus importante de
l'œuvre. Janet se rendait chez les personnes, et tirait aux
crayons de couleur cette espèce de portraits avec le plus
grand soin. L'ouvrage fait, c'était pour toujours que le
modèle avait lini déposer. Le portrait à l'huile s'achevait dans
l'atelier, au moyen quelquefois de notes manuscrites qui
dirigeaient le choix des couleurs. Outre la peinture com-
mandée, le dessin conservé servait, entre des mains moins
habiles et fort souvent grossières, à tirer des copies pour ces
sortes de recueils où la bonne société d'alors rassemblait les
portraits de ses relations et de ses proches.
Quant aux crayons de Chantilly, leur nombre autant que
leur perfection en fait quelque chose d'incomparable. Toute
la Cour du temps se donne rendez-vous là. Le Roi, la Reine
sa femme, sa sueur et ses enfants, les preux de Marignan,
vingt familles illustres, Vendôme, Guise, F'oix, Gié, Nevers,
Tavannes, les dames d'honneur de la reine Éléonore, celles
de lapetile bande du Roi, des hommes d'église, des docteurs,
nombre d'inconnus s'y montrent, dans un désordre fait
comme à la mesure de la vie dont on y cherche l'image.
Près des dauphins à la bavette paraissent les duègnes de
cour dans leurs atours vieillis, près du regard de fer des
capitaines la jeunesse fringante des courtisans, près de la
majesté grasse des prélats de cour la fraîcheur malicieuse
des beautés en renom, près du front soucieux des ministres
d'Etat le charme attendri des jeunes tilles.
A cette séduction de l'objet, un art discret joint ses pres-
tiges. Il ne faut pas comparer Janet à Holbein; même à le
juger sur ces ouvrages, on doit convenir que sa science est
restreinte et ses moyens assez limités. Seuls les traits prin-
cipaux du visage, sont indiqués chez lui d'un trait léger et
sîtr, le reste n'est ajouté qu'avec incertitude; la barbe et les
cheveux, comme la plumeau chapeau, ne rendent aucun sen-
timent de la nature. Seulement il faut avouer que jamais petit
avoir ne fut mis en œuvre avec plus de soin et d'adresse.
Le crayon surtout est agréable. D'une simple et allègre allure,
on le voit se porter sur toutes choses et n'y toucher que dans
sa mesure, bombant les fronts, creusant le pli des paupières,
soulevant doucement les ailes du nez, mettant aux coins des
bouches ces tournants agréables qui font reculer et s'asseoir
les fuyants larges du visage, balançant finement les traits
égaux, et dans l'asymétrie des trois quarts, rappelant en
modelé d'un côté ce qu'il trace en contour de l'autre, avec
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
23
une cltfgance parfaite. Pierre noire et sanguine y mêlent
leurs travaux. Le maître les assemble en parfait coloriste.
Mille aspects ingénieux, mille couleurs nouvelles naissent
sous ses doigts de leur rencontre.
Le coloris dans les tableaux à l'huile n'ajoute en général
que peu à cet agrément. La pâte en est belle, comme c'est
l'habitude chez les peintres des Pays-Bas; l'exécution est
ti n e et plate.
Tout le surcroit
de plaisir qu'on
y prend, n'est
que Te If et du
prestige ordi-
naire des cou-
leurs.
On a repré-
senté à tort
François \"
commeéprisdes
productions de
la seule Italie.
Dans son goût
vraiment uni-
versel, il faut
ajouter le cas
qu'il faisait des
tableaux de
P'iandre, attesté
par plusieurs
c o m m a n d c s
dans ce pays.
Curieux, comme
il paraît, de don-
ner à .lanet des
émules, il avait
sollicité Schorel
de s'engager à
son service. Ce
peintre refusa ;
une autre invita-
tion, faite vers
I 5 3o, à Josse
Van Clèvcs
d'Anvers, obtint
un meilleur suc-
cès. Celui-ci vint
en France et pei-
gnit, dit Gui-
chardin, le roi,
la reine et les
autres princes
du royaume. On
est en peine de
dire si des por-
traits de grande taille, où se montre l'influence italienne,
deux F'rançois I" du Louvre, une Marguerite sa sœur, à
Liverpool, une reine Éléonore à Hamptoncourt, émanent
de quelque peintre de ce genre, ou d'un de ces Italiens
médiocres, tixés en France dès le commencement du règne,
dont j'ai fait mention en leur place.
Tandis que tlorissait dans Paris Jean Clouet, un autre
PA<i/i> ,>'iMr(T»iflkrf,
LE PRESUME JICAN CLOUET. — iharlotte ds FitAKcr. mi» dr fiiam-ois i"
Collection Agncsv iLon^rcst
peintre, étranger comme lui, comme lui travaillant dans le
genre du portrait, commençait d'emplir Lyon de son renom.
C'est Corneille, natif de la Haye, nommé Corneille de Lyon
dans l'histoire. Ce qu'on lui attribue de plus ancien remonte
peu avant r536. Il peigni' .n ce temps-là le Dauphin, le duc
d'Orléans et Madame Madeleine, tous trois enfants de Fran-
çois \" et âgés de seize à vingt ans. Depuis 1541 il eut le titre
de peintre de
Henri, dauphin
par la mort de
son frère, qui
régna depuis
sous le nom de
Henri IL
Les contem-
porains avaient
gardé le souve-
nir d'un voyage
que la cour fît à
Lyon en 1 548 au
lendemain de
son avènement,
et dans lequel
Corneille pei-
gnit entreautres
la nouvelle reine
Catherine de
Médicis, sans
douteaussi Mar-
guerite sœur du
roi, dans un
tableau qui est
à Chantilly.
Nombre des
portraits subsis-
tants sous son
nom tirent peut-
être leur origine
de la même cir-
constance. D u
moins c'est un
fait que quinze
ansplustard.ee
peintre était en
mesure d'expo-
ser dans une
chambre, « le
portrait, dit
Brantôme, de
tous les grands
seigneurs et de
toutes les gran-
des daines de la
cour ». Hors de
pareils voyages, qui à vrai dire n'étaient pas rares, c'est
une question de savoir de quelle manière Corneille prenait
copie de ses modèles. J'ai la preuve que quelquefois au
moins l'un de ses confrères tirait le crayon pour lui. Il ne
suivait pas la manière de Janet, et on n'a de sa main aucune
préparation distincte de ses peintures. On peut supposer
qu'il a peint sur ces préparations mêmes, de bons juges
H
LES ARTS
inclinant à croire que plusieurs sont sur papier à l'aqua-
relle sous le vernis.
On manque d'indications bien certaines sur les œuvres
de cet artiste. Ce que Gaignières, au xvii= siècle, a remar-
qué comme son ouvrage, est de mérite trop inégal, et
trop bas comparé à d'autres pièces du même genre, pour
qu'on prenne cette mention autrement que comme une
attestation d'atelier. Pour débrouiller dans le nombre
l'œuvre propre du maître, l'excellence de l'art reste le seul
indice. C'est un fondement parfaitement raisonnable, sur
lequel il est au moins permis d'établir la liste suivante :
Madame de Martigné-Briant, à Chantilly; Béatrice Pachéco,
comtesse d'Entremont, et Suzanne d'Escars, dame de Pom-
padour, à Versailles; Antoine de Bourbon, roi de Navarre,
chez le comte Lanskoronski, à Vienne ; la Duchesse
d'Étampcs à M. de Montbrison ; Charles comte de Randan,
à M. Doistau : ces deux derniers exposés aux Primitifs
français.
Tous ces tableaux sont datés par le costume, des envi-
rons de i55o. On les a loués souvent, parfois avec excès. A
vrai dire, le talent dont ils témoignent est faible. Nuls d'in-
vention, de dessin timide, tout l'agrément qu'on leur trouve
ne tient qu'à une fraîcheur d'exécution, à une légèreté de
main qui va parfois jusqu'à la séduction. Peu de science et
beaucoup de ménagement, c'est Corneille de Lyon plus
encore que Janet. On trouve ici le triomphe d'une ccrtninc
I.t: MATTItE DE niEUX-CHATEAUNEUI'-. - le comti; de iiEniioRD
iliisce Wallace (Landres)
LE PRESUME JEAN CLOfET. — cialde de LonnAiNF, uvc de orisE
râlais nui (Florence)
routine, d'un tour perfectionné par la répétition, auquel
l'ariisic ne saurait rien changer, ni dans la perspective des
traits, ni dans l'équilibre du maintien, sans courir risque
de tout gâter. Encore ceci ne procure-t-il que la perfection
du visage ; le dessin du reste, buste et épaules, est le plus
souvent détestable.
Il ne faut donc pas demander si certains rares portraits,
conçus dans le dessin général de Corneille, mais dont le
style et la façon rappellent les plus excellents maîtres, sont
de sa main. J'en compte neuf entièrement conformes pour
la manière, dont la liste sera donnée ici. Deux anonymes au
musée de Vienne, un autre à l'Académie de Venise, un au
palais Pitti de Florence, un cinquième dans la collection
Cumberland à Hanovre, un sixième à M. Hutteau, exposé
aux Primitifs français ; dans la collection Wallace, le comte
de Hertford ; naguère chez M. Butler, à Londres, Jean de
Rieux, 'baron de Chàteauneuf ; enfin, venant neuvième,
dans de grandes dimensions jusqu'à présent exceptionnelles,
un triomphant anonyme du musée d'Avignon, longtemps
attribué à Holbein, et qui n'eût pas fait honte à ce grand
maître. Je nomme, pour la commodité, l'auteur inconnu de ces
chefs-d'œuvre (dit pseudo-Amberger chez M. de Frimmel),
]e peintre de Rieux-Chàteauneiif. Rien n'assure qu'il ait été
Français. Ses modèles semblent allemands pour une partie;
d'autres paraissent ou sont anglais. La date portée sur un
des tableaux de Vienne est rédigée en italien. Cette diversité
de référence ne fait qu'accroître le mystère. S'il doit revenir
un jour à nous, ou prendre place parmi les étrangers qui ont
tiré leur renom de France, son rang sera marqué dans
l'école fort au-dessus de tout ce qu'on y met à présent, au-
dessus de Corneille, au-dessus de l'un et de l'autre Janet.
Du reste, on aurait tort de croire petite la liste des
peintres d'alors approchants de Corneille. Ce qu'on soup-
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
25
FRANÇOIS GLOl'ET. — charlks ix, roi db frange
Musée Impérial i Vienne)
26
LES ARTS
çonne de maîtres oublie's derrière un grand nombre de
pièces du même genre, ne doit pas être négligé. Des por-
traits comme celui du duc d'Enghien au Louvre, ceux d'une
main différente,que M. Benson avait prêtés aux Primitifs fran-
çais, ne peuvent manquer de former quelque jour le centre
de classements nouveaux, où des mains anonymes marque-
ront leur existence. Plusieurs y devinent une part de maî-
tres anglais. Il sera curieux de reconnaître ce que ceux-ci,
regardés comme disciples de Holbein, ont pu tenir d'une
autre formation, à quel point des leçons émanées des Fla-
mands qui florissaient chez nous, ont pu toucher les Bettes,
les Stretes et les Hilliard.
Cependant, l'école du vieux Janei, que vingt-cinq ans
d'une production fêtée avait établie à la cour, refleurissait
sous son fils. François Clouet eut dès 1541 le titre de
peintre du Roi et les appointements de son père. Ce qu'on
doit lui attribuer de crayons commence aux environs
de i53o.
N'omettons pas que, pour l'un comme pour l'autre, on
manque de témoignages certains de leurs ouvrages. Ce qui
sert à constituer l'œuvre de Janet le jeune, c'est d'abord la
parfaite ressemblance de style entre un assez grand nombre de
dessins du Cabinet des Estampes de Paris, et d'ailleurs. Ces
dessins d'une part vont des débuts présumés de la carrière
de François Clouet jusqu'à sa mort; d'autre part on y
trouve tous les portraits des princes qui régnèrent en France
de son vivant, tracés avec un art supérieur. Si l'on joint à
cela la tradition, flottante il est vrai, qui place le nom de
.Tanet sur les plus célèbres de ces morceaux, peut-être on
trouvera que c'est assez pour ne conserver qu'un douic
abstrait, qui s'efface dans le langage ordinaire. Celui qu'on
présume être François Clouet, à bien plus de titres qu'on
Plailo Kimin, CUmeiu J" Cic.
CORNEILLE DE LYON. — madame dk MARTiami-BRiANi
Musée Condé (Chantilly)
FRANÇOIS CLOUET. — jeanne d'albrkt
Musée Condé IChanlilly)
n'en eût pour son père, sera donc appelé ici simplement de
ce nom, les réserves faites une fois pour toutes.
Le plus ancien tableau qu'on lui assigne, est celui de
Catherine de Médicis encore dauphine, à Versailles. De
portrait peint de Henri H, on n'en connaît pas avant i SSq, qui
fut la dernière année de ce prince. L'ouvrage dont il s'agit, peu
connu jusqu'ici des historiens de l'art, est aux Offices de Flo-
rence. Il représente le Roi en pied et de grandeur naturelle.
Les copies de ce portrait sont nombreuses, mais deux seule-
ment, réduites au buste, l'une aux Offices encore, l'autre à
Versailles, peuvent passer pour sortir de l'atelier du maître,
.l'ajoute ici le portrait du musée de Turin, représentant
Marguerite sœur du Roi, en deuil blanc.
Tout porte à croire que le règne de Henri II vit la for-
tune faite de François Clouet. Les gens de cour commen-
cèrent à n'avoir plus que son nom à la bouche. Les poètes
le célébrèrent dans leurs vers. Les imitateurs lui vinrent en
foule. Le plus ancien, que j'appelle, faute de mieux, l'ano-
nyme de i55o, emplit de ses crayons le moderne château
de Chantilly. Denisot, Bouteloup, Germain Lemannier, se
placent à la même époque. Enfin le fils de Geoffroy Dumoù-
tier, Etienne, en qui commence dans cette famille les géné-
rations de peintres portraitistes, commence de se faire admirer.
La vogue des recueils de crayons continue de s'étendre,
et de donner naissance aux mêmes fâcheux ouvrages, dont
un doit être distingué pourtant, œuvre peut-être de l'anonyme
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
27
J^i Ji kanfçtML m3k^.
r/<tf/« Girawtfon.
■Vi>.
LE PRÉSUMÉ JEAN CLOUET. — le maréchal ue montkjean (dessin)
Musée Condé (Chantilly)
28
LES ARTS
de i55o, dont les débris figurent encadres aux murailles de
la Galerie du Logis, à Chantilly.
Il faut remarquer que cette branche de l'art ne laissait pas,
en prenant de rimportance, d'ecarier pcrsévéramment tout
mélange d'ita-
lianisme. C'est
un des traits cu-
rieux du temps
et qui se conce-
vrait à peine au
sein d'une école
établie. Rien
n'est si différent
que l'œuvre
d'un Pri malice
et celle d'un
C 1 o u e t . Ces
peintres, dont
la carrière com-
mence vers le
même temps,
qui dans le
mcmetempsdé-
barrassés l'un
d'un rival,
l'autre d'un
père, prirent en
main le sceptre
de l'art au mi-
lieu de la même
cour, qui mou-
rurent (chose
notable) pres-
que la même
année, chargés
des faveurs des
mêmes princes
et d'une gloire
avouée par la
même société,
sontrestéscons-
tamment éiran-
g e r s l'un à
l'autre. Le plus
habile n'exerce,
ainsi qu'on eut
pu cro're, nulle
influence sur
celui de talent
moindre. Les
écoles qu'ils
soutiennent et
qu'étendent
leurs exemples,
ne se main-
tiennent pas
moinsTigou-
reusemént distinctes. Jusqu'à la tin cette distinction subsiste,
rompue çà et là seulement par quelques ouvrages rares et
si bien isolés, qu'ils n'ùtenl rien de cette remarque.
La toute-puissance de Catherine s'annonce, dans l'œuvre
CORNEILLE DE LYON. —
Musée de
de François Janet, au lendemain de là mort de Henri II, par
le fameux portrait en deuil de cette princesse, dont la meil-
leure réplique, a-uvre d'atelier peut-être, appartient à M. le
baron d'Albenas. De François II et de Marie Stuart on n'a de
la main du mai-
tre les portraits
qu'en crayon.
Je parle du por-
trait de celle-ci
en deuil blanc,
le seul qu'il con-
vienne de main-
tenir à Clouet,
et dont sub-
sistent plu-
sieurs répliques
à l'huile. A la
liste des enfants
royaux, il faut
joindre l'admi-
rable crayon re-
haussé de Mar-
gueri te leur
s ( e u r , p i è c e
d'i mportance
égale au pan-
neau le plus
achevé, hon-
neur de la Gale-
rie de Psyché à
Chantilly.
Au lende-
main de la mort
du jeune roi
prend place l'ex-
cellent petit
portrait de
Charles IX, son
frère, au musée
de Vienne, daté
de I 3 tJ I . D e
i366, malgré
l'inscription
fausse, est
Charles IX, en-
core au même
musée, dans le
célèbre portrait
de grandeur na-
lu relie, où le
nom de Jannct
inscrit a long-
temps passé
pour une signa-
turc. Une par-
faite réplique
en petit de ce
morceau est au Louvre. Outre ces portraits royaux pour
toute cette époque, on doit joindre, d'un mérite égal et d'une
pareille authenticité, celui de Jeanne d'Albret, à Chantilly
(1570), celui d'Anne d'Esté, duchesse de Ferrare,à Versailles;
LA COMTliSSi: U C.NTitEMOM
Versailles
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
rluKit Viirnudom.
FRANÇOIS CLOUET. — marguerite de frasce, fille de henri it (dessin)
Musée ConJé (Chantilly)
3o
LES ARTS
celui de Claude de Beaunc, duchesse de Roannais, au Louvre.
François Clouet se montre, dans tous ces ouvrages en pleine
possession de ses talents.
Il faut avouer qu'ils ont, du côté de la science, une supé-
riorité qui manque à ceux de son père. Le dessin du deuxième
Janet est un des plus approfondis, des plus exactement
mesures qui soient. Il a, dans le trace du visage humain, la
capacité d'un spécialiste, à qui le long exercice d'un art
moins étendu que profond fait entasser les remarques et
l'expérience. La mise en place exacte de toutes les parties
déliées, fuyantes et mobiles du visage, la recherche atten-
Pholo Sauvanaud.
LE PRÉSUMÉ JEAN CLOUET. - l'inconnu
Château d'Iiamptoncourl
tive des relations plus subtiles, d'où le gros des formes tire
sa solidité et l'aptitude à façonner l'ensemble d'une physio-
nomie et d'un type, vont chez lui à la perfection. Dépourvu
comme il est de la grâce italienne, ses attaches flamandes ne
lui valent non plus rien du ragoût et de la solidité des
Flandres ; mais la probité de son dessin confère à ses
ouvrages une force qui, quoique moins propre à éblouir, est
aussi capable de satisfaire le goût plus longtemps. Même des
agréments de couleur se révèlent chez lui à l'examen. Sa
touche des traits du visage est légère, le fondu de ses lèvres
est beau; dans les meilleurs de ses ouvrages, le bord et le
dessous des
paupièresvont
sans séche-
resse ; dans le
crayon deMar-
guerite enfant,
les mains sont
de vraies mer-
veilles d'exé-
cution aimable
et fine; enfin
partout les ac-
ce s soir es, le
drap du vê-
tement, la
p 1 u m e sont
imités avec
beaucoup de
charme, les
bijoux touchés
très délibéré-
ment et avec
art. Tous traits
qui, sans por-
ter le maître
au niveau
d'une compa-
raison que les
ouvrages con-
temporains,
ceux de Moro
et de quelques
autres appel-
lent, compo-
sent l'intéres-
sant spectacle
d'un art maître
desoi, profond
plus qu'il n'a
l'air, où la mi-
nutieuseaiten-
tion n'empê-
che pas que
beaucoup
de sûreté ré-
side.
Entre plu-
sieurs traits
qui marquent
le cas qu'on
AU PKTRAKQUE
LES ORIGINE'S DE LA PEINTURE FRANÇAISE
3i
PAo/rt Gitaudan,
LE PRÉSUMÉ JEAN CI.OUET. — jkan sirk dï canaples (dessin)
Musée Condé (Chantilly)
32
LES ARTS
faisait de François Clouet, il faut noter la commission qu'il
eut aux funérailles des souverains, de prendre le moule des
visages de François I" et de Henri II, ainsi que l'avis qui lui
fut demandé par la Cour des Monnaies sur un coin à
l'efligie de Charles IX. Quelques auteurs là-dessus ont
supposé à tort qu'il fut contrôleur des monnaies. La vérité
est que ses services s'étendaient à toutes les occasions où se
débattait la ressemblance d'un visage. Pour le reste, on le
voit assumer assez de travaux différents, la peinture d'un
coffre, des bannières, dont le soin montre en lui le succes-
seur de nos plus vieux peintres français; des miniatures
enfin, dont deux échantillons sont conserves au musée de
Vienne. Ce sont les portraits adossés de Catherine de Mé-
dicis en veuve et de Charles IX, incomparables d'aisance et
de délicatesse. Les autres travaux de ce genre qu'on a cités
de lui, ne résistent pas à l'examen.
François Clouet ne fut jamais marié. Toute sa famille
était de deux filles naturelles, et d'une sœur qui fut mère de
Benjamin Foulon, peintre de portraits comme son oncle.
Outre la protection du Roi, il jouit sans doute de celle de
plusieurs grands seigneurs : le fait est attesté pour le duc
de Roannais, Claude Gouffier de Boisy, dont il a peint la
femme.
Les dernières années de Charles IX inarquent la fin de sa
carrière. Dans le dernier portrait de ce roi, son oeuvre en
reflète la tristesse et l'horreur. On n'en possède que le
crayon, en deux exemplaires, au Cabinet des Estampes.
C'est une des belles et fortes choses qu'on puisse voir. Le
dessin et l'exécution y sont d'une largeur admirable; l'expres-
sion d'angoisse intérieure et de langueur physique d'une
vérité parfaite. En 1 5-1, l'agréable figure de la nouvelle reine
Elisabeth d'Autriche, dont le portrait est au Louvre, met sa
sérénité dans ces tempêtes. Vers le même temps, le portrait
de fantaisie de je ne sais quelle favorite ou grande dame,
Marie Touchet peut-être, tour à tour prise à lort pouf Diane
de Poitiers ou Gabrielle, fournit au maître l'occasion d'es-
sayer (cette seule fois en toute sa vie) quelque imiiaiion du
Primatice et des peintres de Fontainebleau. Sir Francis Cook
possède ce tableau, devenu plus tard le tvpe d'innombrables
copies avec variantes de toutes sortes, reconnaissables pour-
tant à la même poitrine nue plongeant dans l'étroite perspec-
tive d'une baignoire, tandis que les mains jouent avec les
fleurs que présente un petit garçon.
Dans cette dernière époque de la carrière du maiirc, on
voit que plusieurs émules nouveaux partageaient avec lui la
faveur qui revenait à leur commun métier.
C'est d'abord Marc Duval du Mans, surnommé le Sourd
ou Bertin, auteur de la célèbre estampe des Trois Coligny,
sans doute aussi du crayon original pour le visage de l'ami-
ral et de quelques autres pièces de même style. Il était pro-
testant et jouit d'un renom distingué. L'unique mention d'un
Jean Scipion trouve également sa place ici.
L'auteur de quarante-huit crayons d'un recueil autrefois
à M. Lécurieux, que le Cabinet des Estampes conserve, veut
être mentionné aussi. Le Louvre et Saint-Pétersbourg mon
trent un assez grand nombre d'ouvrages de la même main,
dont un porte la date inscrite de i58i. L'anonyme Lécu-
rieux a peint une Diane bâtarde de France, et une femme
inconnue, au Louvre, ainsi que deux miniatures dans la col-
lection Wallace.
Je nomme peintre de Luxembourg-Martigues, l'auteur de
plusieurs excellents crayons et de quelques tableaux que
voici : Jean Babou delà Bourdaisière (i 5 5 3) au Louvre; Louis
prince de Condé, François III duc de la Rochefoucauld,
M. de Carnavalet, à Versailles; Jacques duc de Nemours,
à Chantilly. Ce maître, dont le nom sera peut-être connu
un jour, mérite de grands éloges pour son dessin solide et
le ragoût de sa couleur.
Jean Decourt, révélé comme peintre en émail depuis
1 55 .", tient la place de premier disciple de Clouet. Sa fortune
dès ce temps-là semble faite. Il avait suivi Marie Siuart en
Ecosse, et fut jusqu'en iSjZ (comme des pièces encore iné-
dites l'attestent) pensionné de cette malheureuse reine. Si les
cravons que je réunis sous son nom présumé sont de lui, il
faudra reconnaître dans le célèbre portrait à la natte de cette
princesse (mal attribué jusqu'ici à Clouet), un premier ed'et de
ses soins auprès d'elle, et l'origine peut être de la faveur
qu'il eut.
Ce goût public pour les portraits, que prouve l'abondance
des peintres, eut alors un effet nouveau, dans la mode qui
vint de se faire peindre en émail. Le nombre de ces pièces
fragiles parvenues jusqu'à nous, en dépit du dégât, atteste
leur grande quantité d'autrefois. Léonard Limousin se
plia à ces exigences nouvelles, et copia les modèles émanés
de Janet, comme il avait copié Raphaël et Jules Romain sur
les estampes d'Augustin Vénitien ou de Marc de Ravenne.
Cette fois, les interprètes de son original étaient d'une
étrange faiblesse, et les plaques qu'il en a tirées attestent les
copies de dernier rang qui leur ont servi de modèles.
Mais ce qui frappe le plus dans cette époque, c'est la pré-
sence de plusieurs peintres flamands, établis à la cour de
France ou chez quelques grands seigneurs, tantôt pour peu
d'années seulement, tantôt jusqu'à la fin de leurs jours. Outre
quelques-uns nommés au chapitre précédent, que l'histoire du
portrait réclame autant que celle de la décoration, comme
Jérôme Franck et De Heere, il faut compter Georges Vander
Straeten, dit de Gand, peintre de la reine de France; Georges
Boba, qui fleurit dans Reims aux gages du cardinal de Lor-
raine; Vander Mast, qui servit Catherine de Mcdicis et le
président de la Guesie. Tous ces peintres semblent avoir prati-
qué un genredifférent des Clouets et de leurs imitateurs. Deux
tableaux de Vander Mast, récemment retrouvés et exposés au
musée d'Amsterdam, d'autres conservés à Reims sous le nom
de Maître Georges, qu'on ne peut douter être Boba, décèlent
surtout l'imitation de Venise, et leur assignent une place
dans cette partie de l'école des Pays-Bas que l'exemple de
Moro avait entraînés de ce côté.
Cette comparaison est instructive. Elle montre les tradi-
tions flamandes que la France entretenait depuis un demi-
siècle, parvenues au même point de différence avec ce que la
Flandre produisait, que celui qui séparait de l'Italie nou-
velle les Italiens de Fontainebleau. Le même écart qu'on
trouve de Nicolo aux Zuccres, se remarque entre ces Fla-
mands derniers venus et les productions de l'école de Fran-
çois Clouet et de Corneille de Lyon.
Le premier mourut en 15/2, le second peu après 074.
C'est le moment où l'on voit disparaître les grands maîtres de
Fontainebleau. Ainsi l'époque de la première Renaissance
se fermait en même temps de toutes pans, laissant vides de
maîtres et pleines d'ceuvres les différentes provinces de l'art.
(A suivre.)
L. DIMIER.
Directeur : M. MANZI.
Imprimerie Manzi. Joyant & C'«, AsDières.
Le Gérant : G. BLONDIN.
LES ARTS
N° 46
PARIS — LONDRES — BERLIN — NEW-YORK
Octobre 1905
PINTURICCmO. — I.K PAPE ALKWNDRK VI (Détail de la Résurreclion)
(Appartement Borgia. — Salle des Aiystèresj
SALLK DSs PONTIFES. — Tapissorles flainandos : Histoire de CéphaU et Procris. — Plafonds peints par Pierin del Vaga et Jean d'Udine
L'APPARTEMENT BORGIA AU VATICAN
\ Renaissance, — dont la première aube fut
un chef-d'œuvre d'élégance et de grâce,
sous le protectorat du magnifique
Alexandre VI et avec la virtuose ordon-
-A Y^a^^^à nance du merveilleux Pinturicchio, —
yi- -L„^^!!-5KSi doit à ces deux incomparables maîtres de
manières la plus exquise introduction du
siècle des Primitifs, mourant aimablement au seuil du siècle
des Modernes, qui devaient, après Raphaël et Michel-Ange,
finir de si désagréable autre manière. Trois chambres, où le
magique élève de l'Ombrien Perugino continua les pures
grâces de son maître, furent les trois écoles que ce magister
elegantiarum ouvrit à ses contemporains heureux d'ap-
prendre, selon la mode espagnole des Borgia ou la manière
italienne des La Rovcre, les plus désinvoltes attitudes en
lesquelles un siècle de grands et beaux seigneurs se soi*
jamais campé. Ces trois chambres de parfaite élégance et,
mieux, ces trois reposoirs sacrés où la grâce divine sem-
blait se faire femme et homme tout ensemble, s'appellent,
dans l'histoire encore trop mal lue du Pinturicchio, l'^/T^a;--
tamento des Borgia, les Camere du Château Saint-Ange
et la Libreria de Sienne.
Une récente et pontificale restauration des Chambres Bor-
gia, — les premières en date dans l'œuvre de ce maître, —
nous permet de leur consacrer une première visite et d'uti-
liser, à leur louange, les notes que nous en avons rappor-
tées. Au surplus, les chefs-d'œuvre que le Pinturicchio
peignit au Château Saint-Ange, pour servir à l'histoire de
Charles VIII et à sa descente en Italie, n'y existent plus.
Quant aux peintures, heureusement intactes, de la cathé-
drale de Sienne, elles nous permettent de remettre à plus
tard notre pèlerinage à l'œuvre maîtresse de cet initiateur
de la plus parfaite Renaissance, mais aussi au tombeau où
sa mémoire sacrifiée repose.
Le Pinturicchio, arrivé à Rome en 1481, pour y com-
mencer les peintures de la Chapelle Sixtine, sous les ordres
du Pérugin et avec la collaboration de Ghirlandajo, de
Signorelli, de Botiicelli et de Cosimo Roselli, connut, de
Sixte IV à Alexandre VI, une suite de patrons donataires.
Les moindres d'entre eux ne furent pas les cardinaux
Innocent Cibo, Basso-Rovere, Giorgio Costa et Dominique
de La Rovère qui lui firent peindre leurs chapelles de famille
à Sainte-Marie-du-Peuple, et les Bufalini qui lui comman-
dèrent aussi leur chapelle privée à l'Ara-Cœli. Quelques
L'APPARTEMENT BORGIA AU VATICAN
travaux suppldmcniaircs au Dôme d'Orvieto, où il fréquenta
SignorcUi, et aux palais Scossacavalli et des Douze Apôtres
appartenant aux La Rovère et Colonna, à Rome, et enfin
à celui que le cardinal Rodrigue Borgia venait d'ériger à
Montegiordano ; et le Piniuricchio ne connut plus, à la
Capitale, d'autre maître que le neveu de Calixte III, devenu
pape à son tour, en 1492, sous le nom d'Alexandre VI.
Et, à la fin de cette même année 1492, le peintre des Borgia
fut invité à installer ses échafaudages dans l'appartement
du Vatican que le nouveau pape s'était choisi, au-dessous
de celui que Nicolas V avait occupé et que Piero dclla
Francesca et le Pérugin avaient illustré d'admirables pein-
tures, sacrifiées malheureusement plus tard au vandalisme
génial d'un Raphaël qui n'hésiia pas à en effacer les chefs-
d'œuvre pour y superposer les siens dans ces chambres
appelées, depuis, les stan:{c de Jules II.
Plus heureux que ses devanciers, dans ce Vatican si
UNK i-ORTB
(ÂpforUmtnt Borgia. — Sali* des Myslires)
vaste et cependant trop étroit pour contenir toutes les mer-
veilles d'art que l'avenir y déposerait, le Piniuricchio, qui,
de la fin de 1492 à la fin de 1494, allait, à lui seul, peindre
et ornementer, des paves aux voûtes, les sept chambres de
cet immense Appartement Borgia, serait aussi le seul qui
en conserverait le mérite à travers les âges. Malgré la malice
du sort ou plutôt grâce à elle, rostracisme de THisioire
a confiné cette œuvre loin des yeux, dans ces salles inter-
dites , jusqu'à ce que la clairvoyante libéralité de Léon XIII
réparât enfin, avec les peintures de ce maître et la mémoire
de ce pape, deux injustices flagramment commises autant
par les amis que par les ennemis de l'Eglise. Une simple
visite dans cet Appartement mémorable va nous fournir
l'occasion de répartir, entre le Piniuricchio et Alexandre
Borgia, la part de gloire qui revient à chacun d'eux; sans
oublier, dans ces sept salles restaurées par Léon XIII, le
tribut de reconnaissance que l'histoire doit à ce dernier
pape, bien digne de figurer dans
les Annalesdes Pontifes romains,
protecteurs traditionnels des
beaux-arts.
La première salle de l'Appar-
tement Borgia est appelée la Salle
des Ponti/<is. Elle ne conserve
rien du Piniuricchio, qui, appa-
remment, n'y laissa rien. Vasari
(Edit. Milanese, VI, 559-56o)dit
que Giotto y avait représenté di-
vers papes martyrisés pour la foi
du Christ, et que, pour cette rai-
son, cette salle avait longtemps
porté le litre de Salle des Mar-
tyrs. Les peintures qui y figurent,
en grotesques du style et de
l'œuvre même de Pierin del Vaga
et de Jean d'Udine, furent com-
mandées par Léon X à ces deux
peintres rivaux de Giovanni
Mono, qui passe pour le rénova-
teur de ce genre de peintures an-
ciennes retrouvées alors dans les
excavations de la vieille Rome
des Césars, autrement dites
grottes, dom\e nom fut appliqué
à ces nouvelles peintures. Ce
qu'il y a de certain, c'est qu'au
temps d'Alexandre VI, cette Salle
des Pontifes, remarquable sur-
tout par son immensité corres-
pondante à celle de l'étage supé-
rieur où Raphaël a peint les
grandes victoires de Constantin,
était recouverte, non par une
voûte, mais par un plafond sur
LES ARTS
poutres ou caissons. La preuve en est fournie par le Journal
de Burchai-dt qui raconte, au 29 juin i5oo, l'accident de ce
même plafond, 'crfevé par la chute d'une cheminée supé-
rieurcj pendant un violent orage de ce jour, et ensevelissant
sous ses de'combres le pape Alexandre, qui donnait audience
en cette salle et qui en' fut relevé sain et sauf. Les plus
remarquables ornements de cette première salle, qui sert
aujourd'hui d'antichambre aux huissiers du Secrétariard'Etat
installé à l'Appartement Borgia, consistent dans le carre-
lage imité heureusement, par MM. Tesorone et Cantagalli,
des anciennes poteries de Faenza. Des tapisseries de vieux
flandres, empruntées à l'ancien trésor du Vatican, et des
cuirasses prises à VArmeria des papes en sont le plus bel
ornement. Dans le nombre de ces armures, il faut noter
celle dont se couvrit le guerroyant Jules II, pendant le siège
de Bologne, et celle que le connétable de Bourbon portail
au siège de Rome et que Benvenuto Cellini aurait percée,
dit-il, d'une ballede son meurtrier falconet. Le trou y figure,
mais n'est-il pas aussi bien l'œuvre d'un autre que du génial
orfèvre, travesti en bombardier, comme il s'en vante dans
ses trop humoristiques Afenjo/rej?
C'est à la seconde salle dite des Mystères que commence
PINTURICCHIO. — U.N PL\FOXD ifresquu)
t Appartement Baréta, — Salle des Mystères)
l'œuvre maîtresse du Piniuricchio. Moins disproportionnée
que la précédente, elle ne paraît que plus précieuse dans l'har-
monie totale de son art éblouissant; et cependant recueilli.
Sans nous attarder à l'ensemble de la décoration dont le
Pinturicchio fut l'heureux et égal distributeur dans toutes
ces salles si admirablement uniformes, nous signalerons, de
préférence, maints détails peu connus des peintures où ce
maître portraitiste s'est plu à représenter les plus originales
personnalités de son temps.
Sur la muraille faisant face à l'unique fenêtre qui s'ouvre
dans cette chambre, figure VAtinonciation de la Vierge où
nous ne nous attarderons pas à magnifier l'œuvre si riche en
attitudes élégantes et en éblouissant coloris d'un maître
unique en son art d'incomparable magicien. Remarquons
seulement que l'ange d'idéale beauté, qui y salue, avec un lis
fleurissant dans ses mains, la Vierge plus idéale en quelque
sorte que son divin messager, fut répété, en la même attitude
de grâce, dans la chapelle des Baglioni, à Santa Maria Mag-r
L'APPARTEMENT BORGIA AU VATICAN
PINTURICCHIO. — LA VISITATION (fresque)
(Appartement Borgia. — Salle des Saints)
LES ARTS
giore de Spello. Le Pinturicchio, — qui lui en voudra? —
aimait à se recopier. Était-ce pour mieux faire, sans y jamais
mieux réussir? La Nativité, qu'il a peinte dans cette salle, se
trouve refaite, à peu près de même à Santa Maria del
Popolo. — Dans VAdoratioti des Mages, et dans un des trois
rois qui se prosternent à genoux, J'ai cru reconnaître le
portrait de Louis XI, roi de France, à son masque particulier
et à l'hermine de son chapeau aussi original que le visage
qu'il recouvre. — Nul doute que, dans la Résurrection, le
maître n'ait fait, d'Alexandre VI à genoux, en chape et les
mains jointes, le plus ressemblant portrait que nous possé-
dions de ce beau pape, — après celui qui figurait jadis dans
un tableau de la chapelle dite de Santa Lucia, à Sainte-Marie-
du-Peuple, où la fameuse Vanozza Caetani avait trouvé son
tombeau. Le coup de dague dont l'a honoré, au front, un
des reîtres du connétable de Bourbon qui campèrent ici,
est peut-être de trop pour signaler ce portrait à notre atten-
tion. Il faut aussi s'arrêter devant les deux soldats, gardiens
du tombeau du Christ, et qui sont certainement deux por-
traits. Dans le même style, la Pinacothèque du Vatican
SALLE DES MYSTICRES. — FRESQUES DU PINTURICCHIO
(Appartement Borgia)
possède une autre Résurrection où, dans des attitudes sem-
blables, Raphaël fit le portrait du Pérugin, et le Pérugin,
celui de Raphaël. On ajoute même que les deux autres sol-
dats, qui figurent dans ce tableau, représentent, l'un le père
de Raphaël, l'autre le Pinturicchio lui-même. — Enfin, dans
ÏAssomption de la Vierge qui, avec VAscension, complète
les fresques de cette Salle des Mystères, il faut particuliè-
rement noter le prélat agenouillé, les mains jointes, dont
la beauté du visage et sa ressemblance avec Alexandre VI
laisse croire que nous sommes — et l'érudit Schmarzow est
loin de contredire notre supposition — devant un des por-
traits les plus expressifs de François Borgia.
En pénétrant dans la Salle des Saints, — qui fut le cabi-
net d'Alexandre VI et où le Pinturicchio semble avoir voulu
faire resplendir sa plus merveilleuse palette, — nous allons
droit au chef-d'œuvre de toutes ces peintures. C'est la Dis-
pute de sainte Catherine et de l'empereur Maximien. Cette
idéale vierge, aux longs cheveux blonds qui flottent sur son
élégante tunique de bysse, n'est autre que le portrait réel de
l'exquise Lucrèce Borgia. Et ce charmant jeune empereur,
blond comme sa sœur naturelle, et assis sur un trône aux
significatives têtes du bœuf des Borgia, n'est autre aussi que
ce perfide autant que fascinateur César. Sans doute, la sœur
n'avait que 14 ans et le frère 17, quand le Pinturicchio en-
treprit, en 1492, les peintures de cet appartement. Mais est-
ce à dire qu'il commença par cette fresque; et ne put-il pas,
au contraire, la réserver pour la fin, comme le morceau pré-
féré auquel le maître se réserva de revenir jusqu'à la fin,
DELLA ROBBIA. — Lli SIKMMA DIXNOCBMT VIII |CIBO)
(Appartement Borgia. — Salle des Arts Uhirauxi
SALI.» DES ARTS LIUKRACX. — FRKSQIItS nU PlmOlUCCnlO
(Aff^mtmtmt aoTfimf
PINTURICCHIO.
- DETAIL DK LA FRESQUK : LA DISPUTE DE SAINTE CATHERINE
(Appartement Bor^ia. — Salle des Sair.ls)
PINTUniCCHIO. — LA RIIKTORIQUB ifrcsqiic)
(Appartement Borgia. — SaLte des Arts Libéraux)
c'est-à-dire deux ans plus tard. Quelle contradiction y trou-
vent, avec Stevenson et Ehrle, les partisans d'un Apparte-
ment Borgia sans les portraits de cette même Lucrèce de
i6 ans, et de ce même César de 19, que leur père ou leur
oncle, — que nous importe la version de Gregovorius ou
celle de Lconetti?— appelait sa Jilia naluralis et son filiiis
naturalis dans les nombreuses bulles de donation qu'Alexan-
dre VI fit notaricr si minutieusement, en leur faveur?
Cette importante fresque est, d'ailleurs, pleine de por-
traits contemporains; et qui voudra bien y chercher, v
trouvera toutes les personnalités artistiques, littéraires et
politiques du règne d'Alexandre VI. Dans le groupe gauche,
qui se cantonne derrière le trône de l'empereur, il est facile
de reconnaître, à leurs toques de mode florentine et om-
brienne ou à leurs simples tuniques d'artistes, et le Pérugin,
et le Pinturiccho, et Raphaël, et Ruonfigli, et Fiorenzo, et
Torregiano, et Volaterrano, et le Sodoma. Deux person-
nages occupent deux places d'honneur auprès du trône; ce
sont, le premier, André Paléologue, despote de Morée, neveu
et héritier de l'infortuné Constantin qui fut le dernier empe-
reur de Constantinople; l'autre, le prince Djem, frère de Ba-
jazet II, que le pape Innocent VIII avait hospitalisé au \ati-
can en 1489 et qui, depuis, s'y faisait remarquer par sa
mélancolie toujours silencieuse et surtout par son turban de lin
lin auquel il employait, dit la chronique, un nombre d'aunes
invraisemblable. Enfin, — s'il est permis de passer par-dessus
d'autres groupes oij il ne serait pas impossible de préciser le
signalement de Machiavel, de l'Infessura, de l^ierrc Bembo
et de bien d'autres politiciens et littérateurs en renom à
cette époque, — nous devons observer, sur un coin de la
fresque, ce beau cavalier au destrier blanc et au blanc turban
qui le précise, non moins que son visage à profil borgia-
nesque, si nous nous rappelons ce qu'en écrivit mainte fois
Burchardt dans son Journal et, entre autres jours, le 5 mai
1495 : « Proeesserunt Djem sultan, apiid SS. D. N. deten-
tits, et Johannes Borgia in liabilu Tiircartim, a sinistris. »
Ce compagnon de Djem en chevauchées, qui s'habillait en
Turc, comme son ami, n'est autre que Jean Borgia, duc
de Gandie, frère premier-né de César et de Lucrèce. Le
Pinturicchio en a fait le portrait dans cette fresque, comme
il y avait aussi représenté ceux du frère et de la sœur.
N'avons-nous pas dit que cette salle était celle où Alexan-
L'APPARTEMI-.NT UORGIA AU VATICAN
1 1
ANDREA BREGNO, élève de Ninoda Fiksole (?). — cheminée de marbre
(Appartement Borgia. — 5j//<; des Arts Libéraux)
z
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n
■T3
a.
C/3
Cl
PINTURICCHIO. — LK MARTYRE DE SAINT SÉBASTIEN. (Détail dc U frcsque.)
(Appartement Borgij. — Salle des Saints)
dre VI séjournait, de préférence, et ne convenait-il pas d'y
réunir tous les portraits les plus chers de la famille du pape?
Et c'est pour rester fidèle à ce cénacle intime que le Pintu-
ricchio peignit aussi, sur un dessus de porte, une Vierge au
Bambino, sous les traits de la belle Julie Farncse, à la garde
de qui avait été confiée Lucrèce Borgia, par la Vanozza
Caetani, sa mère. Vasari, qui prétend tout savoir, veut que
ce portrait ait été peint dans cette chambre particulière et à
de particulières intentions du pape Borgia qui pouvait bien
témoigner sa reconnaissance à Julie Farnèse, pour les soins
affectueux donc elle comblait la jeune Madame Lucrezia, sa
parente. « L'artiste, dit l'auteur de la Vita dei Pittori, pei-
gnit Jiilia Farnese nel volto di una Nostra Donna e, nel
medesimo quadro, la testa d'esso papa clie fadora. » La
malechance, qui desservit souvent cette mauvaise langue de
Vasari, veut que cette Nostra Donna soit encore dans sa
lunetta, sur la porte d'une salle toute différente de celle où,
dans une autre fresque, le Pinturicchio peignit la tête du
PINTURICCHIO. — LA MUSIQUE (fresque)
(Apparlemenl Borgia. — Salle des Arts Libéraux)
pape qui « adore », non la Madone de la Salle des Saints,
mais la Résurrection de la Salle des Mystères. Ceci à part,
le reste est vrai peut-être.
Mais passons outre, car beaucoup d'autres beautés nous
attendent dans cet appartement splcndide où l'histoire d'un
siècle, — et des plus féconds, — se trouve résumée en fres-
ques merveilleuses.
La quatrième salle des Chambres Borgia qui vont en
enfilade droite, jusqu'à celles de la tour dont elles se com-
plètent, s'appelle la Salle des Arts Libéraux. Peinte dans
le même ordre et avec la même richesse que les précédentes,
cette salle, don't les belles fresques représentent en six sujets
les sciences du Trivium (grammaire, rhétorique et dialec-
tique) et du Quatrivium (musique, astronomie, géométrie et
arithmétique) servait de cabinet d'étude à Alexandre VI qui
y mourut si rapidement empoisonné, dit-on, par de mauvais
aliments, pris la veille. N'oublions pas que ce pape, si fas-
tueux et si prodigue d'or pour les beaux-arts qui lui ont dû
leur première renaissance, se traitait personnellement avec
une parcimonie à laquelle Burchardt est obligé de rendre
hommage, malgré la légende borgianesque qui s'est accré-
ditée sans preuves.
L'APPARTEMENT BORGIA AU VATICAN
i5
Chaque éventail de ces harmonieuses fresques représente
les sciences, même les plus abstraites et arides, en un sym-
bolisme de grâces incomparables; et l'ensemble n'en est pas
moins une galerie complète des savants et des artistes de ce
temps. Dans la Dialectique et la Rhétorique, à coté d'Aris-
totc et de Cicéron qui précisent ces sciences littéraires, il
faut voir se grouper des portraits pleins de précision et
d'exactitude. Voici Luigi Podocatario, secrétaire d'Alexan-
dre VI, qui, né à Chypre, mourut cardinal à Rome où le
beau monument de Santa-Maria-del-Popolo conserve sa
mémoire. Voici le docte grec Ressarion et l'élégant latin
Pomponio Leto, fondateur de l'Académie Romaine. Autour
d'eux se groupent les célèbres professeurs de l'Université
pontificale : Timolao Barbare, l'annotateur de Pline, Adrien
Castelli de Corneto, Théodore Gaza, Barthélémy de Montc-
pulicano, Georges de Trébizonde, Laurent Valla, combien
d'autres? Et les chroniqueurs du temps n'y étaient-ils pas
représentés par ce Goritz de Luxembourg dont les journaux
manuscrits furent malheureusement brûlés, pendant le fa-
meux sac de Rome, en 1 527 ? Et les poètes n'y figuraicnt-ils
pas aussi, en la personne d'Aurélien Brandolini et de ce
Séraphin de l'Aquila, mort à trente-quatre ans en i5oo, que
ses contemporains ne craignirent pas d'élever même au-
dessus de l'immortel chantre de Laure ?
S\l.l.l< DO r.RliDO. -• RBSr\UR\TIOX D APRaS LB COtlM' SlITt
(Appartement Borgia)
La fresque de la Géométrie nous conserve indiscutable-
ment un portrait de Bramante au front chauve, tel que
Raphaël l'interpréta aussi dans les salles supérieures du
Vatican où nous pouvons confronter ces deux œuvres. Il est
impossible aussi de douter que le Pinturicchio n'ait refait là
le portrait de son maître et ami Pérugin, bien reconnaissable
à son bonnet rouge coiffant une figure de contemplatif bien
mangeant et, ajoutent quelques-uns, peut-être un peu scep-
tique. Un nouveau venu, du nom de Michel-Ange, dont le
cardinal de La Groslaye occupait alors la jeunesse à une
Pieta terminée seulement en 1499, ne se peut-il découvrir
en quelque coin de ce Panthéon des grands hommes du
xvi« siècle que nous représente cet Appartement Borgia et
cette œuvre du Pinturicchio, si précieuse pour l'histoire?
A coup sûr, on n'hésitera pas à reconnaître Léonard de
Vinci, dans ce noble visage à barbe vénérable, malgré les
quarante ans à peine que marquent les traits encore jeunes
de ce portrait figurant, un livre ouvert en mains, à côté de
Y Astrologie. Et c'est bien la place énigmatique de ce maître,
moitié artiste et moitié savant, qui connaissait l'art des cou-
leurs comme un Apelle et celui des chiffres comme un Eu-
clide, et qui, pareil à un nécromancier, écrivait ses secrets
i6
LES ARTS
mathématiques à rebours des lignes, comme l'attestent le
Codex Atlantico de lahibUothèque de Milan et ce même livre
que le Pinturicchio lui fait tenir aux Chambres Borgia et où
j'ai lu son propre nom de Lionardo, le seul lisible de cette
double page. — Il faut aussi reconnaître, dans cette fresque,
le portrait de Copernic représenté sous les traits du person-
nage qui tient, en main, un globe stellaire. Sans doute, la
présence de Copernic à Rome et à l'Université ou Alexan-
dre VI alla l'entendre, n'est signalée que vers l'année i 5oo.
Mais si les Chambres Borgia furent terminées et remises à
la fin de 1494, quelle difficulté s'oppose à croire que, même
après cette date, le pape, par considération pour un tel
savant, ouvrit encore cette galerie de grands hommes et invi-
tât le Pinturicchio à y fixer les nobles traits de Copernic?]
On ne se résout pas à quitter cette Salle des Arts Libé-
raux, où la. Musique et les autres sciences sont figurées par
des femmes de supérieure beauté. Devant ces fresques, on se
demande si le peintre n'y prit pas, pour ses admirables mo-
dèles, ces grandes dames dont la galanterie fut si conquérante
que la légende même, après l'histoire, prétendit les servir au
prix de mille calomnies. C'était la Vanozza Caetani, cette
fameuse mère de Lucrèce, de César, de Jean et de Joffrè,
qui, après les hommes, voulut aussi servir Dieu en la per-
sonne des pauvres dont elle dota les hôpitaux romains, et se
fit inhumer dans la chapelle latérale droite du chœur de
Santa-Maria-del-Popolo où le frère sacriste se défend,
VOUTE DE LA SALLE DES PROPHETES ET DES SIBYLLES
(Appartement Borgia)
aujourd'hui, d'en avoir conservé les beaux restes. C'était
Julie Farnèse, fille de Pierluigi et sœur d'Alexandre Farnèse
qui lui dut, ajoute-t-on, de s'appeler Paul III; et si le Pin-
turicchio, séduit par une si souveraine beauté, la peignit
deux fois dans les Chambres Borgia, ce n'était pas à Vasari
qu'il appartenait d'en formuler le moindre reproche, lui qui
la peignit aussi de mémoire dans la Salle des Cent Jours du
Palais de la Chancellerie, — certes, moins bien que ne l'avait
sculptée Jean délia Porta sur le tombeau même de Paul III,
dans la basilique de Saint-Pierre. C'était Adrienne Orsini,
fille de Pietro Borgia, un des neveux de Calixte III au
même titre que son cousin le cardinal Rodrigue; elle fut
mariée avec Ludovic Orsini, seigneur de Bassanello, qui
préféra son château à sa femme, alors que celle-ci aimait
mieux fréquenter la cour fastueuse des Borgia, ses parents,
que les terres paysannes de l'irréductible campagnard, son
mari.
Par les deux dernières salles du Credo et des Prophètes
et Sibylles, — en raison des phylactères sacrés que ces
saints bibliques et ces filles profanes tiennent en mains, dans
un goût n'accusant que les élèves du Pinturicchio qui n'y
peignit probablement rien, ■ — nous arrivons au terme de
l'œuvre du maître, en ces chambres qui furent le premier
coup de clairon de sa gloire. Et pourquoi ne pas dire le der-
nier? Ne savons-nous pas que cette première œuvre, qui finis-
sait au seuil même de la tour Borgia érigée par Alexandre VI
pour lui servir de refuge en cas de siège du Vatican, y
trouverait aussi sa prison séculaire; au même titre que
L'APPARTEMENT nORGIA AU VATICAN
'7
César qui, ayant lait clirc
là son père ou son oncle
pontife romain, y devait
trouver sa détention, sous
le pontificat de Jules II,
ennemi juré du marrano?
Pour terminer notre vi-
siteàl'Appartement Borj^ia,
nous devrions pénétrer
dans les deux salles atte-
nantes qui servent, aujour-
d'hui, de chambrées aux
Gardes-Nobles et qui com-
plétaient, jadis, l'apparte-
ment des cardinaux-neveux.
Mais encore que moins
décorées que les précé-
dentes, ces pièces atten-
dent un autre restaurateur.
Et nous arrêterons là notre
course.
Nous avons dit, au dé-
but de cette étude som-
maire, que la deuxième
œuvre du Pinturicchio
fut, au Château Saint-
Ange, l'historique de la
Descente de Charles VIII
en Italie, dont il ne reste
aujourd'hui rien. L'his-
toire de France y a perdu,
autant que l'histoire des
beaux-arts qui n'a con-
servé, de ces fresques un
temps célèbres, que les
inscriptions tracées sous
ces granaioses peintures et
déposées par un savant
d'un autre siècle aux ar-
chives de la Principauté
de Monaco.
La troisième œuvre où
le Pinturicchio a donné
toute la mesure de son gé-
nie incomparable, pour
l'élégance des manières et
la virtuosité de l'ornemen-
tation, est heureusement
intacte à la Libreria de
Sienne. Mais là encore le
mauvais sort n'a-t-il pas
poursuivi sa victime, en
laissant croire que Raphaël
avait fourni au Pinturic-
U^lUCLOCJUti: PEINT EN camaïeu DANS L IUBRAECRB D DHI FE.NKTHE
(Appartement Borgia, .— Salle des SihylUs)
SUJET MVTIIOIOOIUI'R PEINT EN CAUAIEI' DANS L'OIDHASI'III D't'l» FtN£TII<
lÀpparttment Borgia. — Satie âts SitgtUtI
chio ses cartons, pour une
œuvre si digne du seul
maitre qui avait peint les
Chambres Borgia et le
Chàieau Saint-Ange, avant
même que le iîls du Sanzio
ne fût né au monde des
arts ? On n'est trahi que
par les siens. Et l'on sait si
le Pinturicchio aima ce
Raphaël dont il se plaisait
à pressentir la gloire et
qu'il célébra le premier, en
le portraiturant si gracieu-
sement dans presque toutes
ses compositions de grand
style.
Heureusement pour la
maliieureuse mémoire de
ce maitre ignoré, la clef
d'or des Chambres Borgia
n'était pas à tout jamais
perdue. Au Vatican, où les
successeurs d'Alexandre VI
se défendaient, avec la nuit
intense de ces salles inex-
plorées, contre une mé-
moire maudite plutôt par
l'ignorance de la légende
que par la vérité même de
l'histoire, un pape plus
hardi surgirait bien, tôt
ou tard. Et Léon XIII a
ouvert, du même coup, les
Archives sécrètes du Vati-
can où l'histoire vraie des
Borgia parle enfin, et l'Ap-
partement d'Alexandre VI
où le Pinturicchio, se ré-
veillant aussi dans une
splendeur sans rivale, dit
que, si la Renaissance des
Jules II et des Léon X a
engendré un Raphaël, c'est
parce que le peintre mer-
veilleux des Borgia fut,
dans l'or des somptueux
costumes et dans l'outre-
mer des voûtes lumineuses,
le magnifique introducteur
de la grâce se faisant femme
et homme tout ensemble,
au seuil divin de ce xvi*
siècle qui n'avait plus qu'à
paraître.
BOYER DAGEN.
DUBREUIL, — l'amour et psvgué. — Dessin. — Musée di* Louvre
Les Origines de la Peinture française
Vl« ET DERNIERE PARTIE.
DE LA MORT DE NICOLO AU RETOUR DE VOUET"!
AMBROISE DUBOIS. — victoire
Poniif pour la voûte de la galerie de Diane
(démolio) à Fontainebleau
Musée du Louvre
LES années qui suivirent sont parmi les plus mal connues de cette histoire.
On y voit dans la de'coration, près de Roger et de Caron toujours vivants,
figurer .lacques Patin, connu par ses seules estampes des Noces de Joyeuse;
Jérôme Bollcry, auteur de plusieurs dessins du Tournoi de Sandricourt, au
Louvre; Jacques Romain, dont on n'a que le nom; Henri Lerambert, qui fit les
cartons de la tenture des Actes des Apôtres, conservés en recueil au Cabinet
des Estampes; le Flamand Jérôme Franck, fixé dans notre pays depuis i566,
et qui peignit une Nativité sur Fautel des Cordeliers de Paris. Le nom de Nicolo
continue de vivre dans Camille dell' Abbate, son fils, dans Christophe Labbé, et
peut-être aussi dans Jean Labbé, rencontrés à la même époque.
On ne sait précisément quelle carrière nouvelle le règne de Henri III, com-
mencé en 1574, avait ouverte pour les artistes. De passage à Venise, à son retour
de Pologne, dont il fut roi d'abord, ce prince avait commandé au Tintoret
quelques tableaux, qui prouvent un certain goût des arts. Dans le portrait, il
hérita de son frère les services de Jean Dccourt, à qui le poste et les gages de
François Clouet échurent.
J'ai de bonnes raisons de croire le portrait de Henri III peint l'année d'avant
son avènement, que Chantilly expose sous le nom de duc d'Alcnçon, un ouvrage
(l)Voir Us Arts n" 'i-j, 39, 40, 42 et 45.
'^.:^£^^*Mmf>-r^rM
Phûlo Giraudon.
L'ANONYME PRÉSUMÉ FLAMAND. — femme inconnus (dessin)
Bibliothèque Nationale (Paris)
20
LES ARTS
de cet artiste. Madame de Montlaur, mal nommée la conné-
table de Montmorency, à Versailles, est de la même main,
ainsi que quelques autres crayons. On ne trouve plus men-
tion de Decourt passé i585.
Les Dumoûtiers, vers le même temps, continuaient de
fleurir et de multiplier. On a cru jusqu'ici que d'Etienne
et de son frère Côme, tous deux enfants du vieux Geoffroy,
n'étaient issus que Pierre et Daniel en troisième génération.
C'est une erreur, que des pièces certaines découvertes par
M. Guiffrey, obligeront bientôt de corriger. D'Etienne,
nommé au précédent chapitre, viennent premièrement
Etienne le fils et Pierre, le premier né en \5^5. De celui-ci
naquit Pierre le neveu, en i585 : c'est une quatrième généra-
tion. Toutes ces corrections ne touchent point à Daniel fils
de Côme, né en 1574, cousin du premier Pierre et du second
Etienne, oncle à la mode de Bretagne du second Pierre.
Vers le temps où nous sommes, paraissent quelques crayons
d'exécution violente et de science médiocre, où tout engage
à voir la main d'Etienne le fils. Le plus curieux est le
portrait de lui-même
avec son frère, à Saint-
Pétersbourg.
Les Quesncl com-
posent une autre fa-
mille d'artistes. Fran-
çois et Nicolas, l'un
et l'autre fils de Pierre,
la représentent en ce
temps-là. Nicolas a
signé un cravon de
son père, qui donne
une faible idée de son
talent. Le rang tenu
par Benjamin Fou-
lon, neveu de Fran-
çois Clouet, semble
avoir été dû à cette
parenté plutôt qu'à
des mérites, que son
œuvre authentique
dénonce comme ex-
trêmement bas. Il
jouit de la protection
deScipion Sardini,et,
quand durait la guerre
civile,suivit Henri IV
aux armées. On le
voit vers le même
temps élever des pré-
tentions au Contrôle
général des monnaies,
et pousser dans le
nouveau règne une
carrière fructueuse et
honorable. On voit
aussi Nicolas Belon
peindre des portraits
pour la Cour. Nico-
las Leblond, aussi
peintre de portraits
et beau-frère de Ger-
DUfiîîKUII,. — iip.ncui-i-: sur i.h i
Musée du Louvre
main Pilon, est peut-être la même personne. Maiire Ber-
nard, dont on ignore le nom, et certain anonyme anglais,
requis de modèles pour la gravure de deux portraits du duc
et de la duchesse de Nevers, font un appoint mystérieux à
cette liste.
Il est remarquable que Hilliard, miniaturiste fameux en
Angleterre, et qui servit la reine Elisabeth, figure vers ces
temps-là sur les états du duc d'Alençon, frère du roi. Le
même prince fut peint par Pierre Pourbus; et un autre por-
trait de lui, avec celui de quelques gentilshommes français,
parait dans l'inventaire de François Pourbus le vieux.
Pour la cour de Navarre, au service de Henri plus tard
roi sous le nom de Henri IV, continue de besogner Marc
Duval jusqu'en iSjS. François Bunel de Blois peignit en
ce temps-là, sur quelques documents anciens, un portrait de
ce prince enfant, peut-être celui qu'on conserve à Versailles.
On ne trouve plus mention de ce peintre après iSqo.
Un fait digne de remarque, c'est le goût du crayon qui
remplace au temps de ces artistes, celui de la peinture elle-
même. On ne saurait
assurer qu'il com-
mençât seulement.
Jusque chez Je pre-
mier des Clouets quel-
ques-uns croient re-
connaître des crayons
qui ne servaient point
à des peintures. Avec
les Dumoûtiers, cette
mode prend une évi-
dence inconnue jus-
qu'alors. On se de-
mande si quelques-
uns de ces maîtres
ont jamais touché le
pinceau. En même
temps commence de
fleurir la gravure de
portraits, peu répan-
due auparavant. Tho-
mas de Leu et Léo-
nard Gautier en sont
les nouveaux repré-
sentants : gendres
tous deux d'Antoine
Caron, et partisans
de la Ligue, ainsi que
Gourdelle, graveur
comme eux, peintre
médiocre, auteur d'un
Thomas Gayant, à
M. le baron Cerise.
Rabel de Beauvais,
aussi graveur et pein-
tre, ne doit pas non
plusêtre omis.
Ce nouveau moyen
de diffusion des por-
traits fut cause peut-
être du discrédit où
tombaient les aaciens
a'i^MER. — Des?
TAoro Gù-avdan.
I^E PRKSUMK JF-'AN DECOURT. — henri, duc d'anjou, depuis hexri m
Musée Condé f Chantilly)
recueils de seconde main. En revanche commence le goui
des galeries historiques, où paraissent les grands hommes
de toutes sortes, à l'imitation du Musée de Paul .love. Cathe-
rine de Médicis à l'hôtel de Soissons, Duplessis-Mornay à
Saumur, formèrent des galeries de ce genre.
Au.\ peintres de portraits dont on connaît les noms, il
faut joindre des anonymes : l'un auteur d'un crayon du duc
dcloyeuse à notre Cabinet des Estampes, et dedeu.x ou trois
autres pièces; l'autre que j'ose présumer Flamand, auteur
de quatre admirables chefs-d'œuvre, les premiers de tout le
siècle en ce genre. Ce sont, une fausse Louise de Lorraine,
une dénommée Marie Touchet, une jeune princesse, pcut-
ctre Elisabeth fille de Charles IX, enfin la mère de celle-ci,
Elisabeth d'Autriche en veuve : toutes quatre à la Biblio-
thèque. La main d'un troisième anonyine se découvre dans
trois peintures, qui sont : un inconnu du musée de Ver-
sailles, longtemps dénommé cardinal de Guise; une jeune
femme en chaperon du palais Pitii ; une autre, coiffée d'une
toque à plume, de la Pinacothèque de Munich, cette dernière
marquée A.C. i5~4. La critique allemande noinme l'auteur
Antoine Caron, d'après ce monogramme, qui signifie peut-
être anno Christi.
Toutes ces peintures font comme le testainent de la
monarchie Valoise finissante. Les troubles de la Ligue,
l'horreur des guerres civiles allaient emporter à la fois le
pouvoir royal et ce patronage des arts, qui depuis soixante-
di.x ans en était l'apanage. Un règne nouveau, commencé
dans les camps et qui laissait Paris aux mains des dissidents,
ne pouvait marquer aucun rétablissement des arts. Il fallut
que Henri IV, enfin triomphant par la politique et par la
guerre, eût achevé de restaurer l'ordre en France, pour que
le cours des grands travaux de peinture, comme des autres
arts, fût renoué.
L'année i5g5 vit ce recommencement après sept ans
d'interruption. Alors on voit les Comptes des bâtiments du
Roi rouvrir les anciennes mentions de bâtiment et de pein-
ture. Celte année même ou aux environs, des peintres d'im-
portance marquent leur apparition soit sur les états du Roi,
soit dans quelques autres documents. Ambroise Dubois
d'Anvers. Jean de Hoey dit Dhoey, petit-fils de Lucas de
Leyde, Jossc de Voltighen dit Voltigeant, aussi Flamand,
font à cette époque précise leur entrée dans l'histoire de l'art
français. L'appoint de ces trois Flamands, dont un compte
parmi les plus célèbres du temps, fournit le trait singulier
que j'ai promis. Ils rapportaient à F"ontainebleau le fruit
des enseignements que les Flandres, plus fécondes en
peintres que la F'rance, avaient tirés de cet endroit. La
seconde école de Fontainebleau refleurit en partie par leurs
soins.
Roger de Rogery mourut en iSgj, Caron en 1599.
D'autres prenaient leur place à mesure, et composent avec
ceux qui viennent d'être nommés, un total qui ne va pas à
moins de vingt et un artistes, tous cités honorablement par
les auteurs ou dans les documents. C'est assez pour montrer
à quel point on s'abuse quand on se représente la peinture
peu florissante sous Henri IV. Aussi faut-ii compter l'abon-
dance des travaux auxquels il faisaij travailler. Fontaine-
bleau relevé des derniers abandons, et rendu à toute la
splendeur dont l'illustra François I", ne fut pas le seul objet
des soins de ce monarque. Le Louvre, les Tuileries, le Châ-
teau Neuf de Saint-Germain-en-La-ye s^y- ajoutèrent sans les
partager. Tout s'avançait à la fois, se remplissait de pein-
tures dans un degré de profusion inouï.
Le plus habile de tous ceux qui y servirent, est sans
contredit Toussaint Dubreuil, dont on peut suivre la car-
rière depuis i5 88. Il eut trente ans cette année-là. Peut-être
une seconde Chambre d'Hercule qu'il décora dans le pavillon
des Poêles, comme une suite à l'ouvrage de Roger de Rogery,
fut exécutée vers celte époque. Sous Henri IV, on le vit
donner des soins à la petite galerie du Louvre, depuis re-
peinte et nommée galerie d'.Apollon. Il décora la voijte de
sujets de la fable, qu'exécutaient Jacques Hls de F'rançois
Buncl, et ,^rtus Flamand, en qui je pense qu'on doit recon-
naître le Hollandais Thierry .Xerisen. C'était entre autres
Danaé, Pan et Svrinx, i'ersée et Andromède, et une Giganto-
niachie dont on fit de grands éloges alors. Mais il ne parait
pas que rien ait dépassé ce qu'il avait peint à Saint-Ger-
main. Ce château ne compta pas moins de soixante-dix-huit
tableaux de sa main. Le sujet de ces compositions n'a pas
été bien démêlé, et d'anciens inventaires n'en ont trans-
mis que la description. Tout autre souvenir en aurait
péri, sans huit dessins des cartons du Louvre heureusement
reconnus pour la préparation d'un pareil nombre de ces
tableaux. Même j'ai pu établir qu'une peinture de ce musée,
jusqu'ici tenue pour partie de l'histoire de Théagène d'Am-
broise Dubois à Fontainebleau, est de Dubreuil et provient
de Saint-Germain; elle représente une femme offrant un
sacrifice. C'est la première peinture et la seule jusqu'ici
qu'on ait découverte de cet artiste.
Ses dessins sont très abondants et d'un mérite excellent.
Quelques-uns en petit, qui représentent des cérimonics de
l'ordre de Saint-Michel, sont admirables de précision et
d'esprit. Son lavis a beaucoup de souplesse et d'agrément. Il
a composé d'une manière grande, dans la tradition du Pri-
matice, avec plus de dégagé et de décor. Il v a moins de
manière dans ses contours, qui sont aussi d'un style plus
commun. Son invention est riche et variée, et l'eut rendu
propre à tenir, dans cet âge avancé de la Renaissance, le
rôle universel qu'on vit remplir aux maîtres dont elle était
issue. Van Mander assure qu'il ne faisait que les dessins des
compositions qu'il dirigeait, se bornant ensuite à retoucher
la peinture. C'était l'ancienne pratique des peintres de F'on-
tainebleau, imitée des écoles de Rome et de Florence.
Une mort prématurée rompit malheureusement cette
carrière, en 1602. Dubreuil ti'était âgé que de quarante-quatre
ans. Depuis lors Ambroise Dubois tint le premier rang dans
l'école.
Son œuvre à Fontainebleau était considérable. Il y avait
peint deux chambres de l'appartement de la Reine : celle de
Théagène et de Chariclée, décorée des sujets de cet ancien
roman grec, et le cabinet de Clorinde, ainsi nommé de plu-
sieurs scènes de la Jérusalem délivrée. De lui, dans la Volière,
étaient d'autres ouvrages. La cheminée d'une des chambres
d'Hercule eut de lui une Gabrielle en Diane. D'autres che-
minées avaient d'autres tableaux de Dubois, dans la chambre
du Roi au pavillon des Poêles, et dans plusieurs pièces du
pavillon des Dauphins. Son principal ouvrage fut la galerie
de Diane, qui terminait l'appartement de la Reine, et qu'on
a célébré longtemps à l'égal presque de la galerie d'L lysse.
Tout en a maintenant péri, hors quelques fragments de la
voûte recueillis dans la galerie des Assiettes, et le dessin de
l'ordonnance conservé dans des aquarelles de Percier à la
AMRROISE DUBOIS — tiikaoùnk kt ciiariclke rbtbouvaxt calabiiiis
Ucssiu original pour la cbanibro de Thf'agt-Do à FuotaiDebleau
tibtioihii/ue Natinnalt {Paru)
DUBnSUIL. — SUJET INCONNU
Djisia nriglaal pour la Chltoaa Meut d* Saiat-Gernuin-eit-L*;* (détrait)
Mutét il» Lourrt
24
LES ARTS
bibliothèque de l'Ins-
liuit.
La c h a m b r e de
Tliéagènc lieiircusc-
iiient presque intacte,
et tiois tableaux con-
servés du cabinet de
Clorinde, permettent
d'apprc'cier éq ui table -
ment ce maître. Il est
certain que ce qu'on a
de dessins de lui est
moins agréable que ses
peintures. L'exécution
de celles-ci est vive et le
coloris bien ordonné.
L'esprit de la touche et
du contour y rachète
ce que la composition
a d'un peu pesant et
confus. A la voiiie de
la galerie de Diane, Dubois avait déployé les talents d'un
décorateur de grand mérite, et jeté les promesses de ces
beaux arrangements, de ces habiles répartitions de surface,
bien supérieurs à tout ce qui s'était vu encore, qui devaient
faire la gloire de notre xvii= siècle.
D'autres décorations de Fontainebleau ne sont connues
DUIirtEUIL. — lîi'isoniî DE L'niflToiRB de psyché
Dessin nrigia»! pour la tai)isscric
Musée du Louvre
que sous 1 anonvnie.
Tel est le cabinet des
Empereurs, la salle de
la Conférence, au bout
de l'appartement des
Bains, qui fut restauré
sous ce règne. Un des
traits de cette restau-
ration fut de substituer
des copies auxtableaux
de maîtres placés par
François 1"^% qui de-»
puis lors formèrent un
musée et le premier
noyau des collections
royales. Les copies
furent faites par Miche-
lin, .losse de Volti-
geant et Ambroise Du-
bois. La chapelle de
Trianon garde deux
de ces copies, ouvrage des deux premiers. En même temps
F^iiennc Dupérac, connu surtout comme architecte, rentre
de Rome avant iJ/S, mort en 1604, peignait dans cet
appariemeni des ruines et des perspectives diverses dans des
compariiments de stuc. Dans le pavillon des Dauphins, Mau-
gras faisait vers le même temps plusieurstablcauxdecheminée.-
rilÉlIlNET. — jul'iieh et sémiîlé (dessin)
BihUuthi-que Nationale (Paris)
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
25
Le couronnement
de toutes ces entre-
prises fut la décora-
tion tardive, aussi
vaste que magnifique,
de la chapelle du
Saint-Esprit, bâtie
dès le temps de Fran-
çois \". C'est la prin-
cipale du château et
le seul échantillon
complet que nous
ayons de l'art déco-
ratif d'alors.
Martin Fréminet
eut charge d'y va-
quer. De retour d'Ita-
lie depuis i6o3,onle
voit s'y appliquer
depuis I 608 seule-
ment, lien a disposé
la voûte selon cinq grands sujets, dont deux sont en vous-
sure et les trois autres en plafond, accompagnés d'une quan-
tité de compartiments secondaires et de figures allégoriques
variées, le tout conçu dans le pur goût florentin, soutenu de
raccourcis audacieux et de fortes musculatures. Le défaut
de charme dans le dessin, l'outrance dans les attitudes.
DUBIIEUIL. — SUJET SIYTIIOLOOIQL-B
Dessio original puur le Chàioau Neuf do SaiDt-Germaia-co-Laje (détrait)
Musée du Louvre
la rudesse sombre du
coloris valent aujour-
d'hui àcettemachine
des reproches, que
méritent de faire ou-
blier en partie la ri-
chesse de rinvention
et un degré élevé
d'habileté et de
science.
Cette sorte de mé-
rite qu'on voit alors
fleurir et se dévelop-
per dans toute l'école,
trouvait son emploi
approprié dans l'in-
dustrie des tapisse-
ries, que Henri IV
prit soin de relever
au lendemain des
guerres civiles. L'a-
telier de la rue Saint-Antoine, établi dansles anciens Jésuites,
remplaça celui de Fontainebleau. Dubreuil en avait eu la
direction depuis iSg-. Il y donna le dessin de la tenture de
Psyché, dont on conserve quelques pièces. Les anciens
dessins d'Artémise, complétés en 1600 de cortèges par
Lerambert, furent aussi tissés en ce temps-là au chiffre de
AMBROISE DUBOIS. — soipio» mohtant ao camtolk idcssiD)
XiMiolArgNC IfaliomaU (Paris)
26
LES ARTS
Marie de Me'dicis. A la mort de Dubreuil, Lerambcrt eut sa
charge. Lui-même mourut en 1610.
Ce qui montre le soin particulier que la Couronne pre-
nait de cette branche de l'art, c'est le concours institué alors
entre plusieurs hommes de mérite pour le poste vacant de
maître des tapisseries. Jean Dhoey, Gabriel Honnet, Guil-
laume Dumée et Laurent Guiot s'y présentèrent. Le sujet
du concours était un patron du Pastor Fido d'après le
poème de Guarini. Dumée et Guiot l'emportèrent. Les des-
sins présentés en commun par tous deux turent exécutés, et
ces peintres, qui étaient beaux-frères, gouvernèrent ensemble
la manufacture royale.
Le premier, peintre du Roi depuis i6o5, n'est connu
que par un portrait des échevins de Paris, peint en 161 2 et
qu'on croit gardé à Versailles. Le second, auteur d'innom-
brables cartons de tapisserie, a surtout attaché son nom au
PIERRE DUMOUïIKU LE NEVEU^- portrait prèsujik de iiiînri de i.avardin-biîal-manoir
Bihliothéque Nationale (Paris)
rajeunissement de l'antique tenture de Gombaut et Macée,
popularisée par Molière, et dont la suite complète est au
musée de Saint-Lô.
Les raisons manquent d'assigner une époque à plusieurs
des ouvrages de peinture d'alors. Il n'en faut pas moins rap-
porter l'entreprise du cabinet de la Reine au Louvre, peint
par Dubois, Bunel, Dumée et Honnet, de dix sujets de la
Jérusalem délivrée. Un dessin de Dumée et un d'Honnet,
celui-ci au Louvre, le premier à M. Masson, demeurent de
cette décoration. Également sans date est un Jugement der-
nier, maintenant perdu, de Dhoey pour Notre-Dame, ainsi
que deux tableaux de Bunel : une Pentecôte aux Grands-
Augustins, une Assomption aux P'euillants.
Le seul ouvrage qu'une date certaine permette d'inscrire
en queue et comme en conclusion de toute cette école, con-
siste dans quatre grands tableaux dont Dhoey et Dubois
décorèrent la Chapelle haute
de F'ontainebleau. C'était l'As-
somption, la Pentecôte, l'Église
militante et la Résurrection. Ils
prennent place en 161 2. Deux
ans auparavant Henri IV était
mort, laissant aux soins agités
d'une régence le sort prêt à fixer
des arts dans le royaume.
Avant d'en marquer le der-
nierterme, il faut revenir à celui
de la peinture de portrait.
Tout le long du règne de
Henri IV on la voit fleurir entre
des mains habiles, dont quelques-
unes restent anonymes. La plus
excellente, signalée par le mono-
gramme IDC inscrit sur un de
ses ouvrages, s'est fait admirer
aux Primitifs français, dans le
délicieux crayon de Gabrielle
d'Estrées, que le Cabinet des
Estampes conserve. D'autressont
au même cabinet et au Louvre.
La main de François Quesnel
peut être présumée dans un
crayon d'Henriette d'Entragues,
que Thomas de Leu a gravé avec
la mention de ce peintre. D'autres
crayons d'exécution pareille com-
posent avec celui-là une œuvre
de mérite médiocre. Une autre
main d'habileté supérieure,
quoique de science assez limi-
tée, se révèle dans nombre de
portraits des contemporains de
Henri IV, dont sont emplis deux
recueils autrefois à Gaignières.
Le trait en est élégant, l'expres-
sion vive, le crayonnage frais et
agréable. La société du temps
semble vivre et respirer dans
cette suite aimable et brillante.
Quelle part faut-il marquer
dans tant de pièces anonymes
PliolO (.(M.mf.iM.
(fl
w^^^iMi^ ^«-/^^
L'ANONYME PRÉSUMÉ FLAMAND. — portrait supposé d'èusabkth dk francs
Bibliothèque Nationale (Paris)
28
LES ARTS
à des maîtres dont d'anciennes mentions attestent le renom
distingué? Cliarles tils de Jean Decourt, qu'on voit faire
pour la Cour de Florence plusieurs portraits du Dauphin
depuis Louis XIII, et Charles Martin également employé à
peindre les enfants royaux. Darlay de Tours, Ledigne issu
de Champagne, méritent au moins d'être nommés.
Une autre sorte de peintres qu'il ne faut pas omettre, sont
ceux du portrait d'apparat, peu cultivé avant cette époque.
Les influences de l'école de Fontainebleau, filtrant à la fin
dans ce domaine, en avaient dicté les méthodes. Louis
Poisson, peintre du Roi depuis iSgô, paraît avoir été l'un
des premiers du genre, auquel Bunel le fils fournit, vers
i6o3, le célèbre appoint de la petite galerie du Louvre.
Elle était peinte, aux murailles, de grands portraits de la
famille de Médicis, entre lesquels prirent place ceux de
toutes sortes de célébrités choisies, composant une galerie
historique. Marguerite Bahuche, femme de Bunel, l'avait
aidé à ces peintures, qui passaient pour représenter des rois
et des reines de France.
En i6o3, mourut le plus ancien représentant de la tradi-
tion fondée par les Clouets. C'était Etienne Dumoûtier le
père; il avait quatre-vingt-trois ans. J'ai dit quels succes-
seurs devaient porter son nom bien au delà de ce terme
extrême. Un lot de crayons du temps, où s'accuse la parenté
de plusieurs manières différentes, devra revenir peut-être à
ces derniers. En attendant que des preuves l'établissent,
voici ce qu'ils ont fait de certain.
Un excellent crayon d'une religieuse à la pierre noire, de
petite taille, pour la gravure, porte en 1601 la signature de
Pierre, que je crois l'oncle. Celle de Pierre le neveu se trouve
sur quatre pièces. Deux, au Cabinet des Estampes, portent la
date de 1618 : ce sont d'admirables portraits, l'un d'une
femme, l'autre présumé de Henri de Lavardin-Beaumanoir.
La main de la célèbre femme peintre Artémise Gentileschi,
dessinée par Pierre Dumoûtier et pareillement signée avec
des galanteries, se voit au Musée Britannique, avec la date
de 1625. Le maître était alors à Rome. De Rome encore, en
i633, est datée la tête d'un Turc à la Bibliothèque de Paris.
Pierre Dumoûtier le neveu était grand voyageur. Il visita
tour à tour la Flandre, où l'archiduchesse Isabelle acheta de
lui des dessins de famille, et l'Italie, d'où il ne revint en 1 65o,
que pour mourir au bout de six ans.
Cependant son cousin Daniel se faisait connaître par des
œuvres de mérite bien moindre, dont l'abondance et le
style original amusaient les contemporains. Chacun connaît
ce style de gros visages au contour appuyé, chargés d'om-
bres soigneusement fondues, rehaussés de couleurs de chair
voyantes. Ces dessins furent si bien répandus, que le nom
de Dumoûtier était enfin devenu l'étiquette invariable du
genre. On ne connut plus, en cet âge de notre histoire, de
portraits au crayon qui ne fussent de Dumoûtier.
Lagneau, dont on ne sait rien de plus que le nom, eut
la vogue vers le même temps. Le nom de portraits convient
à peine à ses ouvrages. Ce sont des têtes de fantaisie, sou-
vent tournées à la caricature, au demeurant si mauvaises
quelquefois qu'on a peine à s'expliquer la rare excellence
des autres. Nulle part cette excellence ne se découvre mieux
que dans une suite appartenant à Mademoiselle Lunken-
heimer de Munich.
Les costumes reconnus chez Lagneau ne dépassent pas
le règne de Louis XIII. 1646 est le terme de la vie de Daniel
Dumoûtier. La fin de la seconde école de Fontainebleau se
marque notablement plus tôt. Dubois et Bunel moururent
en 1614. Poisson en i6i3, Dhoey en i6i5, Fréminei en
1619. Seuls survécurent à ce terme commun, Dumée, Nico-
las fils de Jérôme Bollery, et Laurent Guiot, mais sans chan-
ger l'état que créait, avec un abandon de la résidence royale,
la mort du plus grand nombre des peintres qui l'ornèrent.
Les fils de Dhoey, de Dubois et de Poisson, renforcèrent
cette survivance sans parvenir à la tirer de l'oubli. Ce qui
restait dans Fontainebleau même, tomba au rang d'école
provinciale; ce qui vécut à Paris fut noyé. Des changements
moins considérables mais tout aussi tranchés que ceux qui
signalèrent le règne de François I"', se préparaient au bout
de cent ans.
Quelques peintres français formés en Italie, et qui dès
ce temps-là y rencontraient la vogue, allaient renouveler
par leur retour les destinées de la peinture chez nous. Dis-
ciples surtout des Carraches, auxquels se joignaient, dans
le mieux doué, des influences de Venise, leur œuvre ne
devait rien rappeler du style dont avait subsisté, après celui
des Valois, le goût de Henri IV. Ce qu'on reproche à bon
droit de maniérisme aux élégances primaticiennes, allait se
réformer sous eux. Les exagérations rapportées de Florence,
sous l'empire de ce même goût, par Fréminet, devaient
même manquer d'un lendemain, par l'influence que ces pein-
tres allaient prendre.
Vignon, Perrier, Blanchard et Vouet sont les auteurs de
ce fameux retour, par où se marque l'établissement certain,
le sort enfin fixé de l'école de peinture française. Vignon, le
premier de tous, rentre en 1625. Deux ans plus tard, en 1627,
parait Vouet; les deux autres peu après. Le dessein de la
présente histoire n'est pas de mesurer leur talent. Elle doit
se contenter de montrer la différence qui les sépare des
maîtres de Fontainebleau, et l'espèce d'interrègne qui
s'étend pour les arts entre ceux-ci et les nouveaux venus.
Rien ne marque si bien cet interrègne que l'obligation où
fut Marie de Médicis, quand elle voulut décorer son palais
du Luxembourg, en 1620, de faire venir Rubens des Flan-
dres. Ce soin n'eût été nécessaire ni dix ans plus tôt, ni dix
ans plus tard. A cette époque précise, le défaut de grands
peintres en France ne permettait pas autre chose. Ce point
de séparation déclaré de la sorte, marque la fin des origines,
et le commencement de l'histoire proprement dite.
Il est aisé de concevoir de quelle manière ces origines
tiennent à cette histoire. Le changement avéré de style n'em-
pêche pas d'en reconnaître le lien. Il est de deux sortes ;
premièrement dans l'habitude que les amateurs et les
princes français avaient pris de la grande peinture, dans le
discernement qu'ils y apportaient, dans l'art devenu trivial
de la promouvoir et de l'encourager. En second lieu, du
côté des artistes, l'exemple d'une école si prolongée et si
brillante doit être compté pour la cause des dispositions
qu'ils montrèrent. On ne faisait plus question que la France
ne fût désormais un pays de peintres, où d'illustres modèles
voulaient être égalés, où le pinceau suflfisait à procurer la
subsistance d'un habile homme. Il arriva ce qu'on peut voir
en toute école déjà florissante, où les nouveaux venus ne
laissent pas de modifier les pratiques léguées par les anciens :
les leçons de ceux-ci alimentent encore ceux qui s'en écar-
tent davantage. Issue de Vouet, l'école de peinture française
plonge, par delà les enseignements de ce maître, dans les
LES ORIGINES DE LA PEINTURE FRANÇAISE
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Photo (iirauéon.
LE MAITRE AU MONOGRAMME IDC — gabrikllk DESTRtKS (dessin)
Bibliothèque Nationale (Paris)
3o
LES ARTS
préparations qu'enregistre le xvi= siècle. Quant au genre
•du portrait créé par les Clouets, les derniers Dumoûtiers
en marquent la fin dans l'histoire. Ou plutôt, si ces maures
eurent des successeurs, il faut avouer que ce ne fut point en
peinture, délaissée par eux depuis un demi-siècle, mais,
par Nanteuil, chez les graveurs seulement, qui, jusque dans
le xviii'' siècle, sont regardés comme ses héritiers.
Il est vrai que du vivant des Dumoûtiers mêmes, un
autre genre de portrait était né. L'influence de quelques
Flamands, établis au déclin de la monarchie Valoise, en
favorisa l'éclosion. A Jérôme Franck se joignirent Ferdinand,
Vrains et le célèbre Fourbus, tous quatre issus des Pays-
Bas Philippe de Champaigne, Flamand pareillement, devait
fermer brillamment l'histoire de cette école, dont le princi-
pal ouvrage fut des portraits d'échevins peints pour l'Hôtel
de Ville de Paris, à l'imitation des tableaux de corporation
hollandais. Comme elle prend naissance sur la fin de celte
histoire, entre 1602 et 161 5, je suis obligé de la mention-
ner, mais la place en est mieux marquée dans une étude
des'époques suivantes. On y verra la preuve que le portrait,
quelquefois célébré comme un genre tout français, eût
à peine été représenté en peinture pendant tout notre
xvii= siècle, sans l'appoint d'ouvriers flamands. Tant les
traditions fondées d'abord
en ce genre devaient eue
suivies de peu.
Ladécoration,au rebours,
que plusieurs déclarent con-
traire au génie national,
poussait chaque jour des
branches plus fertiles et des
rejetons plus vigoureux.
CONCLUSION
Ce sont les leçons des
laits, qu'on n'a pas cru utile
de relever du bruit des po-
lémiques en cours. Elles
eussent rendu cette lecture
fatigante et tenu la place de
choses plus nécessaires.
Un exposé des points
acquis pouvait suffire. Je n'y
ai mêlé nulle hypothèse que
je n'aie soigneusement pré-
sentée comme telle, veillant
entre autres choses à ne rien
laisser de douteux dans des
conclusions de doctrine.
Tout ce qui se trouve ici
d'aperçus généraux est ap-
puyé de faits certains. Je me
suis efforcé de n'omettre au-
cun de ceux qu'on oppose à
ces conclusions. Je n'ai sys-
tématiquement rabaissé le
mérite d'aucun des ouvrages
dont l'éloge sert chez d'autres
à me contredire. Il est vrai
que je ne me suis pas cru
tenu de céder aux critiques
FRÉMINET.
Bibliotkcque
superbes de certaines esthétiques en cours, ni de découvrir
laborieusement des mérites à plusieurs antiquités estimées
jusqu'à ces derniers temps ce qu'elles valent, c'est-à-dire
rien. Assez de lecteurs consentent à tirer d'ailleurs que
du changement et de la contradiction l'instruction que cette
histoire procure. Ils prisent moins l'agitation que la science,
et la nouveauté que le vrai. C'est pour eux que j'écris. Ceux-
là reconnaîtront que plusieurs découvertes modernes ont
beaucoup enrichi l'histoire des origines de la peinture fran-
çaise, sans toutefois en réformer le sens; que les idées long-
temps professées là-dessus se sont trouvées, du fait de ces
découvertes, moins contredites qu'éclaircies, moins corrigées
que définies.
Aujourd'hui comme hier, à l'entendre sans finesse, il n'y
a pas de primitifs français. C'est la raison qui fait que ces
primitifs n'ont pas suscité d'historien. Vasari, Van Mander,
n'ont point écrit des livres sur les peintres de miniature.
C'est tout ce que produisit la France du Moyen Age. L'hypo-
thèse d'un silence concerté des Français au sujet de leurs
origines, quand les autres nations faisaient valoir les leurs,
est contraire aux faits comme au bon sens. A notre pays
comme aux autres, l'historien ne devait venir qu'après les
peintres. Il n'y a pas manqué. Cet historien ne le cède à
ceux de Flandre et d'Italie
ni pour l'intelligence, ni pour
l'amour éclairé de son pays.
C'est Félibien, dont les En-
tretiens sur la Vie des plus
fameux Peintres, sont le fon-
dement vénérable des recher-
ches sur l'histoire de l'art
français.
Les commencements de
son livre plongent dans l'in-
certitude d'un passé relative-
ment récent, que le peu de
relief de notre école reculait
dans l'obscurité. En France
comme ailleurs les érudits
modernes vont perçant cette
obscurité. Mais il ne dépend
pas d'eux de donner l'illus-
tration à des faits que leur
portée moyenne et leur
éclat réduit avaient fait ou-
blier.
Les origines dont on vient
de lire l'histoire, intéressent
partout la philosophie de
l'art. Leur importance, à ne
considérer que le mérite des
œuvres, est inégale. J'ai mar-
qué ces degrés différents
d'importance. 11 est sûr que
le total le cède à ce qui sui-
vit, et qui doit constituer le
corps même d'une histoire
de la peinture française.
L. DIMIER.
— SUJET INCONNU
Nationale (Paris)
l «5 œlhs rtraain samu t km» ir iiWi.
£ fliMKr ta ttt. iJ=tttiiintiiiittic itinm.
. -.. ùiîmmnimitffWilniioiiilas .ipi
. t)PBt[(ana«i5.t(riniU(uiIqt|)u&titaitnir .ka
irilBtiitai i£»aMMt'SitfîfWj^>ij>É
ECOLE FRANÇAISE. — XV- SIÈCLE. — portraits db jean juvékal des uhsins, baron de traihel, di sa >euu« «t de ses o»it iHMSii»
(Mitsc-e du iMuvi-e)
TRIBUNE DES ARTS
UN TABLEAU DU LOUVRE
La famille de Jean Juvénal des Ursins
Depuis l'exposition des Primitifs français,
d'heureuse mémoire, on s'est beaucoup occupé
de notre admirable école du w" siècle, trop
négligée jusque-là. Le Louvre a vu, ces der-
nières années, s'augmenter cette série de
quelques pièces d'inégale valeur; des attribu-
tions nouvelles ont été faites à des maîtres
jusqu'alors peu connus ou méconnus. On a
tenté, ici même, de donner au grand Jehan
F"ouquct d'importants monuments de la pein-
ture de son siècle. Nous voulons à présent, non
pas proposer une nouvelle attribution, mais
simplement attirer l'attention sur un tableau,
très important à tous points de vue, qui ne
figurait pas aux Primitifs, mais qu'on cite
souvent, si on le décrit rarement; et qui,
récemment, a été heureusement changé de
place, bien éclairé, en face du fameux retable
du Parlement de Paris.
Nous voulons parler du tableau du Louvre
portant le numéro 999 : Portrait de Jean
Jiivenal ou Jitvenel des Ursins et de Sci famille.
C'est un panneau de grandes dimensions,
haut de i'"63, large de S^^So, provenant de
Notre-Dame de Paris, ayant été au Musée des
Petits-Augustinssousla première République
et depuis 1829 au Louvre. D'abord attribué à
l'un des Bellini, il est classé: École française
du xv« siècle. Le catalogue du Louvre (S""»
part., F. Villot, p. 418) transcrit scrupuleuse-
ment la description qu'en donne Montfaucon
dans les Monuments de la monarchie fran-
çaise, avec les inscriptions qui se trouvent
au-dessous de chacun des treize personnages
qui y sont représentés. Ces inscriptions ont
été lues incomplètement et inexactement, par
places, à cette époque (il est facile de s'en
assurer par une lecture un peu attentive) et
depuis reproduites de même, partout où il a
été fait mention de la peinture en question.
Ce tableau a été peint entre 1444 et 1449
(comme l'établit, entre autres, M. Péchenard,
en rapprochant l'inscription de Jean II et
celle de Jacques, qui ont occupé entre ces
deux dates simultanément, l'un le siège de
Laon, l'autre celui de Reims) pour Jean II
Juvénal des Ursins, après la mort de son père
Jean 1", qui y est représenté, à gauche, avec
sa femme, Michelle de Vitry, morte seule-
ment en 1456. Jean II est figuré ensuite
ainsi que ses dix frères et sœurs encore vivants
à celte époque.
Qui a vu ce tableau, et chacun le connaît,
admire sa composition, la richesse et la
sobriété tout à la fois de sa couleur, l'admi-
rable groupement des personnages, lesquels
se ressemblent il est vrai beaucoup, mais où,
cependant, on découvre une variété d'expres-
sion, dans la presque uniformitédesattitudes,
qui est l'œuvre d'un peintre encore naïf, mais
artiste sûr et grand artiste.
Quel est cet artiste ? Si la question n'est
pas près d'être résolue, elle vaut la peine
d'être posée. Qui, des peintres connus de cette
époque, peut avoir composé et peint un tel
chef-d'œuvre ? Il faut bien penser à Jehan
Fouquet; et si l'on peut faire des objections à
cette attribution, il y a quelques raisons non
pas de la proposer, mais tout au moins de la
mettre en avant.
Fouquet, né entre 1410 et 1415, avait de
35 à 40 ans au moment où il peignit le beau
portrait de Charles VII, qui est au Louvre :
c'est le plus ancien en date de ses tableaux
parvenus jusqu'à nous. On s'accorde habi-
tuellement pour J'admirer sans réserves;
cependant certains y trouvent une raideur que
n'auront plus ses oeuvres postérieures, tel
le portrait du chancelier Guillaume Juvénal,
représenté également, à un âge moins avancé,
dans le tableau dont nous nous occupons.
Les couleurs sont ici, comme dans le ponrait
du roi, plutôt celles du miniaturiste que
Fouquet était surtout encore. La facture et la
couleur, les ors des étoffes de notre tableau
ont une singulière parenté avec celle du cous-
sin sur lequel s'appuient les mains du roi. La
tenture d'or sur laquelle se détachent les
figures des treize personnages a quelque ana-
logie avec les fonds du portrait de Guillaume
Juvénal dans son âge mûr. L'harmonie dans
la composition, dans le groupement des per-
sonnages rappelle les miniatures de Chantilly.
Les lettres de l'inscription sont, à la vérité,
différentes de celles qu'on trouve dans le por-
trait du roi, les miniatures de Chantilly, et la
plupart des œuvres authentiques du maitre ;
mais comme nous avons affaire à une œuvre
antérieure à la plupart des autres, est-ce là
une objection suffisante pour écarter déhniii-
vement l'hypothèse que nous émettons ?
De plus, en 1443 ou 1444, Jehan Fouquet
alla à Rome, où il fut fêté et apprécié à sa
valeur, puisqu'il y Ht le portrait du pape
Eugène IV, portrait qui n'est pas parvenu
jusqu'à nous. Quelques années avant. Jean
Juvénal, chapelain de Charles VII, pour
32
TRIBUNE DES ARTS
LOUIS DE BOULOGNE. — danak.
(Musée du Louvre)
Dessin
lequel fut peint le tableau dont nous parlons,
avait fait partie d'une ambassade du roi de
France auprès du pape. Le peintre, revenant
célèbre de Rome en 1^44, a certainement
alors, sinon avant, connu Juvénal ;et pourquoi
l'ambassadeur, voulant élever à sa famille
un monument digne d'elle et de lui-même,
n'aurait-il pas chargé de ce soin un artiste
tel que Jehan Fouquet, peintre du pape et du
roi de France ?
JACQUES VAILLANT.
LA DANAE
De M. Hei)ri Roct)efort
Monsieur le Directeur,
Dans le numéro des Arts du mois de
juillet dernier (n» 43), M. Henri Rochefort
citait parmi les pièces les plus intéressantes
de sa collection, une Danaé, reproduite p. 16,
qu'il attribuait à Carie Vanloo. Il est probable
que cette attribution est inexacte. Le Musée
du Louvre possède, en effet, un dessin au
crayon noir rehaussé de blanc sur papier gris
bleuté, représentant exactement le môme
sujet. La reproduction que nous vous
envoyons, vous permettra de constater l'ana-
logie que présentent, dans leur ensemble, ces
deux compositions, et les quelques variantes
qui éloignent toute idée de copie. Le dessin
porte les initiales L. B., il est entré au Louvre
le 3 juillet 1846 dans une série de i63 dessins,
acquis de M. Defer, au prix de 400 francs,
portant les mêmes initiales de la même écri-
ture, et présentant les mêmes caractères
d'exécution; tous ces dessins sont bien du
même maître : Louis de Boulogne. Dans cette
série se trouvent de nombreuses études pour
des tableaux classés et catalogués de tout
temps à ce maître. L'étude des dessins permet
souvent des identifications aussi indiscutables
et la publication de l'inventaire illustré des
dessins français du Musée du Louvre facilitera
prochainement cette étude. Nous vous signale-
rons seulement aujourd'hui une très belle gri-
saille de Boucher, exécutée à l'huile sur toile,
et portée jusqu'à présent à l'actif de Deshayes,
son gendre. Nous vous en envoyons la repro-
duction : c'est la première pensée du tableau
de la collection La Caze : Vénus aux Forges
de Vitlcain (n» 46). Avec quelle prudence les
critiques ne doivent-ils pas donner leurs attri-
butions, puisque les plus réputés tombent
eux-mêmes parfois dans l'erreur!
Nous vous prions, Monsieur le Directeur,
de vouloir bien agréer l'expression de nos
sentiments très dévoués.
JEAN GUIFFREY.
PIERRE MARCEL.
Septembre ipo?.
GOUPIL & G'% Editeurs-Imprimeurs
MANZI, JOYANT & Ci% Éditeurs-Imprimeurs, Successeurs
24, BOULEVARD DES CAPUCINES, PARIS
En Souscription, pour paraître en décembre 1905
DIEGO
VELAZQUEZ
Cinquante Planches
D'APRÈS SES ŒUVRES LES PLUS CÉLÈBRES
Texte par PAUL LAFOND
Format 46 ;< -53. — Texte sur simili-japon. — Publication en cinq livraisons
Composées chacune de dix planches en typogravure Goupil, remontées sur passe-partout
TIRAGE A CINQ CENTS EXEMPLAIRES
numérotés à la presse de I ù 500
Prix de l'ouvrage renfermé dans un portefeuille 100 francs
Prix de l'ouvrage relié en un volume demi-amateur, dos et coins maroquin,
planches montées sur onglet 150 francs
Directeur : M. MANZI Imprimerie Hanzi, Joyant & C", Asniéreg. Le Ginul : G. BLONDIN.
LES ARTS
N"
47
PARIS — LONDRES — BERLIN — NEW-YORK
Novembre 1905
I-..A. COLT_,ECTIO:]Sr E. CI^OIN-IEï^
PANNEAT DÉCORATIF
Tapisserie de Beauvais ou de Bruxelles du commencement du xv.ii. siècle, d'après un canon de Bantsite Monnoyer
OAHMTURE DE CIIHMINLB
Aocicaac porcelaine de Saxe et bronzu ciselé et dore
La Collection E. Cronier
LA collection de M. Ernest Cronier a acquis une célébrité singulière dans le monde entier, mais elle avait déjà une
réputation à la fois brillante et mystérieuse dans le monde des amateurs d'art. Elle passait à la fois pour admirable
et très fermée. Maintenant que le grand jour d'une actualité tragique va l'ouvrir à tous les grands curieux de l'univers,
on verra, en effet, qu'elle justifiait son renom.
Mais ce n'est pas en raison de cet accessoire quoique si dramatique intérêt que nous voulons ici nous occuper
d'elle. Depuis longtemps, les Arts avaient préparé à leurs lecteurs ce régal rare de pénétrer dans une galerie que tant
de personnes puissantes et bien informées espéraient voir, et ce numéro, devançant la vente publique, n'a cependant
pas été déterminé par elle. Cela expliquera pourquoi l'illustration de la monographie que nous allons donner ici est si
complète et d'une telle perfection. La galerie de M. Cronier devait prendre place parmi les plus intéressantes que
nous avons la mission de décrire, et c'est aux seules destinées qu'il
faut attribuer la coïncidence de l'arrivée de son tour avec les événe-
ments récents et les enchères prochaines.
On disait fréquemment dans le monde de la curiosité : « M. Cronier
possède des Chardin et des Fragonard de premier ordre, mais il ne
les montre pas. » Je me souviens que lorsqu'il fut question d'organiser
une exposition de l'œuvre de Chardin, au profit d'une entreprise
philanthropique, dont le titre se retrouve moins aisément dans mon
esprit que la petite scène que je vais dire, le nom de M. Cronier fut
révélé à quelques personnes qui pourtant ignorent peu de chose en
matière de grandes collections. Une réunion avait lieu chez M. Henri
de Rothschild, qui, avec une belle libéralité, avait mis à la disposition
du comité l'ensemble unique qu'il possède de peintures de ce grand
et vénéré maitre. Quelqu'un dit : « Si nous avions aussi les Chardin
de M. Cronier ! »
L'on se regarda, les uns avec une expression d'ctonnement, les
autres avec un air de scepticisme. Aux premiers, celui qui avait pris la
parole dit qui était M. Cronier et quelles choses capitales il possédait.
Pour les seconds, il lui fut moins aisé de les faire changer d'expres-
sion. c( Certes, dit-il, il faudrait trouver une façon de s'y prendre et de
le prendre, car ce collectionneur est peu maniable. Il est également
capable de prêter ses trésors, — et de les refuser net. Mais en manœu-
vrant d'une façon que j'indiquerai, et en lui envoyant une députation
LB ooDTER CAMPÊTBK composée de Messieurs tel et tel, qui sait si nous ne réussirons pas? »
Groupe eo biscuit do Sèvres, pSto lendrc. Époque Louis XVl
(Collection E. Cronier)
COLLECTION E. CRONIER
M.-Q. DE LA TOUR. — portrait nr gravklr schmidt (pastel)
(Collection E. Cronier)
LES ARTS
L'affaire n'ayant pu avoir de suite à cause de quelques
difficultés matcricllcs qui entravèrent les projets d'exposi-
tion, l'on ne sut pas si l'espèce de crainte qu'inspirait le
collectionneur éiait justifiée. Mais à elle seule on peut dire
que cette crainte constituait comme une touche de sa phy-
sionomie.
Nous l'avions entrevu parfois, avec sa haute mine, son
allure d'officier supérieur en civil (impression belliqueuse
que ne diminuait pas une main mutilée qu'il ne dissimulait
point), son air correct, strict, un peu sarcastiquc. Nous le
vîmes une dernière fois dans des circonstances qui main-
tenant nous semblent émouvantes. C'était l'été, au moment
où la moitié de Paris était déjà en villégiature et où l'autre
J.-A. WATTEAU. — LE LORO.NEUH
(Collection E. Cronier)
moitié se préparait à partir. Par une soirée d'été délicieuse
— car on va chercher bien loin des repos qui ne valent pas
toujours ceux des étés de Paris, — nous avions dîné dans
le jardin d'un autre et des plus célèbres amateurs d'art.
M. Cronier vint après le diner pour une façon de p. p. c. Il
se montra d'un enjouement fort marqué (auquel nous qui
étions moins habitué à sa façon, trouvions une espèce
d'arrièregoût amer) et d'une parfaite liberté d'esprit. Or il
était alors en pleine crise et tout proche du dénouement...
L'on admira la grâce féerique des cygnes dans la nuit et les
merveilleux effets de la lumière électrique à travers les fron-
daisons. Puis, faisant un tour de musée, M. Cronier eut
quelques plaisanteries sur de chimériques échanges entre
sa grande gouache de Gainsbo-
rough , reproduite ici, et une
autre gouache du même maître;
et aussi entre une ou plusieurs
de ses tapisseries de Boucher et
d'autres non moins belles qui se
trouvaient en ce lieu.
On eût dit des souverains
s'amusant à échanger hypothé-
tiquement des provinces, mais
ayant la ferme intention de les
garder — et peut-être l'espoir
de les conquérir un jour, —
car la plaisanterie alla même
jusque-là.
Ces diverses indications de
caractère que je vous donne ici
ne sont pas pour l'oiseux plaisir
de faire en quelque sorte du
Saint-Simon d'Hotcl des Ventes,
mais pour que, comme cela est
nécessaire au point de vue artis-
tique et humain, la physionomie
de la collection et celle du col-
lectionneur se complètent et
s'expliquent l'une par l'autre.
Caractère net et tranchant,
M. Cronier aimait les œuvres
tranchées. Il lui fallait ces beaux
morceaux qui, à la première
rencontre, donnent au spectateur
le brusque « coup dans l'esto-
mac » qui est une sensation si
désirée. Ses deux figures de Char-
din et ses deux Fragonard, qui
sont, pour nous, les pièces capi-
tales de l'ensemble, étaient par
excellence des choses répondant
à cette définition. Il est permis
de supposer qu'il les aimait entre
toutes, puisqu'il les avait perpé-
tuellement sous les yeux dans
son cabinet de travail. On se
demande quel singulier regard il
dut adresser à ces œuvres d'art
qui tenaient une très grande
place dans sa vie intime et qui
faisaient un de ses plus grands
COLLECTION E: CRONIER
M.-Q. DE LA TOUR. — portrait du comte dk covkntky (pasiel)
(Collection E. Cronier)
LES ARTS
ARLKQUIX HT r.ni.OMRINB
Clienc'ls en br.inze ciselé et doré. — Époque Louis XV
(Collection E. Cronier/
orgueils, lorsqu'il entra dans
son hôtel pour la dernière
fois.
Il avait fort grande mine,
cet hôtel, parfaitement situé
sur la frontière du parc Mon-
ceau. Son vestibule et son
grand escalier central annon-
çaient par leur riche simplicité
des spectacles rares. Et le
cadre où se trouvaient les œu-
vres que nous allons voir dé-
filer sous nos yeux n'était pas
indigne d'elles; Les tapisse-
ries, notamment, étaient l'ob-
jet d'une excellente mise en
valeur et jouissaient d'une
abondante et'parfaite lumière.
Il est vraisemblable, mainte-
nant, que la célébrité qu'elles
ont acquise, s'ajouiant à leur
beauté, leur prépare des des-
VASK, OllOUPB, AGCBSSOIRBS EN ANCIRNNB POROBLAINBDE CniXB
Morilure cd bronze ciselé et doré, — Époque Louis XV
(Collection E. Cronitrl
tinces encore peu
communes.
Chose curieuse,
toute une partie
de la collection,
en fait de desti-
née, aurait pu en
avoir une fort
haute : les Rous-
seau, les Diaz,
les Dupré et
quelques-unes
des plus belles
oeuvres des maî-
tres de i83o,
avaient été of-
fertes au Louvre,
celles - ci , par
les quatre pein-
tures à la fois
insinuantes et
triomphales,
que sont les
Osselets et le
Volant , par
Chardin, et le
Billet doux et
la Liseuse, par
Fragonard. On
ne sait en vérité,
en cette occur-
rence, auquel
des deux maî-
tres donner la
et « l'affaire ne s'était pas
arrangée!... » Oui. en vérité,
M. Vince, le collectionneur
qui les avait rassemblées, ces
peintures, avait ambitionné de
les offrir à notre grand musée.
Mais l'accueil fut si peu em-
pressé, au gré de ce fervent
de Fontainebleau — cela se
passait jadis, et très jadis, —
qu'il laissa simplement toute
sa collection à son neveu...
M. Ernest Cronier.
On va maintenant passer
en revue les richesses qui
s'ajoutèrent à ce premier et
déjà enviable trésor.
Nous ne pouvons commen-
cer que par les œuvres de
l'école française et, parmi
FIl.V(jUN'AIil). — LK.M'A.NT BLoKii (miniature)
(Collection E, Cronier)
FRAGONARD. — portrait de fillette
(Collection E. Cronier}
COLIFCTION F. CRONIFR
FRAGONARD. — le billet doux
(Collection E. Cranter)
palme. Eh! oui, nous savons bien
que Chardin est peut-être un plus
grand homme, mais Fragonard est
un plus surprenant magicien. Nous
savons que l'un a la suprême vertu
d'une candeur merveilleusement
habile dont on ne retrouve l'équi-
valent en art ou en littérature que
chez La Fontaine ou chez Corot ;
mais l'autre, dans ses bons mo-
ments, sait pousser l'adresse Jus-
qu'au génie, et il a des heures où
sa verve devient une chose pro-
fonde, mystérieuse comme l'éclo-
sion d'une fleur paradoxale. Et
justement si Chardin, dans les deux
tableaux qui sont ici, se montre
égal à lui-même, ce qui n'est pas peu
dire, Fragonard se rencontre avec les
deux autres, dans un de ses instants de
verve fascinatrice, de floraison supé-
rieure.
Il est certain, de toute façon, que
ces deux Chardin « tiendraient »,
comme on dit, à côté des plus belles
choses des plus grandes époques. Y
aurait-il un charme de grâce dans
cette personne, jeune femme ou grande
fille, qui puérilement exécute avec la
balle et les osselets un coup difficile?
Même pas. Elle est même plutôt
franchement laide, d'une bonne et sympathique laideur. demeurera d'elles
AI.lix.oniR DR LA C.URRRE
Grand*; Ijoite en or ciselé. — Kpoqno Louis XV
(Collection E. Cronicr/
TABATIERE OVALE
Or émaîllc Ijtcu sur fond guilloclic. — Époque Louis XVI
(Collection E. Cronicr/
Mais c'est de la vie si vraie, si
intense, c'est de la matière de pein-
ture si rare et si robuste; c'est
d'un modelé si beau et si fort dans
son attentive bonhomie, que dire?
c'est d'une si souveraine honnêteté
d'art, que cela saisit, retient, en-
chante. Et c'est si raffiné dans sa
bonne force ingénue! Ces accords
de brun, de rouge et de bleu sou-
tiennent si bien la carnation, mar-
chent si parfaitement avec le rythme
des lignes que, s'il fallait chercher
des termes de comparaison, l'on
pourrait les emprunter aux plus
ailiers modèles. Le bleu du tablier
de cette joueuse d'osselets n'a peut-
être d'égal, en peinture, que le bleu
grandissime du tablier de la Verseuse
de lait, par Van der Mcer de Delft,
dans la collection Six.
Quant à cette fiUeite avec son nez
court, sa gentille tête française, voire
parisienne, sa coiffure soignée, poudrée
a la madame, son affairement à l'idée
de la partie de volant qui va s'engager,
c'est une chose de race tellement forte
que, tant qu'il y aura, supposons dans
des siècles encore, des fillettes humbles,
saines et instinctives dansles faubourgs
et les rues laborieuses de Paris, celle-ci
une des plus parfaites synthèses. Ah ! le
PETIT FAUTEUIL
Bois sculpte et doré. — Époque Louis XV à Louis XVI
(Collection E. Cronier)
PBTIT FAUTEUIL
Bois sculpté et doré. — Époque Louis XV à Louis .XVI
(Collection E. Cronicr)
COLLECTION E. CRONIER
J.-S. CHARDIN. — LK VOLANT
(Collection E. Cronier)
LES ARTS
10
brave homme que Chardin, et comme il aimait les êtres
simples et les bonnes petites âmes! Dirai-je le miracle
de cette couleur, de ce brun et de ce blanc crémeux et
argenté se détachant sur ce simple et si savant fond gris,
et le rendu de ce volant et de cette raquette qui sans
effort, semble-t-il, deviennent des objets si précieux?
Mais quoi, un simple montant de chaise sur lequel s'ap-
puie cette fille d'artisans prend l'importance et le prix
du bâton de commandement entre les mains d'un souve-
rain peint par Velazquez.
Que d'un coup de baguette du génie nous voici soudain
bien loin de la rue de Lisbonne, et du collectionneur, et des
}.-\.. WATTEATI. — LBS AMANTS ENDORMIS
(CoUection E. Cronier)
événements qui nous procurent ce spectacle! Avec Corot,,
nous étions à flot sur les larges ondes de la vie. Avec Frago-
nard, nous voici nous ébattant dans le délicieux irréel du
romanesque et de la fantaisie éperdue. Car on peut la dire
plus étrange encore que réelle, celle Liseuse, bien qu'elle soit
prise à la rencontre, par le peintre, et aussi « populaire » en
son genre que la Joueuse d'osselets, de Chardin. Seulement
la couleur ici, avec son furieux éclat, sa véhémente caresse,
atteint les frontières de la fantasmagorie pure. Ce corsage
d'un safrané aveuglant, ces notes lilas qui s'y opposent, cette
tranche rouge du livre, qui est comme un appel de trom-
pette dans une symphonie de Mozart, tout cela prouve que
l'esprit, l'esprit simplement,
peut créer en son genre du
grandiose. Même éblouissante
et dominatrice espièglerie avec
le Billet doux, tableau tout
ruisselant de vivants satins,
tout délicieusement irritant
d'atmosphère galante. Ah!
l'adorable extravagance de cou-
leur, que ce rideau jaune, cette
robe bleue, ce tabouret vert,
tout cela aboutissant à l'har-
monie la plus dorée, la plus
ambrée qui fut jamais. L'au-
torité du peintre, dans le chif-
fonnage des étoffes, dans le
vigoureux et raffiné contraste
des valeurs, dans le saisi d'un
mouvement léger, infiniment,
mouvement aussi vif que celui
d'un oiseau qui vient de se
poser, et qui va s'envoler de
nouveau , sont certainement
des sujets de stupéfaction. Et,
pour achever le régal, le peintre
capable d'un pareil tour de
force s'est montré en même
temps un conteur exquis, ma-
licieux, sympathique aux hu-
maines amours, de la lignée
d'un Restif de la Bretonne, un
auteur dramatique fraternel
avec Regnard et Marivaux.
Je ne pourrai commenter
plus longuement ces quatre
chefs-d'œuvre, car le numéro
entier y passerait sans peine;
du moins qu'il soit permis
d'ajouter à ces notes d'un spec-
tateur encore tout aveugle, les
essentielles indications de pro-
venance et de cachet. Les deux
Chardin ont été fréquemment
gravés, notamment les Osse-
lets, par Lépicic, en 1742; ils
sont tous deux signés, et le
Volant est date de ijSi. Quant
aux Fragonard, la Liseuse a
passé par les collections de
COLLECTION E. CRONIER
II
J.-S. CHARDIN. — LKS OSSELETS
(Collection E. Cronierj
12
LES ARTS
I. NATTIER. — PORTRAIT PRÉSUMÉ DE W»" TOCQLK
(Collection E. Cronier)
Cypierre et du comte de Kergorlay, et le Billet doux, qui
vient de l'ancienne collection Feuillet de Conches, fut mon-
tré en 1874, à la fameuse
exposition des Alsaciens-
Lorrains.
Peut-on nous supposer
refroidis, par de telles fortes
pages, envers les œuvres de
cet autre grand homme, grand
peintre autant que vrai pen-
seur, La Tour, qui se trouve
ici représenté par quatre mor-
ceaux des plus rares, dont
deux surtout sont du plus
vif intérêt et de la vie la plus
saisissante? Cènes, La Tour,
dans le Portrait du graveur
Sclimidt (provenant de la col-
lection Laperlier) ne s'est
jamais prouvé physionomiste
plus attrayant, et capable
d'allier la plus grande sub-
tilité d'expression avec la
plus grande franchise dans
l'acceptation du modèle.
Cette bonne tête souriante,
tête germanique avivée d'un
peu de malice scapinesque,
tête singulière où se mélan-
gent de l'ironie et de la
mélancolie, est réellement
J.-l). PElinONKEAU. —
(Collection
M -Q. DE LA TOUR. — portrait dk la comtesse de cov■B.^TBy (pasldj
(Collection E. Cronier/
observée par le peintre av
lernelle. C'est le camarade
PORTRAIT DE M. DUPliRIL
E. Cronier}
ec une espèce de sympathie fra-
qu'il a eu plaisir à portraiturer,
en causant, en échangeant
tour à tour de vives plaisan-
teries et des idées philoso-
phiques; l'artiste comme lui,
surpris, non arrangé, dans
le pittoresque et débraillé
accoutrement de l'atelier,
vieille robe de chambre à
ramages, et vieille toque de
velours fourrée, à la cares-
sante usure, aux tons riche-
ment fanés. Et le maître ne
s'est pas moins intéressé à la
grasse main habile, qui a des
mouvements et des replie-
ments délicats, qu'aux grands
yeux qui réfléchissent et qu'à
la bouche aux vigoureuses
sinuosités, révélant une fan-
taisie sensuelle. Vrai Dieu !
ce camarade était assez fait
pour s'entendre avec son sar-
castique, et osseux, et voltai-
rien, et philosophe depeinire.
Dans son Pi.rtrait par lui-
lucinedc cette collection Cro-
nier, La Tour s'est rarement
raconté avec plus de com-
plaisance. Souvent, dans un
M.-Q. DE LA TOUR. — portrait du maître par lui-même (pastel)
\CoUection E. Cronier)
H
LES ARTS
« masque » preste et limpide, il se saisit une expression
fugitive, une pense'e, une raillerie; parfois encore, en
certains portraits intimes plus détaillés, veste bleue, le
cou et la tête nus, il nous dit sa « rosserie » d'ouvrier
sûr de son fait, de faubourien qui aime à ne pas mâcher
Jes mots, sorte de Beaumarchais de la peinture, qui tout
en frayant avec les grands seigneurs ne se laisse point
éblouir par leur rang, de Picard enfin, fier de son talent et
de sa naissance humble. Mais ici, il nous a donné jusqu'aux
moindres détails de son anatomie physionomique. Il a
presque forcé sa gaieté dans ce magnifique pastel, où le
débraillé de la tenue forme un si piquant contraste avec le
poussé de l'exécution, et vraiment, tel est le degré de rensei-
gnement de ce document unique, que l'on entend l'accent
picard... Regardez bien le portrait, et vous l'entendrez.
Ce portrait est signé Delatoiir ijSu. Quant à celui du
Graveur Schmidt, il est piquant de rappeler qu'en 1S79, à la
vente Laperlier, il atteignit le prix de... 4i5o francs! Je
vous laisse le plaisir de jouer au petit jeu de pronostiquer de
combien, avec la juste fureur qui s'est emparée de nos col-
lectionneurs à l'égard du « xviii= », ce beau pastel, si
humain et si plaisant, dépassera ces enchères d'une époque
patriarcale.
Watteau aurait dû être, en toute autre occasion, ciié dès
l'abord; mais il convient d'avouer qu'il n'était représenté
chez M. Cronier que d'une façon restreinte. Le petit Lor-
gneitr surtout, essai d'un sujet fréquemment traité par
l'artiste, n'est point ma! avec sa dame en robe jaune, et
son beau musicien rose à crevés b'euâires. Le panneau
décoratif des Amants endormis, d'une verve légère, a le
dommage d'être tronqué; mais cela demeure encore un
enviable débris. Plusieurs dessins sont de bon aloi. C'est
tout ce qu'on peut dire ici du maître des maîtres.
Et il faut bien vite revenir aux grands portraitistes. A
La Tour, de qui nous n'aurions garde d'omettre le fier et
aristocratique Lord Coventrj-, en rouge dominant, et de
Ladf Coventry, en bleu majeur, deux morceaux qui nous
auraient retenu plus longuement
si nous n'avions pas été un peu
fasciné par les deux autres. A Per-
ronneau également, à qui l'on
donne une peinture, M. Duper il,
en habit d'un rouge fort attrayant,
. ettrois pastels, représentant Colette
de Viilcrs, puis un seigneur et une
dame inconnus. A Naitier, encore,
de qui une charmante figure de
femme, au coquet mouvement de
la main, à la ressemblance serrée
• d'un peu plus près que de coutumie,
sans perdre de la grâce coutumière,
est présumée Madame Tocqité. A
quelques maîtres de l'école anglaise
enfin... Mais ceux-ci valent un ou
deux alinéas à part.
Ce qui fait un peu de la séduc-
tion et de l'originalité de la partie
anglaise en la collection .Cronier,
c'est que l'amateur avait eu l'esprit
A. WATTEAU. — l'.TUDiî POUR LES pi.Aisins dkl'kh';
Dessin au crajon noir avec rehauts de blanc et de sanguine
(Collection E, Cronier)
de recueillir certaines fort petites esquisses de certains fort
grands portraits : ainsi, par Gainsborough, la Promenade
dans le Parc, autrement dit le portrait du squire Hallett et
de sa femme, deux jolis personnages d'un roman de Gold-
smith, de Sterne ou de Maci<enzie, parés, respectables et
charmants; — ou, par Reynolds, l'esquisse plus alticre de
Lady Stanhope, découpant sur un rideau rouge sa blanche
silhouette et sa ficre tête blonde, pensivement accoudée. Ce
sont choses séduisantes et pages lilliputiennes.
Mais Gainsborough attire surtout l'attention. Cette
grande gouache dont nous avons parlé est une œuvre
curieuse par le procédé peu fréquent chez cet artiste. Il
est certain que Gainsborough, avec des cheveux poudrés
sous un grand chapeau, un corps souple dans une robe de
soie paille, une fine gorge que voile un fichu de batiste,
une main délicate qui se laisse aller comme une Beur qui
dort, des yeux enfin, des yeux veloutés et songeurs, donne
une impression de grâce pudique et de sentimentalité vive
et c'est plaisir de voit palpiter et rêver ces gracieux êtres
dans un paysage rêvé et vrai en même temps. Gainsbo-
rough ne peut être défini que par le portrait d'un gentleman
en bel habit bleu verdâire et présumé sir Campbell.
Enfin, la collection anglaise se complète par le portrait
de Miss Day, par Lawrence, page d'une riche couleur,
d'un attrait de beauté juvénile et d'un fort romanesque
arrangement de paysage; — par diverses études de femmes
deRomney ou de son entourage, blanches, bleues et dorées
à souhait; — par un très noble portrait d'homme de
Reynolds.
Mais il est grand temps que nous disions sur quelles
belles choses de nos maîtres de i83o le Louvre fit naguère
la petite bouche et quels régals se préparent pour ces riches
et bons ouvriers de nature que la postérité a maintenant
classés d'une façon définitive entre leurs ancêtres les paysa-
gistes hollandais et leurs émules, en quelque sorte leurs
« moniteurs » , les paysagistes
anglais.
C'est à Corot que s'adresse tou-
jours le premier hommage, car
c'est lui toujours qui, le plus impé-
rieusement (et quelle bonne grâce
dans cet impérieux!), séduit et
caresse le regard et retient la
pensée. Le Pâtre est une fort
importante et fort pittoresque
peinture, toute pleine de cette
sorte de plantureuse rêverie, de ce
charme intense de nature à la fois
antique et romantique que le
maître avait à jamais rapportée
d'Italie. Ce berger, Auteur dans
la solitude de ronces et de rocs,
ces chèvres qui broutent autour de
lui et sans nul doute sont des audi-
trices qu'il aime et qui l'aiment,
cette belle scène qui n'aura jamais
de date , pas plus que n'en aura
ce fin ciel d'aurore, — c'est propre-
ment une page de Virgile.
COLLECTION E. CRONIER
i5
F
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^ JE
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•^^^T^to^
FRAGONARD. — la liseuse
(Collection E. Cronier)
%'«
L'HISTOIRE DE DON QUICHOTTE. — la duch
Tapisserie exécutée à la Manufacture des Gobelins d'après les cartons d
1
. — DON (QUICHOTTE. — bEl'AKT DK SANCHO POIU i. ILE DE BARATARIA
essier. — P'ond jaune simulant le lampas. — Tableaux et guirlandes coloriés au naturel
i. Cronicr)
i8
LES ARTS
Puis voici cette petite toile des Dunes d'Etaplcs qui
ravira ceux qui sont amoureux de lumière et sera chère au
cœur de ceux qui connaissent cette région si grandiose et si
simple, cette région à laquelle le nom de Cazin est indisso-
L\^COMliUHÎ ITALlti.VMi. — LV UISiiU'iB 1» B UuN.NB AVt.\rURF!
Tapisserie cxdculdo à la Manufacture des Gobclins d'après les carlocs de Berain, Gillol et WaUcau
i Collection E. Crouler f
lublement lié, et dont on est heureux de rencontrer Corot
epris en passant; car ce grand ciel, ces dunes pâles, ces
arbres qui luttent courageusement contre l'incessante brise,
cette âpre vie des pêcheurs, sont évoqués ici dans toute
COLLECTION E. CRONIER
«9
leur triste, douce et pâle beauté, et cette simple toile est un
résumé génial de tout un certain aspect des côtes françaises.
Après ce grand poète, voici trois très grands ouvriers,
Rousseau, Duprc et Diaz. De Rousseau, la Marc dans la
LA roMioii iTAiiiitni. — l> jaloux
Tapissorio cxi<ciil<<c h la Manurartiiro des Gobolios d'après les cartoDS de Barain, Gillol et Waltcan
iCiUeilion E. Cronier)
forci, page d'automne des plus somptueuses, vraie orfè-
vrerie de peinture avec de captivants effets de lumière. De
Dupré, encore deux « mares » ; l'une avec un ciel drama-
tique et des arbres qui s'apprêtent aux ingratitudes de la
LES ARTS
mauvaise saison, provient de la colleciion Mante ; l'autre,
blonde, chatoyante, séduit par les beaux ors du reflet que
font, dans l'eau remuée, les troupeaux qui se désaltèrent.
Diaz a été rarement mieux représenté que dans cette
L'msTOme de CSYCHK. — r.'ABANDON
Tapisserie exécutée à la Manutaclurc de Beauvais d'après les carloDS de François Boucher
(CoUectinn E. Crorner}
collection-ci : la Mare aux chênes, la Clairière dans la
forêt et VAiitomne au Bas-Brêau, sont trois objets d'art
d'une qualité exceptionnelle ; j'ajouterai qu'auprès de
ces peintures si bellement gravées, d'une matière si
COLLECTION E. CRONIER
31
L'HISTOIRE DE PSYCHÉ. — LE VANNIER
Tapisserie exécutée à la Manufacture de Beauvais d'après les cartons de François Boucher
(Collection E. Cronierj
24
LES ARTS
robuste et si diversifiée, les
'figures du même maître pâ-
lissent visiblement. Mais
c'est assez que l'on puisse
celte fois, en trois toiles seu-
ilement, se remettre à com-
prendre pourquoi Diaz eut
une réputation si haute.
I! nous faut encore signa-
ler, faute de place pour les
commenter, des œuvres du
même temps, ou s'y ratta-
chant,- comme les fort grasses
Vaches à la lisière d'un bois,
de Troyon ; les Amateurs de
•peinture, de Daumier, un
'clés tableaux les plus beaux
d'éclairage, un des plus
robustement sculptés que Je
connaisse du maître ;
'diverses aquarelles de
■ Decamps, d'Harpignies ; un
intéressant Pardon deRibot;
^- enfin le tableau si capti-
ivant, si im portant dans
l'œuvre dé Bonvin, VEscalier
du parloir, grave, digne et
charmant, récit de mœurs,
d'uii excellent sens religieux,
quelque chose comme une
scène de Port-Royal retracée par un vrai Hollandais, avec l'autre triomphal, la merveilleuse scène où trois personnages.
JIUMNEV. — LA JtUMi LAIIIEKU
(CoUeclion E, Cronier)
celte si touchante et si fine
aiicntion, pour préciser le
goût et l'esprit de cette pein-
ture, de placer dans cet esca-
lier une copie de « la Mère
Angélique Arnauld et Su-
zanne de Champaigne ». C'est
vraiment là, chez Bonvin, une
sorte de trait de génie.
Mais le génie I II flambe
de toutes parts dans l'admi-
rable petit tableau de Dela-
croix : Hercule dé livrant
Alceste, et je suis bien heu-
reux de finir la revue des
principales peintures par une
œuvre aussi intense, aussi
profondément émouvante.
Ah ! si tout à l'heure Corot
était un poète virgilien, voici
en Delacroix un ardent et
frémissant Eschyle ! Il est
inoubliable ce tableau. On
est hanté, ne l'eût-on vu
qu'une fois et dans un éclair,
par ces enfers encore furieux
et béants, et par ces sacrifices
de joie qui s'apprêtent, enca-
drant entre deux pôles, pour
ainsi dire, l'un; désespéré.
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TH. GAINSnOROUGH. — portrait pnÉsuMiî de sir john campbell
(Collection E. Cronier)
lîEYN'OLDS. — PORTRAIT DE LADY STANIIOPH (CSquïSSC)
(Collection E. Cronier)
TH. GAINSBOROUGH. — méditation (gouache)
(Collection E. Cronier)
EUGliSE DELACROIX.— iiEKcti.B etalcesie
it:nU:itinH E . Cranicrf
sans plus, disent ce drame magnifique de ]a mort vaincue,
de l'amour consolé et du courage triomphant. Mais quel
émoi les éircini encore ces trois personnages! Comme ils
reviennent de
loin ! L'un de
la douleur,
l'autre du pé-
ril,letroisicme
enfin des livi-
des régionsqui
d'ordinaire ne
lâchent point
leur proie!
Hercule n'est
vainque u r
qu'avec une
espèce d'hor-
reur; Admcie
n'est heureux
qu'avec une
sorte d'efl'roi.
Pour Aiceste,
dites si l'art a
jamais rien
produit de
plus pathé-
tique que cette
figure délicate, prostrée, encore détaillante, à peine encore
redevenue vivante. Il faudrait pour la dignement décrire,
Ja même plume que celle de Michelet commentant V An-
dromède de
Pu,t;Li!
Il en coûte
un peu de re-
descendre de
pareilles hau-
teurs dans le
simple do-
maine de la
curiosité. Mais
du moins le
retour est ren-
d u a 1 1 r a }■ a n t
par des tapis-
series telles
que celles de
VHistoire de
Psyché par ce
magique déco-
rateur, et cet
adorable met-
teur en scène
C. TROyON. — VACHES A LA LISIÈRE D'BN BOIS
(Collection E. Crouler)
28
LES ARTS
d'opéra, qu'est maître François Boucher. Il y en a vrai-
ment ici une série incomparable de ces voluptueuses et
ingénieuses visions d'un homme qui fut aussi à sa façon
un lyrique, un lyrique de la chair, et des bijoux, et des
paysages de théâtre, pour lui plus éloquents que les
paysages trop vrais (et pour nous, avounsle, non moins
susceptibles de suggestion). Psyché montrant ses joyaux
à ses sœurs est un rêve de richesse théâtrale tel que la
plus habile imagination n'en peut concevoir de plus capri-
cieux et de plus opulent ; la jalousie des sœurs est plus
observée qu'on ne pourrait s'y aiiendre; mais Boucher était
plus philosophe qu'on ne pense. Psyché abandonnée par
l'Amour exhale ses plaintes de la manière la plus touchante;
son adagio et ses roulades se développent à merveille dans
cette affreuse solitude, qu'à cause des nymphes nous con-
templons sans trop de déplaisir. Enfin la scène de Psyché
JULES DtJPHi;. — LE TROUPEAU AU BORD DE l'i
(CoUection E. Cronier)
secourue par le vannier nous ouvre sur la vie rustique
des horizons toujours inattendus. Ces tapisseries sont de la
plus grande beauté ; le temps donna à leurs tons les séduc-
tions les plus rares des roses fanées et des crémeuses blan-
cheurs. Heureux le milliardaire qui pourra relire entre ces
spectacles l'adorable roman de La Fontaine. Si cela l'ennuie
de lire, nous demandons à le pouvoir faire chez lui.
La Noble Pastorale et les Plaisirs champêtres ne le cèdent
point aux précédents en séduction de couleur et en agrément
de composition. Il semble maintenant que de telles pièces
soient aussi difficiles à conquérir que la légendaire toison
d'or. Les deux grands panneaux de la Comédie italienne
inspirés de Bérain, de Gillot et de 'Watteau (le catalogue dit :
ou ; ]C d\s : eti; les scènes de VHistoire de Don Quichotte
enfin, d'après Coypel, complètent un ensemble de Gobelins
et de Beauvais, comme on en vit peu fréquemment passer en
vente publique et comme on en
vit plus rarement encore réunis
chez un seul particulier. Et ce ne
sont pas les seules pièces pré-
cieuses de tapisserie que l'on
voyait chez M. Cronier. Il y
avait encore de rares meubles,
l'un avec une suite de batailles
et de bambochades par Casanova;
un autre de Huet et d'Oudry ;
d'autres encore dont Aubusson
pouvait s'enorgueillir...
Un des charmes les plus pi-
quants et les plus singuliers de
ces belles décorations tissées ré-
side dans le somptueux pâlisse-
ment que leur a donné leur grand
âge, pâlisscmcnt au milieu duquel
persistent des éclats de couleur
merveilleux et atténués, grand
âge qui conserve une exquise. fleur
de jeunesse.
Et nous songions, en subis-
sant la caresse de cette excep-
tionnelle harmonie, à la singu-
lière querellequi surgit, àl'époque
du lissage, dans le clan des tapis-
siers, entre les partisans du « co-
loris de peintre » et ceux du
« coloris de tapisserie, » entre les
adeptes de Boucher et les défen-
seurs d'Oudry. Est survenu un
troisième coloriste, le plus grand
et le plus inattendu de tous, qui
trancha la querelle et la fit ou-
blier : le Temps !...
Je renonce à entrer dans le
détail de ces tapisseries qui furent
princières, et qui vont sans doute
continuer à être « financières »,
car de notre temps qui, sauf un
grand financier, avec son argent
ou celui des autres, peut s'olfrir
un pareil décor ? Je renonce aussi
à cnumérer même les objets de
DIAZ. — LA HARB AUX CIlfi.NES
( f^oUcrlhn E. f'rniticrj
DIAZ. — LA CLAIRIKRB DANS LA F0R£T
(Colteflinn K. Cntaier)
LES ARTS
TH. ROUSSEAU. — LA .vARB dans la korkt
(Collection E. Croniei)
D I A Z . — L B I» Kjl N T H M 1* s
(Collection E. Cronier)
COLLECTION E. CRONIER
3i
J.-B. CARPEAUX. — KLORE (marbre)
(Collection E. Cronier)
33
curiosité, porcelaines, ortè-
vre ries, bronzes, pet i tes seul p
tures (et grandes, témoin la
radieuse et espiègle Flore de
Carpeaux) qui forment près
d'une centaine de numéros.
Ma grande raison, ce n'est
pas parce que je n'y aurais
pas beaucoup déplaisir, mais
c'est parce que je n'ai plus
de place. S'il m'en était resté
davantage Je serais revenu sur
telles pei ntures du X vu l'^siècle
absolument charmantes,
comme la Collationci le Con-
cert dans le Parc, dont la
composition tout au moins
aurait été approuvée par Fra-
gonard, de qui elle est visi-
blement inspirée. J'aurais
aimer parler de certains des-
sins fort précieux, tels que la
tétedejeune fille de Prud'hon,
l'aimable portrait de femme
par le baron Gérard, enfin
encore une fois je me serais
délecté en compagnie de Fra-
gonard, avec son Taureau
cchappé [échap\-^é ce me sem-
ble de la collection Con-
court, gravé par Jules, en
tout cas), une sépia pleine
de verve, de mouvement,
d'artifice exquisgràce auquel
ce taureau blanc est plus
blanc que le papier lui-même
sur lequel il apparaît si fou-
gueux.
Cènes, ce sont des spec-
tacles bien durs à quitter...
et celui qui les quitta en
sut sans doute quelque
chose. Égoïstes humains,
ne nous plaignons donc
pas d'avoir encore nos yeux
tt de voir défiler ces raretés
comme dans le tourbillon
diapré d'un rêve peu fré-
quent.
ARSÈNE ALEXANDRE.
H. DAI'MIER. — LES AWATBUBS
(Cnltection E. Cronier)
D^AZ.
— L AUTOMNI! DANS LA FOKHT
(Collection E. Cronier j
TRIBUNE DES ARTS
LA DANAE
(!)
Réponse de M. Henri Rochefort
I 3 octobre irjo5.
La similitude entre le dessin
du Louvre et la Danac repro-
duite dans le numéro des Arts
du mois de juillet, est indiscu-
table. Je n'avais laissé au bas
du tableau le nom de Carie
Vanloo que parce que la per-
sonne de qui je le tenais m'avait
affirmé en avoir vu ou même
possédé la gravure.
.le suis allé la demander à
M. Danlos, l'érudit marchand
d'estampes du quai Voltaire,
qui m'a déclare ne pas la con-
naître. Il se rappellera certaine-
ment ma visite, car nous avons
quelque temps parlé art en
compagnie de M. Le Bargy,
qui examinait des gravures.
Le Louis de Boulogne dont
parlent vos correspondants
m'est inconnu. .l'ai vu des
tableaux de Bon Boullogne ci
de sa descendance, mais l'or-
thographe est autre que celle
du nom de l'auteur du dessin
et les dates de leurs œuvres ne
coïncident pas avec la facture
de la Danac, qui rappelle la
seconde moitié du dix-huitième
siècle.
Si Messieurs .Ican Cîuitfrcy
et Pierre Marcel ont des ren-
seignements sur le Louis de
Boulogne en question, je serais
heureux de me les voir commu-
niquer pour m'en servir au
besoin.
Agréez, etc.
HENRI ROCHEFORT.
LES PRIMITIFS FBllIlÇfllS
et "V" eï"m.e j o
Saint Michel terrassant le Drago.i
Un l'ail très caractéristique
et qu'il importe de ne pas négli-
ger, vient de se produire dans
l'ordre de la critique. Il s'agit
d'une peinture gothique repré-
sentant saint Michel, signalée
en avril dernier par le distin-
(!) Voir tes Arts n" .\'}, p. iti cl n" \li. p. !>:».
gué M. Herbert Cook, comme
ouvrage de l'école française.
L'article de M. Herbert
Cook, paru dans la Gabelle des
Beaux- Arts, n'était en soi
indigne ni du renom, ni du
mérite d'un écrivain justement
estime de tout ce que l'Europe
compte d'historiens d'art. La
mise au jour seule du tableau,
avec la signature qu'il porte,
constituait un service dont la
critique n'a pu que se féliciter.
J'ajoute que si nous savons
maintenant que M. Herbert
Cook s'est trompé, c'est à lui
que nous en devons la première
nouvelle, annoncée sous sa
signature dans la Chronique
des Arts du 21 octobre. Il y
aurait donc plus que de la
mauvahe grâce à opposer son
opinion d'hier aux démonstra-
tions d'aujourd'hui. L'erreur
en ces matières est le péril com-
mun, que personne n'est assuré
de toujours éviter.
Je neveux remarquer qu'une
chose en général : c'est qu'un
tableau d'école réellement
inconnue, catalogué d'école
française sur des raisons pa-
reilles à celles que tous les
jours nous voyons servir en
pareil cas, est retiré à l'école
française par des arguments
positifs.
Ce tableau est signé ainsi :
Bartolomeus Rubeus. .M. Cook
proposait d'y reconnaître un
Barthélémy Roux, travaillant
en 1470. année marquée par le
costume. Or les recherches
pratiquées en Espagne par
M. Raymond Casellas prou-
vent que ce Rubeus est un
peintre espagnol, réellement
nommé Vermejo, et du reste
connu par d'autres documents.
Le point est acquis. M. Cook
lui-mcme l'avoue, présentant,
mme j'ai dit, lui-même cette
correction au public.
Cependant, voici sous quel
titre le tableau avait été pré-
senté en avril :
Us IKICCMEST d'art FRANÇAIS
PRIMITIF
L'article débutait ainsi: • Ce
qui est nécessaire dans les dis-
UN PHKTE.NDa PIUMITIF FUiNÇAlS
SAI.Nr .UICHICL TIKH.VSSANT LI ORAOOK
34
TRIBUNE DES ARTS
eussions d'art d'aujourd'hui, c'est le docu-
ment. Voici une page de la plus grande
importance pour tous ceux (et il y en a beau-
coup' qui s'occupent de l'histoire de l'art
français primitif. >> Venant à la description
"de la pièce, l'auteur poursuivait en ces
termes : « Le fond doré et la ressemblance
frappante avec le Saint Michel d'Avignon
indiquent une origine méridionale. ;Ici men-
tion de la signature.) Quel est ce maître in-
connu ? Peut-être un autre maîire Roux.
Quant à son époque, je penserais volontiers
à 1470 environ, date indiquée par la mode de
coiffure du donateur et de son vêtement. Celte
figure rappelle Fouqiœt, ainsi que le bouclier
avec son orbe de cristal... Ajoutons que les
reflets sur la cuirasse montrent des tours
gothiques telles qu'on en trouve au fond de
la Pieta de la collection de M. d'Albenas, à
Montpellier. »
Je ne fais point ici une satire, ce que j'écris
n'est point une invite à de nouvelles disputes
inutiles : c'est un avertissement formel à la
critique. La découverte du maître espagnol
parle toute seule. Elle dit : En avril, vous étiez
sûr que le tableau de Rubeus était français.
Vous l'annonciez comme tel. Un commentaire
suivait, dans lequel il ne s'agissait que de dé-
couvrir à quelle partie de la France revenait
ce tableau. Deux traits formels de ressem-
blance le rapprochaient des œuvres de Fou-
quet. Celle qu'en termes généraux vous recon-
naissiez avec le Saint Michel d'Avignon, était
mentionnée comme « frappante ». Or tout
ceci, qui vous semblait solide, n'empêche pas
l'origine du tableau d'être positivement con-
traire. Le maître n'est pas français. Tous ces
traits, grands ou petits, formels ou non, dont
vous faisiez état, sont sans effet et ne signi-
fiaient rien.
Chacun reconnaîtra dans le commentaire
cité, une variante de ceux que nous avons vus
mille fois présenter de pièces du même genre. A
toutes les pages du Catalogue de l'Exposition
des Primitifs français, dans vingt articles de
revue, on les trouve.
Ni la créance qui fait du triptyquede Mou-
lins un ouvrage français, ni celle qui recon-
naît pour tel le beau portrait de Charles-
Orland, ne reposent sur autre chose. Une
grande partie de la composition des salles
d'école française primitive, au Louvre, n'a
pas des garanties meilleures. On va bientôt
recevoir dans ce musée, avec quelque solen-
nité, la Défloration du Christ de Villeneuve-
lès-Avignon, dans les salles de l'école fran-
çaise. Cependant on n'a pas de raisons plus
solides à fournir de cette annexion. Ces in-
ductions n'ont eu de tort jusqu'ici que de
paraître faites à la légère. Les voici formelle-
ment démenties et reconnues nulles dans un
exemple. N'est-ce pas l'occasion de revenir
à des inductions plus prudentes, à de plus
sages expectatives, à une plus scientifique in-
différence?
Car, ou les rapprochements qu'on fait, en
soi légers et incapables de déterminer une
opinion, sont acceptés par complaisance dans
l'embarras d'en trouver de meilleurs, auquel
cas il convient de les abandonner; ou leur
importance est véritable, et voilà, dans le cas
qui nous occupe, un résultat tout différent
de celui qu'on envisageait. Si la ressemblance
d'une œuvre attestée de Vermejo avec le Saint
Michel d'Avignon est réellement frappante,
comment ne pas rendre à Vermejo ou à l'école
espagnole la paternité de ce Saint Michel,
exposé aux Primitifs français comme de
l'école ou suite de Nicolas Froment?
Insensiblement on a pris l'habitude, quand
il s'agit de prouver qu'un tableau est français,
d'apporter, en preuve, des ressemblances avec
d'autres dont l'origine française est en ques-
tion. Que le tableau nouveau venu retrouve
son état civil sur les registres de l'étranger,
ne va-t-il pas falloir, en bonne critique, que
les pièces dites françaises prises comme com-
paraison passent elles-mêmes aux écoles
étrangères?
Je laisse à tirer ces conséquences. Je ne
retiens que celle-ci. Ceux qui n'ont pu ad-
mettre qu'avec si peu de preuves on reconnût
partout des mains françaises, que de toutes
pièces on inventât des maiires dontdesombres
d'analogies servaient à recomposer l'œuvre, cl
dont le caprice tout seul fixait le lieu de nais-
sance, ont une première satisfaction. Il est
établi sur un point que ces prétendues vrai-
semblances trompaient ceux qui s'y sont laissé
prendre. Ce n'est qu'un fait encore, mais
plein de sens et qu'il est urgent de reicnic.
L. DIMIER.
LA SicNAICRE DU TABLEUU SAINT MICHEL ILHIlASSAnT IL UltAGON
U.\ PliÉTENDU PlilMITIF FISANÇAIS
Dircclour : M, MANZI.
Imprimorio Manzi, Jovani & C>', Paris.
La Gérant: G. BLONDIN.
LES ARTS
N° 48
PARIS — LONDRES — BERLIN — NEW-YORK
Décembre 1905
LE MUSEE DES ARTS DÉCORATIFS
COFFRE EN BOIS A FBRRURBS
France, xiii« siècle
(MUSÉE DES ARTS DÉCORATIFS)
TAPISSERIE. — SCÈNE DE ROMAN
France, xv« siècle
(Legi Peyrt)
LE MUSÉE DES ARTS DÉCORATIFS
EST un lieu commun de répeter que le
xix"^ siècle n'a point créé de style. Tandis
que des sculpteurs comme Carpcaux et
Barye, des peintres comme Delacroix,
Ingres et toute la pléiade des grands pay-
sagistes rivalisaient de génie avec leurs
devanciers, aucun de nos artisans n'était
capable d'imprimer à un meuble, à un vase,
à une pièce d'orfèvrerie ou de céramique une forme origi-
nale. Les plus habiles se bornaient à copier, les autres à
enlaidir les produits des âges précédents. L'académisme avait
sa part de responsabilité dans cette décadence. En séparant
le « grand art » de ce qu'il appelait dédaigneusement « les
arts mineurs », il avait détourné d" leur voie véritable une
foule de talents qui, mé-
diocres en sculpture ou
en peinture, se seraie